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SUR LA NUIT (FRAGMENT)
PAR GRÉGOIRE POLET
La nuit est faite pour être portée à dos d'homme
René Char
Quand je regarde le cap qui tombe dans la mer,
Quand je regarde un champ clairsemé de rochers,
à l'herbe grise rasée par un vent sec
Je vois un visage,
c'est-à-dire une face,
comme celle d'un homme couché
le plus souvent pensif
sans âge
mort ou plutôt endormi comme un Lazare
le front rempli de pensées
dures comme des pierres,
des rêves vastes comme le ciel, et de sa couleur,
des espoirs lointains comme les horizons,
honnête
d'une rectitude impeccable,
endurant,
taciturne,
parfois inoubliable,
quand la pluie tombe sur lui,
imperturbable.
Pas du tout immortel,
encore moins immuable,
mais lent.
Le poète est couché
dans la terre
et dort,
les paysages sont des fragments de son visage.
Le poète dort dans la terre,
on se penche
pour l'écouter.
Tu dois aller vers lui vers la solitude.
La nuit est l'endroit le plus sûr.
Beaucoup de gens te mettent en danger dans la sûreté du jour.
Dans la nuit, enfonce-toi.
La nuit claire n'est pas sûre assez,
Va dans la nuit plus fermée, plus noire, plus vide elle est plus libre
Tu n'y sauras plus si tu es tout près du tronc de l'arbre
ou si tu en es loin
et plus rien ne pourra t'intimider.
Tu recevras d'en haut les dimensions
sans effort
et sans le sentir
des personnages nocturnes :
Orion, de mille années lumières,
Pégase, aux flancs creux d'un milliard de mondes
et tu seras devenu sans le savoir
le Chien, qu'un astronome regarde
et tu seras celui qui dort dans la Grande Ourse
et n'y seras pas seul
sans le savoir.
Description de la clairière où je me trouve
Elle n'est pas ronde,
elle n'a pas une forme simple;
Il y a quelques souches,
des arbrisseaux,
quelques très jeunes arbres gringalets, malmenés par les chevreuils
des épineux, pas de sentier, la roche qui affleure
et qui émerge en deux endroits,
faisant deux bosses d'un mètre de hauteur, pas plus,
à dix pas l'une de l'autre.
Elle est plutôt décevante de jour,
vraiment belle la nuit.
Dans sa plus grande longueur, on peut y faire à peu près cinquante pas.
Une fleur dans la nuit noire a des dimensions étonnantes,
sa tige atteint sept ou huit cent mètres (souple, subtilement courbe, et partant
sensiblement plus longue de l'imaginer tendue).
Elle serpente dans un absolu silence et sa fleur au haut de la tige
s'épanouit, vaste mais plus pâle
comme la place de l'Étoile.
On croit que c'est une fleur, et c'est un nuage.
Puis, à l'inverse, on croit que c'est un nuage,
et c'est la fleur, épanouie,
vaste et laiteuse sous l'absence de lune,
comme la place de l'Étoile.
Description de la poursuite que j'ai entendue :
C'est dans la nuit soudain
le bruit d'une poursuite
un bruit sourd de sabots frappant le sol, au galop,
pas très loin,
mais invisible
et effrayant
ce bruit, ce roulement, ce tagadap
ces sabots frappant le sol, puis s'arrêtant, puis aussitôt reprenant, repartant,
où vont-ils,
viennent-ils vers moi, m'ont-ils vu, font-il cela autour de moi, à cause de moi, ou bien est-ce moi qui les surprend?
Il y a le galop, sans doute pas un cheval, plutôt un cerf, ou un chevreuil, ou une biche, le galop est plus groupé, pas aussi lourd,
et il y a quelqu'un qui court, sur deux jambes, c'est évident, c'est un bruit de pas humains, de quelqu'un qui court.
On entend aussi le bruit des fourrés, traversés, des branches, des feuilles, des épines, des pommes de pin par terre,
et l'on ne sait pas qui poursuit qui
tous deux font encore une pause, puis les deux courses reprennent.
Le plus étrange étant d'entendre ces pas d'homme; le cervidé, ma foi, est chez lui.
J'ai hésité à appeler, demander qui va là, qui est là? Mais j'avais encore plus peur d'appeler que de ne pas appeler.
Au bout d'un certain temps dans la nuit noire où seules les étoiles ont scintillé je me suis habitué, recouché, un peu plus loin, la tête près d'une souche, pour ne pas être piétiné, peut-être, par le cerf, ou la biche ou le chevreuil, au cas où. Et j'entendais encore, par moments, cette poursuite improbable, qui finit par s'éloigner, par partir, par ne plus être audible.
Les nuits, dont l'épaisseur est variée,
pleines de nuances dans l'effroi,
ne connaissent pas de philosophes
Ni n'en ont
Jamais vu.
Une chose qu'on peut atteindre par diminution du mouvement
vaut mieux.
Un son qui existe parce qu'on a fait silence,
un son qui se trouve sauvé du silence dès lors qu'on s'est sauvé dans le silence,
vaut mieux.
Ce sont précisément les bruits de la nuit.
Les bruits de la nuit sont la première promesse tenue d'Eldorado.
La seule façon d'y aller,
d'y aller droit,
c'est d'aller droit dans le mur
Baudelaire a écrit que tout ce qui compte est là-bas
mais qu'on ne va jamais là-bas
et qu'il n'est pas possible d'aller là-bas
B a écrit que là-bas la Chine est à l'occident
Rimbaud a écrit que là-bas le bleu est vert
et qu'on peut y passer, mais pas longtemps
Mallarmé a écrit que là-bas les chaloupes sont dorées,
qu'il l'a bien vu,
qu'on ne peut pourtant pas y aller
parce que tout est derrière une vitre
à laquelle ou contre laquelle on se cogne comme un oiseau distrait
La seule façon d'aller vers toi,
c'est d'aller droit dans le mur.
Arvo Part a composé de la musique für Alina où deux notes se poursuivent,
deux notes noires qui se poursuivent, qui se cherchent, se veulent,
sautent l'une vers l'autre et ne se trouvent jamais et continuent de bondir
Jean de la Croix a composé un poème où deux amoureux se poursuivent dans la nuit et ne savent plus qui est qui, qui est soi et qui est l'autre
où l'un des deux est un chevreuil
qui bondit, peureux, léger,
ayant blessé le chasseur
Paul Celan a écrit qu'entre toi et moi se tient Rien
et toi tu es peut-être là-bas
dans une chaloupe d'or
dormant et languissant
sous un ciel vert une herbe bleue
Mais si je vais vers toi je vais
me cogner contre la vitre
qui se tient entre toi et moi, là-bas
Entre toi et moi se tient rien, a écrit C
et c'est pour Rien qu'on aime à fleurir
et c'est tout contre qu'on se tient
tout contre rien
plus près
de toi
impossible
Et quand on est allé droit dans le mur,
on rencontre qu'on est allé droit dans rien
Alors on reste au pied du mur
où il faut se tenir le plus droit possible
(devant, il n'y a rien
et derrière, malgré les apparences,
il n'y a même pas de peloton d'exécution)
Sois seul, extrêmement seul, sans quoi
c'est ton ami que tu abandonnes et laisses seul.
Copyright © Grégoire Polet, 2010
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