Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
TOAST À PROMÉTHÉE

Aujourd'hui on célèbre partout le savoir. Qui sait si, un jour, on ne créera pas des Universités pour rétablir l'ancienne ignorance?
– G. C. Lichtenberg (1742-1799)

Il y a, entre les livres et la vie — comme entre les êtres parfois — des coïncidences magiques. Certaines puissances invisibles guident vos pas, votre main, vers une source où dort la voix qui devait jaillir à cet instant. Votre présence au monde s'en illumine d'une explication soudaine, qui contredit l'acte d'accusation lancé contre vous par toutes les puissances visibles.
   Ainsi de mon errance nocturne dans la bibliothèque de l'Université libre de Bruxelles, voici juste quarante ans. Quoique n'appartenant guère à la confrérie, je m'étais permis de prendre à la lettre l'adjectif accolé au nom de cette institution. Les campus universitaires n'étaient-ils d'ailleurs pas, en ce temps-là, des havres d'accueil fort libéraux pour toute faune en rupture de ban? Combien de nuits passées dans les chambres de combien d'étudiantes inconnues…
   J'ignorais encore les implications futures de l'idéologie libertine et libertaire dont nous étions alors l'avant-garde inconsciente. Et qui d'autre que toi pouvait-il m'ouvrir les yeux, funambule immense bercé par les étoiles au mur de cette bibliothèque? Les milliers de volumes dont s'ornait ton gourbi recelaient, j'en étais sûr, des informations codées que je rêvais d'intercepter. Nous étions à la fin de l'été 1969. Les feux étaient éteints de cette vénérable bâtisse vide où les ombres se mouvaient autour de celle d'un vagabond solitaire, dans la glauque lumière d'aquarium délivrée par les vitres donnant sur l'avenue Franklin Roosevelt.
   Mais l'éclairage principal venait de toi. D'un bond surhumain, ta représentation murale cognait les astres d'où naissait une gerbe d'étincelles au milieu des ténèbres. C'est alors qu'a jailli la voix. «Tant qu'il y aura encore un mendiant, il y aura encore du mythe.» Cette phrase m'a sauté aux yeux, bondie à ton image du premier livre ouvert au hasard. À tes lueurs, j'ai déchiffré le nom de l'auteur : un certain Walter Benjamin. Que pouvait-il en être du «mythe», sinon la poussière du vieux crucifié ayant assuré la cohérence d'une civilisation dont nous rêvions d'être les fossoyeurs, poussière nimbant d'une pellicule sacrée chaque objet fétichisé par le nouveau marché? Au «mythe» comme tel — garant métaphysique du vieux monde — ne pouvait donc s'associer que la plus ferme des réprobations, sous l'angle révolutionnaire. Mais cet arrogant auteur, au nom même de Marx, n'avait-il pas l'audace de renverser nos perspectives en conférant à cette notion périmée quelque valeur de rédemption messianique?
   Toi, tu poursuivais au mur ta gigantesque danse convulsive. D'autres ouvrages étaient alignés sur les rayons, signés du même Walter Benjamin. Je les ai feuilletés fiévreusement, tant prenait de l'ampleur l'irritant mystère de ce clandestin sans identité, traqué par toutes les polices, dans l'obscurité d'une vie errante passée à identifier l'idée de mythe à celle de mendicité.
   La sourde séduction qui émanait de ces pages, comment me la serais-je avouée? C'était pourtant au temps lointain où l'on a encore assez de bonne foi pour s'adresser des reproches. Peut-être, après tout, y avait-il quelque chose à sauver dans la notion même de salut… Celle-ci semblait avoir guidé la vie, et l'après-vie, d'un homme ayant refusé jusqu'à ce que mort s'ensuive la solution de facilité salvatrice qu'eût représentée pour lui l'axe New York-Jérusalem.
   Saint Benjamin, dialecticien et martyr…
   «Dans une situation sans issue, je n'ai pas d'autre choix que d'en finir», écrivait-il à Theodor Adorno, dans sa dernière lettre datée du 26 septembre 1940 et postée à Port-Bou, ce village de la frontière espagnole où, quelques semaines plus tôt, muni des poèmes en prose de Baudelaire — et sans rien connaître ni de l'œuvre, ni du destin de Walter Benjamin — j'avais réalisé mon premier voyage en stop hors des frontières françaises, découvrant sur l'écran d'un café local ces deux événements majeurs de l'histoire contemporaine, l'un cycliste et l'autre cosmonautique, dont l'écran global d'aujourd'hui n'en finit pas de commémorer le quarantième anniversaire.

C'est une relation de silence qui prévaut entre nous depuis quarante ans. Sans doute n'ai-je pas, comme je le prétends en vertu du Mentir Vrai, bivouaqué dans la bibliothèque de l'Université libre de Bruxelles cette nuit de l'été 1969. Même si je persiste à croire que c'est l'esprit de Walter Benjamin, croisé peu auparavant sur le rivage de Port-Bou, qui me guiderait vers toi…
   Ne découvrirais-je pas que les poèmes en prose de Baudelaire avaient été l'axe de son errance prométhéenne? Mon exemplaire gondolé d'eau de mer, quelques semaines plus tard, orienterait un premier amour et me lancerait sur la voie des situationnistes, eux-mêmes ayant amplifié les théories de la dérive et du détournement forgées par Benjamin à partir des passages baudelairiens.
   Mais les principaux idéologues du mouvement qui, l'année précédente, avait ébranlé l'Université, répugnaient à fournir leurs sources. Ainsi leur convenait-il peu de signaler l'importance d'Aragon dans la transmission d'un tel héritage. Il fallait donc louvoyer entre deux tentations opposées — celle du situationnisme et celle du communisme — pour tenter de mener plus loin l'aventure expérimentale. C'est alors toi, voleur de feu puni par l'Olympe, qui me soufflerais le nom de ton frère Atlas, ainsi que l'idée d'une Sphère Convulsiviste. N'était-ce pas ton bon génie qui avait suggéré à André Breton que la beauté serait convulsive ou ne serait pas? Cette convulsivité bientôt, sur un autre site universitaire, me ferait apostropher Jacques Lacan devant un parterre acquis à la dictature du signifiant; la même convulsivité qui dirigerait un jour mes pas vers le domicile d'Aragon…
   (Sous peu, Richard Nixon abolirait les accords de Bretton-Woods qui, depuis 1944, arrimaient à la valeur de l'or celle du dollar. Une ère nouvelle s'ouvrirait au capitalisme, dont l'officieuse Kommandantur, présidée par Henry Kissinger, ordonnerait les coups d'État sanguinaires en Uruguay puis au Chili, les deux seuls pays d'Amérique latine qui n'étaient pas encore soumis à une dictature fasciste. La Sphère Convulsiviste est contemporaine de ce néocapitalisme dont déréglementation, privatisation et réduction des dépenses sociales seraient les mots d'ordre. S'affranchissant toujours plus de toute contrainte économique, politique et culturelle — non sans sacrifier le symbole émancipateur de Prométhée — le nouveau désordre mondial permettrait aux marchés financiers d'appliquer strictement le slogan soixante-huitard «Vivre sans temps morts, jouir sans entraves», ensemble de phénomènes constituant l'axe d'un cycle romanesque dont je serais le personnage convulsif.
   C'est donc sur ton conseil que, face à Lacan, j'entre en scène. Sur ton conseil que, dans la même période, je bouscule publiquement par la parole Sicco Mansholt ou Henri Simonet. J'appellerais ensuite convulsème toute unité de création convulsive ayant été expérimentée — consciemment ou non — dans une intention convulsiviste. C'est-à-dire avec la volonté de traverser le miroir. Il n'est pas indifférent que le convulsème posé face au théoricien du «stade du miroir» soit entré, grâce à toi, dans une dimension intemporelle, par la diffusion de ses images sur Internet.)

Face à l'ère des convulsions nouvelles dont il eût été fou de ne pas s'alarmer, c'est bien le moins — me suggérais-tu — que d'exiger un spasme supérieur de l'esprit, quand la transgression de tous les codes admis deviendrait l'une des conditions du capitalisme de la séduction. Sous ton regard, au cours de quatre décennies, serait écrite une partie des textes dont s'enorgueillirait toute bibliothèque future. Car il n'est pas un mot d'Atlas, dois-je le répéter, qui ne lui ait été dicté par son frère Prométhée. Toi le sacrilège porteur de lumière au cœur des ténèbres, héritier de l'archange rebelle ayant contesté la gloire de l'Éternel, ne deviendrais-tu pas la victime de sa moderne malédiction, dès lors que sans partage à nouveau s'exercerait sa domination? Sauf que l'Éternel, de nos jours, c'est le Capital. Et ce terrifiant constat nous vient encore de toi. Je crois n'avoir pas vécu un seul jour depuis notre rencontre hors de cette conscience, laquelle redoublait en l'éclairant l'expérience d'une enfance au Congo belge. Ton feu, qui avait creusé les entrailles de l'Afrique pour en extraire l'uranium nécessaire à la bombe atomique; ton feu de tous les dieux se trouverait éteint, mon pauvre vieux, dans le cerveau d'un monde ayant dû son élan à ce feu sacré!
   Les titans qui sauvent le monde peuvent-ils rester saufs? Rappelle-toi Pasolini, buté pour avoir prévu le burlesconisme actuel. Mais ne vivons-nous pas le suicide permanent de Walter Benjamin comme l'assassinat quotidien de Pier Paolo Pasolini? Quelques mois après notre rencontre exploserait la bombe de la Piazza Fontana à Milan. Qui d'autre que toi permettrait-il de révéler que ce massacre, attribué aux révolutionnaires, était une opération des services secrets italiens servant de prélude à la stratégie de la tension? «L'horreur économique» (expression de Rimbaud), n'ayant à sa tête besoin que de nains, devait terrasser les géants. Dans l'empire de la pensée, nous allions découvrir l'époque Minc. Vive la crise et tout le reste…
   (Mes côtes en sauraient quelque chose à la veille de la dernière élection présidentielle française, pour crime d'une question posée à Alain Minc dans l'auditoire Janson, l'occulte conseiller de Sarkozy étant alors toujours éminence grise d'un quotidien de référence feignant de mener campagne en faveur de Ségolène Royal : qui dira les dommages causés par cette escroquerie intellectuelle?)
   Il résulterait de ta condamnation — partout proclamée — ce totalitarisme soft où les diktats se déguisent en recommandations, qui n'ont même plus besoin d'être formulées, tant le personnel idéologique devance les ordres de ses maîtres; un totalitarisme où s'impose une littérature pasteurisée selon les recommandations de la Commission ad hoc; un totalitarisme où toute parole écrite ou orale se conforme aux normes de l'universel bavardage magazinesque. À plus-value matérielle forcenée correspondrait moins-value spirituelle, jusqu'à l'actuelle situation de coma.
   Ce serait donc toi le crucifié de la fin du millénaire, ô voleur de feu! Ce serait toi dont se détournerait tout le système de représentation d'une société qui s'était fondée sur l'idéal de tes lumières, dès lors que celles-ci se changeraient en menaces pour un Olympe impatient de creuser l'abîme entre élus et damnés — winners et losers — de son nouveau règne. Un règne au cours duquel ce qui existe n'existe plus que par la grâce des projecteurs qui le font exister; au cours duquel toute œuvre d'art a — pour employer les mots de Benjamin — perdu son aura sacrée, devenue chose massivement consommée dans sa fonction de marchandise. Quelle chape de béton les maîtres du monde ont-ils donc déversée pour que ta prophétie n'ait plus droit de cité dans les cerveaux en ruines!
   Excuse ma véhémence à te porter ce toast. Mais, dans l'achèvement d'une ère bourgeoise marquée par la clôture et l'aplatissement de l'espace mental aux dimensions de la Grande Surface, il n'est pas dit que tu aies dit ton dernier mot. Même si l'on a condamné la vieille bibliothèque où ta danse convulsive ne se poursuit qu'avec les ombres, il n'est pas mort, le vœu de Walter Benjamin selon lequel une image archaïque éclaire notre aujourd'hui, tandis que la plus immédiate actualité lance un faisceau lumineux vers nos lointaines origines.

 

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