Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
CONTE DE NOËLLE

Elle lui place ses dix doigts comme des griffes tout en haut du front, à la lisière des cheveux. Elle passe et repasse ce peigne improvisé sur tout le cuir chevelu, à partir du front jusqu'à la nuque. Elle multiplie, amplifie, intensifie, les passages, afin d'activer toute la surface.
   Le crâne est très riche en terminaisons nerveuses, explique mademoiselle Noëlle à son nouveau client, Nicolas, assistant social de son état, et militant dans  l'âme.
   Nicolas milite en vrac : Contre la pollution sonore, en particulier celle des bavards égocentriques; contre l'agriculture industrielle; pour la sauvegarde de la pomme reinette de Grez-Doiceau; pour les bienfaits et la réhabilitation unilatérale du brocoli cru; plus globalement, contre l'argent qui ne fait que de l'argent; et surtout, pour la décroissance, à ne pas confondre avec la récession, source de barbarie.
   C'est la première fois que ce célibataire endurci met les pieds dans un SPA.
   Nicolas n'est pas ce genre d'endurci dont la dernière relation sérieuse date de quelques mois, mais plutôt un célibataire qui l'est depuis si longtemps qu'il a presque perdu de vue ce que c'était un couple. Solitaire, mais sociable, notre candidat à la relaxation a reçu un coffret-cadeau pour son anniversaire de la part de ses collègues de bureau.
   Mademoiselle Noëlle est la gérante de la salle de relaxation de l'hôtel : massages, pierres chaudes, huiles essentielles, jacuzzis, hammam, piscine intérieure et extérieure ; aux portes d'une forêt, le verre de champagne offert pour la bienvenue, et les vélos disponibles sans supplément.
   Nous sommes en décembre à l'approche des Fêtes. Les vélos sont rangés, les feuilles mortes ramassées à la pelle, pourrissent, en tas, derrière un muret à compost en forme de U.
   Le vaisseau gouverneur, poursuit-elle, est le méridien «central» Yang, il remonte dans le dos à partir de l'entrejambe, passe sur le haut du crâne pour finir à la bouche. Le méridien gouverneur agit notamment sur l'estomac, la dépression, la nervosité, l'insomnie.
   Disons que, pour Nicolas, tout ça semble providentiel. Tout. Le choix de l'hôtel, la forêt endormie, les senteurs, le méridien gouverneur. Et, cette façon si jolie que mademoiselle Noëlle a de remplir son tablier blanc, de faire bouger ce blanc, avec quelques gris ombragés, du Monet, une sorte d'impressionnisme d'échancrures et de plis. Et, la couleur, c'est avant tout de la lumière qui parle.
   Même si elle peut s'avérer légèrement désagréable au début,  explique-t-elle, la pression des ongles, sur un crâne même aussi sensible que le vôtre, doit être continue, de manière à rééquilibrer le méridien et à provoquer une chaleur sur le cuir chevelu.
   Nicolas a la boule à zéro.  Comme le méridien de Greenwich. L'expression cuir chevelu n'est, chez lui, qu'une longitude abstraite, mais disons qu'ils sont potentiellement proches, pas le moindre cheveu entre elle et lui. Ce n'est pas rien, ça.
   Progressivement, la sensation de griffure devient moins gênante et un apaisement gagne tout le corps. Enfin, presque.
   Cette  stimulation engendre la sécrétion de sérotonine, une hormone pleine d'humour qui incite à la bonne humeur.
   En matière de célibat, si Nicolas est un endurci, Noëlle est une intermittente.
   C'est fou, se dit-elle avec nostalgie, comme ce type me fait penser à mon ex.
   Une nostalgie aussi marquée pourrait signifier que quelque chose lui manque aujourd'hui, pensons-nous, assez logiquement, et pour cause, son ex, pour elle, c'est comme un gros doudou qu'elle emporte partout avec elle, qui lui rappelle qu'elle a vécu une histoire, et qu'à priori, rien ne lui empêchera d'en vivre une autre. Pourtant, c'est elle qui a quitté son homme. Elle attendait qu'il soit carré, stable, qu'il assure un cadre matériel sûr, lui apporte des roses toutes les semaines et qu'il soit capable de l'emmener à Florence au débotté. Il lui fallait à la fois un mec sérieux et plein de fantaisie. Du coup, Noëlle se faisait des films en imaginant un mieux ailleurs, un peu comme tout le monde, et sans aller jusqu'à revivre ce que nous avons vécu dans le ventre de notre mère, il nous reste quelque chose de l'enfant insatisfait que nous avons été.
   Bref, le souvenir de son mec la taraude encore. Nicolas, sans le savoir, la confronte de façon tout à fait inattendue, au réel.
   Certains masseurs sont comme ces amis capables de vous conseiller avec soin, mais incapables de diriger leurs propres vies. Ou encore comme ces philosophes moyennement aptes à appliquer leurs théories dans leurs propres existences.  L'essentiel, se disent-ils tous, c'est d'éviter l'embardée, de rester sur le chemin qui nous inspire et qui nous sauve.
   Même si, trop de rigidité, beaucoup trop de rigueur, ça n'est pas toujours bon pour le moral, Noëlle est une professionnelle. Elle ne fait pas de sortie de  route. Rien ne transpire, tout respire l'efficacité.
   Pourtant, il y a cet échange…
   Nicolas parle de lui, un peu. Noëlle se surprend à faire la même chose.
   Il évoque les raisons de son célibat, ne sachant pas trancher si c'est un choix, si c'est la faute à une histoire malheureuse qui l'a rendu méfiant ou si c'est par manque de temps à consacrer à une compagne. Elle revient sur les raisons qui font qu'elle reste fixée sur son ex.
   Pendant ce temps-là, le crâne de Nicolas commence à s'échauffer sérieusement.
   Ils se taisent, un ange trépasse.
   Et si, s'interroge-t-elle au passage, ce type à la peau aussi douce que la voix, lui changeait les idées beaucoup plus simplement qu'elle ne l'avait supposé jusqu'ici?
   Avec la hardiesse du vrai timide, Nicolas pose doucement la main sur la hanche de Noëlle.Pour un peu, il fredonnerait :
   Mais laisse mes mains sur tes hanches
   Ne fais pas ces yeux furibonds
   Oui, tu l'auras ta revanche :
   tu seras ma dernière chanson.

   Mademoiselle Noëlle n'est pas une fée sortie d'un conte. Son client n'est pas victime d'un sortilège. Elle retire lentement la main posée sur elle. Un repli assez prévisible, pensons-nous, même si  elle a eu ce sourire imprévisible, à peine lassé, tangible, encore tendre.
   Prétendre? se demande-t-il. Entendre? Attendre? Surprendre? Prendre?
   D'habitude, en pareille situation, Nicolas regarde ses pieds en s'excusant de s'excuser, mais là, il négocie avec lui-même.
   À force d'être un anxieux qui se comporte en révolté, Nicolas est devenu un révolté anxieux. On sait que, grandir c'est choisir, c'est aussi lâcher du lest. Et la différence entre le fantasmeur et le joueur, c'est que le premier tâtonne et se cantonne dans les méandres des envies insatisfaites, il adhère à ce qu'il croit percevoir; le second concrétise, il expérimente l'imaginaire, en toute lucidité, bref, il joue en toute conscience, et surtout il dédramatise!

Vu comme ça, un plantage n'a plus tant d'importance, pourrait s'encourager Nicolas qui, néanmoins, attend, on ne sait quel coup de pied au cul céleste, un signe, un déclic au dedans, quelque chose pour lâcher le frein. Un autre refrain d'Adamo. Et voilà qu'au dehors, tombe la neige.

Copyright © Alexandre Millon, 2010
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