Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LA DISPARITION DU LIVE

Au cours d'un voyage récent dans les Pays Baltes, alors que je déambulais dans les hangars à zeppelins de Riga, songeant à ces cétacés volants qui, un temps, avaient disputé aux aéroplanes l'hégémonie de l'air mais qui, gonflés d'hydrogène, risquaient de s'embraser en plein vol, projetant leurs passagers de luxe dans d'ultimes vol planés et éblouissant l'éther d'une lumière incandescente, je fis une rencontre qui allait bouleverser ma vie. Après la disparition des zeppelins, on transforma leurs hangars en marché couvert et c'est devant un étal de poissons, fumés pour la plupart, que j'aperçus un jeune homme interrogeant en letton le poissonnier, avec cet accent identifiable entre tous qui fait que les Français, où qu'ils soient dans le monde, en dépit de leurs efforts à se fondre dans la foule, ne passent jamais inaperçus. Heureux de retrouver un frère de langue après des semaines de mutisme forcé, je nouai la conversation, prétextant de ma curiosité à identifier des poissons étranges dont semblait regorger la mer Baltique. C'était un jeune chercheur français, diplômé de Normale Sup. qui séjournait à Riga pour une thèse de doctorat sur la langue live. Comme moi à cet instant, j'imagine, vous ignorez tout du live, jusqu'à son existence. Cette langue, qui n'a aucune tradition écrite, m'a-t-il expliqué, fait partie du groupe linguistique finno-baltique. Plus tard, dans son étroit bureau de l'université, il m'a montré sur la carte, hachuré par ses soins, un petit bout de côte lettonne, en Courlande, où elle était parlée. Aux douzième et treizième siècles, les Lives, peuple païen irréductible, s'étaient distingués par leur résistance farouche aux Croisés allemands et à leur entreprise d'évangélisation forcée, ainsi que le raconte Henri le Letton dans sa Chronique livonienne. Par d'autres couleurs, il avait identifié des poches où, à l'intérieur des terres, vivaient les Caréliens, les Vepses et les Votes qui parlaient autant de langues appartenant au même groupe linguistique. Il m'a fait voir à quoi ressemblait le live à partir d'une retranscription écrite d'un enregistrement. Une langue incompréhensible bien sûr où pas un mot n'est identifiable et où d'étranges accents se bousculent. Une langue dite agglutinante, comme celles du groupe finno-ougrien, où les articles, prépositions, genres inexistants, sont remplacés par des préfixes ou des suffixes dont chaque nom se gonfle. Il sortit de la bibliothèque le dernier ouvrage scientifique sur la question, la thèse de doctorat d'Edouard Vääri parue en 1975 : Les suffixes originels de dérivation en live. Y a-t-il aujourd'hui un peuple live? Bref combien de personnes parlent encore cette langue? lui ai-je demandé. En 1852, me répondit-il, l'Académicien Andreas Johann Sjögren, au terme d'une enquête minutieuse, estima le nombre total des Lives à 2324. En 1939, année du pacte germano-soviétique, ils étaient encore près de deux mille. En juin 1940, le pouvoir soviétique légalisé en Lettonie interdit les organisations à caractère national. L'association Live dut interrompre ses activités. La fermeture de la Maison du Peuple et de sa bibliothèque, la suppression de l'enseignement du live à l'école donnèrent le coup d'envoi d'une assimilation systématique des Lives. Aujourd'hui ils sont encore une douzaine tout au plus, auquel on peut ajouter une vingtaine de personnes ayant une connaissance passive de la langue. Hélas, ne vivant pas au même endroit, âgés et isolés, ils ne communiquent plus entre eux. On assistait donc impuissants à la disparition d'une langue dont ce jeune chercheur tentait de conserver la trace. Mais à l'inverse des zeppelins disparus dans le fracas des flammes et des cris, le live s'en allait sur la pointe des pieds, sans dire un mot. À peine un chuchotement.

Une langue, c'est une façon singulière de nommer les choses, d'agencer les mots entre eux. Si elle disparaît, elle précipite dans l'oubli un rapport au monde, une forme de liberté qui s'étaient forgés à travers elle. J'étais ému. Je m'interrogeai sur la cause de mon trouble. Etrange, en effet, de pleurer l'effacement d'une trace dont j'ignorais jusqu'à l'existence quelques instants auparavant alors que, chaque année, paraît-il, d'autres langues, confinées dans un isolement absolu, disparaissent. Ce jeune chercheur m'impressionnait par la gratuité de son geste qui semblait à contre-courant. Voilà quelqu'un qui consacrait les plus belles années de sa vie à étudier quelque chose qui ne sert à rien : une langue qui n'est plus parlée par personne et dont on n'entendra bientôt plus jamais parler. Ce qui m'intéresse, m'avait-il dit, ce n'est pas le live en tant que tel mais les conditions d'émergence de cette langue, les embranchements linguistiques, les chemins de traverse pris par ses locuteurs. Comment expliquer qu'une langue finno-ougrienne (non indo-européenne) soit parlée en pays letton et pas en Estonie ou en Finlande alors que l'estonien et le finnois, contrairement au letton, appartiennent au même groupe linguistique? Cette question qui touchait à celles de l'origine et du mouvement, était presque métaphysique. Au fond, pourquoi vous et moi parlons-nous français?

Ce chercheur avait l'âge de mon fils Martin. Il se fait que le jour de mon départ pour Riga, celui-ci m'avait accompagné à l'aéroport. Nous nous étions séparés émus après le passage de la douane pour nous diriger vers nos portes d'embarquement respectives. Lui s'envolait pour Locarno où il devait participer à un séminaire. Ce voyage coïncidait avec le commencement de son travail à l'université où il venait d'être engagé comme chercheur sur le développement durable, étrange concept dont il ne cernait pas encore les contours et qui s'apparentait à une sorte d'écologie de l'architecture. Voilà deux chercheurs du même âge, ai-je pensé, dont le premier s'attache à la disparition et le second à la durée. Et pourtant leur quête semble identique puisque, d'un côté, il s'agit de sauver les traces de ce qui va disparaître et, de l'autre, de bâtir «durablement» pour les générations à venir, de se prémunir contre l'érosion du temps.

J'ai aussi pensé à mon père, orateur redoutable qui domptait les foules, maniant la langue française comme une arme et qui avait fini par en perdre l'usage suite à un accident cérébral. L'aphasie l'avait contraint à battre en retraite et à trouver refuge dans la langue de l'origine, celle du silence et des gestes. Une langue où les mots n'ont plus cours, tel semblait être le destin du live après la disparition de son dernier locuteur.

Et puis je revis mon grand-père, instituteur à Barchon, dont le wallon de Liège était la langue maternelle. Je l'entendais parler wallon lorsqu'il avait quelque raison de se mettre en colère sur tel ou tel villageois ou plus généralement sur la bêtise du monde. «I ploût dès sots», s'emportait-il. Ou encore, les jours de fête, il s'asseyait sur le seuil de sa maison et devisait en wallon avec ses anciens élèves venus le saluer. Celle langue qui était pour moi celle de la fougue, du cœur, des émotions, mon père ne nous l'avait jamais apprise. Elle aussi tirait ses dernières salves par la bouche de mon grand-père, un feu d'artifice. Le jour de son enterrement, j'ai compris que, devenu muet pour toujours, il emportait avec lui le wallon dans sa tombe.

Et j'étais là désemparé entre mon fils, mon père et mon grand-père confrontés, chacun à leur manière, à la question vitale de la disparition. Quant à moi, il me resterait le live pour m'accrocher à la vie en sauvant ce qui pouvait l'être. Le seul moyen d'y parvenir était d'apprendre la langue. Je décidai de m'y consacrer chaque matin, m'égarant dans les combinaisons infinies des préfixes et suffixes, à partir de cassettes que m'expédiait mon ami chercheur du fin fond de Courlande, territoire que se partageaient jadis les Lives et les Coures. Je risquais ainsi de devenir moi-même le dernier rescapé du live, langue disparue des côtes qui l'avaient vu naître. Pour assurer sa survie, il me faudrait à nouveau faire des enfants et leur parler live, inventant par là même le concept de langue paternelle, celle qui se transmet en désespoir de cause c'est-à-dire lorsqu'il n'y a plus rien d'autre à faire. Je sus alors que telle serait ma vie désormais : apprendre, parler et transmettre une langue qui n'existe plus. Et peut-être se trouvera-t-il dans les siècles à venir un jeune chercheur interloqué qui hachurera de son crayon de couleur les points ténus d'une carte de Wallonie où, pour des raisons inconnues, on assista à un phénomène aussi précaire qu'incompréhensible : la renaissance éphémère d'une langue finno-ougrienne là où personne auparavant n'en avait décelé la moindre trace, à l'inverse du wallon, disparu lui aussi depuis longtemps, mais dont des bataillons de linguistes massés dans les universités, continuaient à répertorier les idiomes, la syntaxe et les usages.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.