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LES COULISSES D'UNE ÉLECTION

Résumer l'événement de l'entrée de la première femme-écrivain à l'Académie française en 1981 nécessite une remontée sérieuse dans le temps et dans l'existence de l'élue.
   
En effet, il faut se rappeler que la jeune Marguerite de Crayencour n'a jamais fréquenté l'école et a été éduquée grâce à quelques précepteurs et à son père, mais, surtout, par son goût exceptionnel de la lecture, au point qu'on peut dire qu'elle fut une autodidacte qui a bénéficié de quelques professeurs.

Rappelons également que lorsqu'elle présente la première partie du bacchalauréat, à 16 ans, en 1919, à l'Université d'Aix, elle ne remporte que la mention «passable» due, sans doute, au caractère peu «officiel» de sa formation. Cette mention ne l'encouragea guère à poursuivre, de sorte que jeune adulte et écrivain déjà remarquée, Marguerite Yourcernar est boudée par les milieux académiques européens.
   Même si, durant la seconde guerre, aux États-Unis, elle se voit confier des postes de professeur dans des institutions pré-universitaires ou universitaires, il n'en est rien en Europe, et surtout en France où les titres font loi.

La première reconnaissance académique de Marguerite Yourcenar n'a lieu qu'en 1956, alors qu'elle a 53 ans, grâce à l'écrivain Alexis Curvers qui réussit à la faire inviter pour une conférence à l'Université de Liège, au Sart Tilman. La conférence portait sur les sources iconographiques de Mémoires d'Hadrien et, plus particulièrement, d'Antinoüs. De l'aveu d'Alexis Curvers, elle en avait été très fière et avait considéré cela comme une espèce de consécration académique. Cette visite à Liège, au printemps 1956, eut deux autres conséquences : tout d'abord elle fut l'occasion de la publication d'un premier volume de poésies, Les Charités d'Alcippe, tiré sur presse artisanale, dans un format de luxe, par les éditons La Flûte enchantée, à la suggestion d'Alexis Curvers lui-même. Ensuite, et surtout, toujours grâce à Curvers, Marguerite Yourcenar rencontra, lors d'une soirée privée chez Renée Brock, la plupart des Académiciens belges comme Marcel Thiry, Robert Vivier ou Fernand Desonay… Ce fut là, sans doute, que l'idée de l'élire à l'Académie royale de Belgique commença à germer[1].

L'ACADÉMIE ROYALE : SŒUR MAIS PAS JUMELLE

L'Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique trouve sa source dans une société littéraire créée en 1769 qui, trois ans plus tard, porte le nom d'Académie impériale et royale qui devient, en 1816, l'Académie royale des Sciences et Belles-Lettres. Celle-ci, connut plusieurs extensions : Beaux-Arts, Sciences morales et politiques…
   C'est à l'instigation de Jules Destrée, ministre des Sciences et des Arts du premier gouvernement d'union nationale d'après la guerre 14-18, qu'est créée, avec l'approbation du roi, l'Académie de Langue et de Littérature françaises. Le ministre fait rappport au roi en 1919 et les principes qu'il y défend sont particulièrement novateurs : il préconise l'élection de membres étrangers de tous les pays où le français est parlé, constituant ainsi, avant la lettre, la notion de francophonie. Il recommande également l'élection de membres féminins en argant que : «dans ces dernières années, les femmes de lettres ont donné trop d'incontestables preuves de talent pour que l'on songe à les écarter d'une Compagnie littéraire». Enfn, il conseille de recourir à l'éléction par cooptation, ce qui exclut les candidatures. Il n'est queston ni de costume ni d'attributs symboliques…
   Cette Académie se composera de 30 membres belges dont 20 littéraires et 10 philologues et 10 étrangers dont 6 littéraires et 4 philologues. Cette composition dénonce le but poursuivi par l'Académie belge : l'étude, la pratique et la promotion de la langue et de la littérature françaises. L'Académie royale ne rédige pas de dictionnaire.
   La première femme de lettres élue est Anna de Noailles qui y entre dès 1921, cumulant le statut de femme et d'étrangère. La même année sont élus Gabrielle d'Annunzio, Benjamin Vallotton (un romancier suisse) et Ferdinand Brunot (le grammairien français). À ce jour, l'Académie royale de Langue compte 124 membres belges dont 11 femmes et 49 étrangers dont 8 femmes.

Quand Marguerite Yourcenar y est élue, elle occupe le fauteuil de Benjamin M. Woodbridge, américain élu en 1946 pour ses travaux sur les écrivains belges pour lesquels il avait créé à Reed College (Portland, Oregon) la Bibliotheca Belgica. Elle avoue ne pas le connaître et effectue des recherches approfondies aux États-Unis aux fins de prononcer son discours d'hommage. Yourcenar est alors une femme de lettres réputée et le Palais des Académies étant en travaux, la réception a lieu au Théâtre National, le 27 mars 1971, devant une salle comble et en présence de la reine Fabiola. Personne ne s'attendait à un véritable discours présentant l'œuvre et l'homme Woodbridge, les discours de réception étant, généralement, des hommages polis et brefs faits à celui ou celle qui ont précédé. C'eût été demander à la récipiendaire de se renier que de bâcler son discours. Il fut un véritable éloge et une profonde réflexion qui permit à tous de connaître le mystérieux homme qui n'était, en vingt-trois ans, jamais venu siéger à l'Académie royale. Marguerite Yourcenar était, elle-même, reçue par Carlo Bronne qui donna également de l'ampleur à son discours d'accueil. La séance fut rehaussée par la présence de Maurice Genevoix, secrétaire perpétuel de l'Académie française, venu rendre le prix Habif, Grand prix de littérature française hors de France, à la canadienne Anne Hebert.

Marguerite Yourcenar fut-elle heureuse de cette élection? Tout porte à la croire et notamment la lettre qu'elle adresse à Marcel Thiry, Secrétaire perpétuel, en réponse à l'annonce de son élection : «Je viens de recevoir votre lettre du 20 avril m'annonçant mon élection à l'Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, et me sens, comme vous le pensez bien, très honorée et très heureuse de cette décision qui me fait place parmi vous. Ma gratitude croît encore quand je pense à quelques uns des beaux et parfois chers noms de la littérature française que votre Compagnie a précédemment accueillis. (Je me souviens de m'être rendue à Bruxelles, il y a des années, pour applaudir à la réception de Ventura Garcia Caldron, ou encore de la joie que fit à ses amis l'élection de Cocteau, peu chargé à l'époque d'honneurs officiels.) Reçue comme eux, «à tire étranger», j'ai de plus, comme vous voulez bien me le rappeler, le privilège d'être un peu «de chez vous», et de goûter ainsi, plus intimement si je puis dire, l'honneur qui m'est fait. Veuillez, je vous prie, trouver ici l'expression de mes remerciements aux membres de l'Académie qui m'ont élue, et croire pour vous-même à mes biens sympathiques souvenirs. Je me rappelle moi aussi de notre rencontre durant mon court séjour à Liège, et me réjouis que la réception officielle dont vous me parlez m'offre dans un avenir pas trop lointain l'occasion de vous revoir ainsi que les quelques amis que j'ai en Belgique.» Une importante correspondance va suivre concernant la date de la réception et, ensuite, les corrections à apporter aux deux discours en vue de leur publication. Apparemment, et malgré un désir qui semble sincèrement exprimé, Marguerite Yourcenar n'a jamais assisté aux séances de l'Académie royale. Il faut à la vérité de dire qu'elle a été, jusqu'en 1979, retenue à Mont Désert par la maladie de sa compagne Grace Frick et que, dès après ce deuil, se remettant à voyager, elle apprit son élection à l'Académie française, élection qui consistait en un événement bien plus important et médiatique que celle qui avait eu lieu dix ans plus tôt à Bruxelles.

L'ACADÉMIE FRANÇAISE : UN COSTUME ET UNE ÉPÉE

L'Académie française date également du dix-septième siècle : le Cardinal Richelieu la crée en 1635. Dès le départ, elle se distingue de sa future sœur belge : y sont admis, non seulement les hommes de lettres, mais aussi des hommes d'état, des ecclésiastiques, des philosophes, des juristes, des savants, des médecins, des historiens…, ce qui équivaudrait à l'ensemble des Académies belges.
   D'autre part, l'élection s'y fait à partir de candidatures : tout le monde peut se porter candidat par simple lettre adressée au Secrétaire perpétuel ou via un membre de l'Académie. Il est d'usage que le candidat offre de rendre visite à chacun des académiciens qui ont liberté de décliner l'offre. Enfin, le candidat doit être élu à la majorité absolue des suffrages exprimés et le Président de la République doit approuver l'élection. Il donne, après acceptation, audience au nouvel élu.
   Le costume de l'académicien est une autre originalité de l'Académie française. L'épée qui y est attachée est, en réalité, une survivance de l'appartenance à la Maison du Roi. Durant la Convention, les académies de la royauté ont été abolies et remplacées par un Institut national et, à l'époque, une canne ornée d'une Minerve remplace à bon escient l'épée, signe militaire. Sous l'Empire et la Restauration, l'épée devient un symbole de la noblesse et au dix-neuvième siècle elle acquiert la signification d'emblème des corps officiels de l'Etat. Bref, si l'épée a souvent changé de sens et de forme, jusqu'à adopter des formes symboliques très personnelles, elle a traversé les siècles et reste de mise aujourd'hui. Le costume «vert», serait, lui, une manière de se distinguer. En tout cas, ces deux éléments ne vont guère aider à ouvrir l'Académie à d'éventuelles candidates.
   Enfin, dans sa mission de protection de la langue française, l'Académie de Paris se réserve l'autorité de décider de la langue par l'élaboration du dictionnaire-étalon du français, admettant ou rejetant des évolutions liguistiques, décidant des néologismes acceptables, régnant en maître sur l'orthographe admise.

UNE DÉCISION QUI MIT TROIS SIÈCLES À S'IMPOSER

La résistance de l'Académie française à l'élection d'une femme s'explique d'autant moins que les autres académies avaient déjà intégré des femmes en leur sein : Suzanne Bastid (1971, Académie des sciences morales et politiques), Romilly (1975, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), Yvonne Choquet (1980, Académie des sciences) et que la reine Elisabeth de Belgique avait été élue comme associée étrangère à l'Académie des Beaux-Arts.
   Rien, dans les statuts de l'Académie française, ne s'oppose à l'élection d'une femme. Rien non plus ne l'encourage! C'est par pure tradition que les académiciens en firent un club d'hommes. Pourtant, les tentatives d'ouvrir ses portes à des femmes ne manquèrent pas au cours de son histoire. Le premier à proposer la candidature d'une femme est La Bruyère qui, en 1693, propose d'élire l'helléniste Mme Dacier. Au dix-huitième siècle, d'Alembert propose de réserver quatre fauteuils sur les quarante à des femmes. En 1863, la question est relancée par Jules Sandeau qui, dans «Les femmes à l'Académie», rédige le discours de «Madame» suivi de la réponse de «Monsieur». Deux ans plus tard, Louis Lacour lui fait écho dans «La question des femmes à l'Académie» et argumente en disant que la femme apporte de la douceur, de la modération et, surtout, qu'elle banit de toute conversation la politique, cet «éléphant dans la porcelaine». George Sand, pour qui Mérimé vota en 1892, lui répond dans «Pourquoi les fées à l'Académie?». Mais ce remue-ménage n'atteint pas les académiciens qui refusent d'enregistrer la candidateure de Simone Savari au fauteuil de Renan en 1893.
   La question est à nouveau soulevée en 1911 dans un débat public, mais Levasseur, Immortel, écarte la proposition : «Messieurs, restons sur nos fondements!». C'est François Mauriac qui relance la question un demi-siècle plus tard en préconisant l'entrée de femmes de lettres à l'Académie française. Aussitôt, des couturiers proposent des costumes féminins, mais le Secrétaire, D. Oster, s'empresse de préciser que «l' éventuelle élection de femmes de lettres à l'Académie française est un problème qui est loin d'avoir été posé d'une manière officielle».
   Il faudra attendre près de dix ans encore pour que les femmes de lettres prennent les choses en mains et tentent de forcer les portes du quai Conti. En 1970, Françoise Parturier tente, avec fracas, une entrée en force qui se solde par un retentitssant échec : elle n'obtient qu'une seule voix! Cinq ans plus tard, deux femmes, la danseuse Jeanine Charrat et Louise Weiss se disputent le siège de Marcel Pagnol. Elles n'obtiendront, respectivement, que six et quatre voix. L'historienne Marie-Madeleine Martin tente également sa chance en 1979… sans plus de succès.

UN COMPLOT INTERNE

Quelques jeunes académiciens, favorables à l'entrée des femmes à l'Académie, s'entendent sur une candidate qui pourrait changer les mentalités par son talent indiscutable, obligeant ainsi les traditionnalistes à reconnaître et surmonter leur misogynie. Une femme qui ne serait pas assimilée à une furie féministe, comme ce fut le cas de Parturier, et qui aurait déjà accumulé assez de prix pour rendre son talent incontestable et incontesté. Le seul obstacle serait donc son sexe! Et le débat se résumerait à accepter ou refuser une femme à l'Académie. Leur choix se porta sur Marguerite Yourcenar qui venait, en 1976, d'obtenir le grand prix de littérature de l'Académie pour l'ensemble de son œuvre. C'était judicieux, s'agissant d'une femme écrivain qui faisait dire à Hadrien que le talent est au-delà du sexe et peut-être même au-delà de l'humain. La refuser consisterait à faire injure à son sexe, non à son talent. Il semble même que Yourcenar avait la faveur du président de la République, Giscard d'Estaing, intéressé par une telle élection sous son septenat…
   Jean d'Ormesson se fait l'apôtre de la nouvelle cause et introduit la chèvre dans le poulallier. Une véritalbe campagne est lancée : le 6 novembre 1977, Maurice Shumann, partisan de Yourcenar, lors de l'inauguration d'un foyer rural à Saint-Jans-Cappel s'écrire qu'il voterait deux fois pour Marguerite Yourcenar : comme admirateur de son œuvre et comme élu du Nord. Le même mois, Jean Chalon adresse dans Le Figaro, une lettre ouverte au Secrétaire perpétuel : Marguerite Yourcenar est «une gloire et la lumière de nos lettres», elle écrit des chefs-d'œuvres et mène «une vie exemplaire entièrement vouée aux arts, à l'érudition, aux patiences de l'écriture». Elle est entrée à l'Académie royale de Belgique («Ah, cette Académie royale belge a de quoi nous faire rêver, nous Français, puisqu'elle sut élire une Anna de Noailles, une Colette, une Yourcenar»). Il saute par-dessus les malheureuses tentatives des femmes qui ont récemment tenté leur entrée sous la Coupole, pour renouer avec les grandes femmes de lettres dot la Compagnie n'a pas voulu : «L'Académie française, s'exclame-t-il, a refusé Noailles et Colette : un troisième refus serait beaucoup, ce serait trop!» Énumérant les problèmes liés à cette élection, il les réfute un à un : elle n'habite pas Paris, la belle affaire! L'Académie n'est pas parisienne mais française! Elle n'a plus la nationalité française, qu'on la lui redonne comme on accorda la double nationalité à Julien Green. Elle ne veut pas faire candidature, et bien, si elle ne demande rien, c'est à vous, répond Chalon, qu'échoit l'honneur de demander à l'auteur de bien vouloir accepter d'appartenir à votre compagnie! Elle refuse les visites, mais il en fut ainsi de Montherlant qui fut dispensé de cet usage! Bref, conclut le critique, le «pur joyau que sera le discours de réception de Marguerite Yourcenar» consituera un enrichissement des lettres françaises!
   Cet article avait aussi été motivé par certaines réactions hostiles du public à l'entrée de Yourcenar à l'Académie et adressées au Secrétaire perpétuel : nomminatives ou anonymes, elles mettaient en cause cette campagne publicitaire, d'aucuns évoquaient «cette inconnue mal savonnée en française récente», le déshonneur du dernier corps de prestige, la vitalité et l'efficacité douteuses d'une vieille femme pour les travaux de l'Académie… «Tout ce qu'elle raconte est sale et la bonne femme est elle-même douteuse», s'exclame l'un. «Ce bas bleu n'a même pas été capable de porter un petit enfant entre ses bras», argumente un autre. «C'est une demi-étrangère de 80 ans», surenchérit un quidam; elle n'est pas de celles qui se sont battues sur le sol de la France pour la promotion de la femme, ajoute un autre… Et, enfin, l'injure : «déjà avec ce pédé de d'Ormesson, une demi-femme est déjà parmi vous»! Sans oublier ceux qui se demandent ce que font quelques autres «un peu juifs» à l'Académie… Et le clou est un quatrain courageusement anonyme : À l'Académie où c'quon baragouine / On sera bientôt dans un lupanar / Sous cette Coupole il manque une gouine / On l'aura demain avec Yourcenar!

Jean d'Ormesson finit par s'adresser officiellement à Margueirte Yourcenar qui lui répond, le 22 octobre 1979 : «du moment que je ne suis pas obligée de faire acte de candidature, ce à quoi je répugne instinctivement, et d'autant plus que ma qualité de femme rend en quelque sorte cette démarche plus voyante encore, et du moment que je ne suis pas non plus obligée à une résidence fixe à Paris même pour une partie de l'année, rien, certes ne me ferait refuser l'honneur que vous souhaitez si généreusement pour moi. Le faire me paraîtrait insulter à plus de trois siècles d'histoire littéraire française.» Et elle ajoute : «S'il faut jamais que je succède à quelqu'un, je serai honorée que ce soit à Roger Caillois.» La petite phrase : «Je ne ferai pas à la France l'impolitesse de refuser cet honneur» fait la une de tous les journaux.
   Elle ne précise pas alors qu'elle refuse également les visites liées à la candidature. Ces visites, exercice périlleux, si elles sont traditionnelles, sont pourtant exclues par les statuts de l'Académie : «Les prétendants aux places vacantes seront invités à se dispenser de faire aucune visite aux académiciens pour solliciter leurs suffrages». Il fallait même jurer que l'on n'en avait pas faite. On ne peut être plus clair! D'autres, avant Yourcenar, avaient esquivé cette tradition : Montherlant et, notamment, le père Carré qui y voyait une interdiction de son habit.

UN AJOURNEMENT POUR CALMER LA TEMPÊTE

L'élection était prévue à la séance du 6 décembre 1979, mais le ras de marée soulevée par la question de l'élection d'une femme et les problèmes liés à la candidature de Yourcenar ont poussé les académiciens à reporter l'élection au 6 mars 1980. La séance du 6 mars doit aussi élire le remplaçant de Joseph Kessel. Entre temps trois candidats au fauteuil de Roger Caillois se sont désistés : Mallet, Roger Ikor et Jean Dorst.

À l'intérieur de l'Académie, d'où, pour la première fois émane la proposition d'élire une femme, les avis sont partagés : c'est un peu la querelle des anciens et des modernes. Sont farouchement opposés à la proposition : Pierre Gaxotte (84 ans), André Chamson (79 ans), Jean Guitton, Claude Lévi-Strauss, Mistler, Maurice Druon, Jean Dutour, Georges Dumézil, Lévis Mirepoix, Maurice Genevoix… On en dénombre dix-huit à refuser l'entrée de Yourcenar à l'Académie. Les sympathisants déclarés sont peu nombreux : Jean d'Ormesson, Maurice Shumann, Maurice Rheims, Jean Guéhenno (qui avait avancé le nom de Yourcenar dès 1974 en arguant : «Mais, messieurs, c'est une femme mâle!»), Jacques Gautier… on en compte six à huit! Et puis, il y a les indécis : Ionesco, Félicien Marceau, Etienne Wolff, Alain Peyrefitte, Michel Deon… C'est, finalement sur eux que reposera l'élection.
   Les arguments pour et contre s'avèrent des plus fallacieux : les contre : «restons entre nous!», «le plus grand honneur que l'on puisse faire à une femme est de l'admirer sans l'élire»; les pour : «Puisqu'on hésite à prendre une femme, prenons-en une qui ne serait pas là tout le temps!» L'enjeu est de taille, pour d'Ormesson, si on rate cette élection, il n'en sera plus question pendant quinze ou vingt ans! Est-ce un hasard si c'est ce moment que choisit Bernard Pivot pour présenter son Apostrophe consacrée à Yourcenar, si Jacques Chancel court à Petite Plaisance enregistrer une nouvelle série de Radioscopies et si Matthieu Galley annonce la sortie de ses fameux entretiens avec l'auteur de Mémoires d'Hadrien, «Les Yeux ouverts?» Sans doute pas.

UN VOTE MIRACULEUX ET POURTANT PRÉVISIBLE

Le candidat doit être élu à la majorité absolue des présents. Le vote à lieu à huis-clos et les bulletns sont déposés dans une urne. Si le vote n'est pas décisif au premier tour, il se poursuit jusqu'au troisième tour, ensuite le vote se fait à main levée pour voir si un quatrième tour est envisagé ou si on reporte l'élection.
   Le 6 mars 1980, il y a deux candidats au siège de Roger Caillois : Marguerite Yourcenar et Jean Dorst, directeur du Musée d'histoire naturelle. Il y a trente-six académiciens présents et la majorité absolue est de dix-neuf voix.
   Au premier tour, Marguerite Yourcenar remporte vingt suffrages contre douze à Jean Dorst, trois bulletins exhibent une croix contestataire et un bulletin est nul. Yourcenar, contre toute attente, est donc élue au premier tour! Même d'Ormesson n'en revient pas! La presse dénonce une élection-chantage : on a élu Yourcenar pour s'assurer l'élection de Michel Droit au fauteuil de Kessel : un homme d'extrême droite, sans talent et sans imagination!
   Toutefois, les opposants à son élection n'en s'en tinrent pas là : il envisagèrent de modifier les statuts de la société afin de pouvoir exclure les Immortels pour absentéisme… Mais cette tentative resta à l'état de projet!
   Quant à l'heureuse élue, elle se trouvait à bord du Mermoz, en partance pour les Caraïbes et apprit la nouvelle à bord sans plus d'émotion qu'il ne convient.

LES PRÉPARATIFS D'UNE RÉCEPTION

Marguerite Yourcenar est soumise à deux obligations avant d'intégrer l'illustre assemblée : une visite au présient de la République et une lecture préliminaire de son discours devant les académiciens. La première ne dut pas lui déplaire : femme du monde, élevée dans l'ancienne aristocratie du Nord de la France, Yourcenar ne devait ni être impressionnée, ni redouter une telle rencontre.
   Quant à la seconde, elle s'en acquitta en demandant à un académicien de lire son discours à sa place, souffrant d'une laryngite. Il lui en coûta quelques coupures dans le texte original pour ne pas dépasser le temps imparti au discours des récipiendaires.
   Elle assista également à la séance du dictionnaire du 15 janvier où le mot étudié était «follement» (la rumeur veut que c'était «follette» qu'on écarta par respect pour sa présence). Ce sera la seule fois que Marguerite Yourcenar assistera à une séance de l'Académie.

UNE RÉCEPTION QUI FIT ÉVÉNEMENT

Bien que tardivement fixée (le règlement prévoit la réception six mois après l'élection), la réception de la première femme à l'Académie française eut les faveurs de la presse, des médias, et du public : on a dépassé les 450 personnes traditionnellement admises à l'honneur des séances académiques. Des gens sont debout dans les escaliers, assis sur les entablements. Valéry Giscard d'Estaing et sa femme sont présents, des ambassadeurs et des ministres occupent les premiers rangs. La présence du président de la République oblige à disposer une tribune pour le discours traditionnel, au lieu que le candidat s'adresse à l'assemblée de son fauteuil.
   Tous attendaient de voir comment allait se présenter la première femme élue qui avait annoncé qu'elle refusait et le costume traditionnel et l'épée! En fait d'épée, elle avait déclaré n'en accepter qu'une : la phurba, épée thibétaine qui sert à tuer le moi! Au final, les amis censés lui offrir l'épée se rabattirent sur un aureus en or frappé à l'effigie d'Hadrien dont Maurice Rheims eut l'heur de préciser qu'en Gaule cette pièce permettait d'acheter un couple de bœufs, en Judée deux esclaves nubis et à Rome les faveurs d'une dame ou d'un joli garçon… Quant au costume, elle dénigra toutes les propositions d'adaptation du costume masculin pour choisir une tenue sobre créée pour l'occasion par Yves Saint-Laurent : robe longue de velours noir avec broderies discrètes, blouse de crèpe blanc, ample cape en drap noir et foulard en mousseline blanche damassée de satin. Cette sobriété et cette simplicité de la tenue contrastait avec les costumes traditionnels des académiciens casqués de plumes.
   Yourcenar ne manqua pas de commencer son discours par le remerciement traditionnel où elle rappelle, avec délectation, qu'elle n'a pas fait candidature et où elle évoque les femmes qui auraient dû ou pu avoir l'honneur d'un fauteuil avant elle :
   «Messieurs,
   Comme il convient, je commence par vous remercier de m'avoir, honneur sans précédent, accueillie parmi vous. Je n'insiste pas — ils savent déjà tout cela — sur la gratitude que je dois aux amis qui, dans votre Compagnie, ont tenu à m'élire, sans que j'en eusse fait, comme l'usage m'y eût obligée, la demande, mais en me contentant de dire que je ne découragerais pas leur effort. Ils savent à quel point je suis sensible aux admirables dons de l'amitié, et plus sensible peut-être à cette occasion que jamais, puisque ces amis, pour la plupart, sont ceux de mes livres, et ne m'avaient jamais, ou que très brièvement, rencontrée dans la vie.
   D'autre part, j'ai trop le respect de la tradition, là où elle est encore vivante, puissante, et, si j'ose dire, susceptible, pour ne pas comprendre ceux qui résistent aux innovations vers lesquelles les pousse ce qu'on appelle l'esprit du temps, qui n'est souvent, je le leur concède, que la mode du temps. Sint ut sunt : Qu'ils demeurent tels qu'ils sont, est une formule qui se justifie par l'inquiétude qu'on ressent toujours en ne changeant qu'une seule pierre à un bel édifice debout depuis quelques siècles.
   Vous m'avez accueillie, disais-je. Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j'ai contesté moi-même l'existence, et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu'il m'est arrivé d'écrire, le voici, tel qu'il est, entouré, accompagné d'une troupe invisible de femmes qui auraient dû, peut-être, recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m'effacer pour laisser passer leurs ombres.
   Toutefois, n'oublions pas que c'est seulement il y a un peu plus ou un peu moins d'un siècle que la question de la présence de femmes dans cette assemblée a pu se poser. En d'autres termes c'est vers le milieu du dix-neuvième siècle que la littérature est devenue en France pour quelques femmes tout ensemble une vocation et une profession, et cet état de choses était encore trop nouveau peut-être pour attirer l'attention d'une Compagnie comme la vôtre. Mme de Staël eût été sans doute inéligible de par son ascendance suisse et son mariage suédois : elle se contentait d'être un des meilleurs esprits du siècle. George Sand eût fait scandale par la turbulence de sa vie, par la générosité même de ses émotions qui font d'elle une femme si admirablement femme; la personne encore plus que l'écrivain devançait son temps. Colette elle-même pensait qu'une femme ne rend pas visite à des hommes pour solliciter leurs voix, et je ne puis qu'être de son avis, ne l'ayant pas fait moi-même. Mais remontons plus haut : les femmes de l'Ancien Régime, reines des salons et, plus tôt, des ruelles, n'avaient pas songé à franchir votre seuil, et peut-être eussent-elles cru déchoir, en le faisant, de leur souveraineté féminine Elles inspiraient les écrivains, les régentaient parfois et, fréquemment, ont réussi à faire entrer l'un de leurs protégés dans votre Compagnie, coutume qui, m'assure-t-on, a duré jusqu'à nos jours; elles se souciaient fort peu d'être elles-mêmes candidates. On ne peut donc prétendre que dans cette société française si imprégnée d'influences féminines, l'Académie ait été particulièrement misogyne; elle s'est simplement conformée aux usages qui volontiers plaçaient la femme sur un piédestal, mais ne permettaient pas encore de lui avancer officiellement un fauteuil. Je n'ai donc pas lieu de m'enorgueillir de l'honneur si grand certes, mais quasi fortuit et de ma part quasi involontaire qui m'est fait; je n'en ai d'ailleurs que plus de raisons de remercier ceux qui m'ont tendu la main pour franchir un seuil.»

Jean d'Ormesson, dans sa réponse, s'amusera également à faire sonner ce mot incongru dans la Société : Madame. «Ce sont, j'imagine, des réflexions de cet ordre qui vous ont incités, Messieurs, à me permettre de prononcer devant vous – sans que le ciel me tombe sur la tête, sans que s'écroule cette Coupole, sans que viennent m'arracher de mon fauteuil les ombres indignées de ceux qui nous ont précédés dans cette lignée conservatrice d'un patrimoine culturel où, fidèles à l'étymologie, nos pères semblent s'être livrés depuis toujours et tout seuls à une espèce d'équivalent masculin et paradoxal de la parthnogénèse – un mot inouï et prodigieusement singulier : Madame.»

ATTITUDE DE LA NOUVELLE ÉLUE

Un certain dédain semble qualifier l'attitude de Marguerite Yourcenar à l'égard des ses Immortels confrères. Un toupet aussi qui la caractérisait s'agissant des réceptions officielles et publiques qu'elle avait en horreur. Le jour même de sa réception, la vedette s'éclipsa, les discours à peine terminés pour rejoindre son ami Maurice Dumay avec son nouveau et jeune compagnon, Jerry Wilson. Elle y fêta sa récente gloire en présence de quelques amis et traducteurs de ses livres et omit même d'y convier Jean d'Ormesson… Elle avait déjà agi de la sorte à Liège, faussant compagnie aux académiciens qu'on avait réunit autour d'elle, au moment d'entamer le buffet, en prétextant la nécessité de se recueillir avant sa première conférence à l'Université. Scandalisé, Alexis Curvers, venu la chercher pour la conduire au lieu de la conférence, l'avait trouvée terminant de dîner avec Grace Frick à son hôtel.
   Pas plus qu'à l'Académie belge, elle ne mit les pieds à la française qui la gratifiait d'un «jeton de présence» mensuel. S'il est vrai que les toilettes portaient, sur l'une, «hommes» et sur l'autre «Yourcenar», l'une d'elles n'a pas dû servir!
   Bref, ces deux élections ne l'ont guère encouragée à changer de mode de vie et si elle se fit des amitiés parmi les académiciens belges, rien n'indique qu'il en fut de même à l'égard de leurs confrères français. On savait qu'elle serait peu présente, on n'imaginait sans doute pas qu'elle ne le serait jamais durant les six années qu'il lui restait à vivre.

Ce n'était guère fait pour encourager les Immortels à s'empresser de réélire une femme en leur sein : ce sera Jean-Denis Bredin, avocat, qui reprendra le fauteuil cédé si difficilement à Yourcenar et la seconde femme devra attendre encore sept ans avant de rehausser d'un visage féminin la docte compagnie.

L'AVEU POSTHUME

On pourrait croire que cette attitude et tous les obstacles dressés par Marguerite Yourcenar à l'acceptation de l'honneur qui lui avait été fait (pas de candidature, pas de visites, pas de sauvegarde de sa nationalité française, pas de costume, pas d'épée, pas de résidence en France…) – et qui faillirent bien lui coûter un échec – montrent, en définitive, que non seulement elle n'avait pas «la fièvre verte», mais que cette élection ne représentait pas pour elle un événement important.
   On ne peut que conjecturer sur les raisons de tant de réticences, mais, la connaissant pour avoir étudié longuement sa biographie, ces obstacles apparaissent plutôt comme des garde-fou contre l'éventuelle déception d'un refus qui aurait été attribué à tant d'obstacles plutôt qu'à une mise en cause de sa valeur d'écrivain. Elles sont aussi le signe d'une fierté inouïe qui a l'air de dire : si vous m'élisez malgré tout cela, c'est que je le mérite vraiment! C'était aussi, et sincèrement, des prises de position tout à fait réfléchies qui remettaient en cause des traditions éculées et quelque peu ridicules ou critiquables qu'elle ne désirait pas endosser. N'oublions pas que Marguerite Yourcenar voyait partout «le bris des routines», la remise en cause des certitudes. Le rejet de la mode et des modes y était aussi pour quelque chose.
   D'autre part, Marguerite Yourcenar n'était pas dupe de l'enjeu de cette élection dont elle n'était, finalement, que l'otage consentant : personne, en dehors de «la vieille dame», comme on qualifiait l'Académie, n'avait à y perdre. Jean d'Ormesson y gagna une publicité exceptionnelle et, en cas de refus, en dénoncerait la misogynie persistante de sa Compagnie, Giscard d'Estaing, en faisant savoir qu'il était favorable à cette élection, la cautionnait et en rehausserait son septennat; en cas de refus, il laisserait la compagnie face à une tradition désuète et inexplicable. Yourcenar s'en sortait gagnante à tous les coups : élue, c'était la reconnaissance absolue, refusée, elle ne serait atteinte que dans sa nature de femme, non dans sa carrière et, entre temps, elle aura joui d'une publicité extraordinaire. Finalement, l'Académie était acculée à l'élire sous peine de devoir s'expliquer sur cette résistance de plus de trois siècles à accepter qu'une femme (et laquelle!) vienne changer leurs habitudes de vieux garçons. Le vote, obtenu dès le premier tour, ne fait que confirmer l'impossibilité de ne pas élire Madame Yourcenar. Le complot avait été bien pensé et l'issue en était programmée. C'était à peine une gageure.

Ce que Marguerite Yourcenar a finalement pensé de cet événement ne nous a été connu qu'après son décès. Elle avait préparé son inhumation dans les moindres détails : ses cendres devaient être enveloppées dans un des châles qu'elle portait fréquemment, ensuite posées dans un panier kikuyu, sorte de panier tressé que les femmes du Kenya utilisent pour faire leur marché. Et le tout était emballé dans… le châle blanc qu'elle porta le jour de sa réception à l'Académie française et dont elle disait qu'elle en aurait trouvé un dans n'importe quel souk marocain. C'était faire de la mousseline blanche damassée de satin une relique jugée assez précieuse pour être digne de l'accompagner dans la mort. C'était reconnaître que son élection à l'Académie française avait représenté, pour elle, une consécration et, sans doute LA consécration de sa carrière et de sa vie.


[1] Il faut, pour être complet, préciser que, malgré toutes ces faveurs obtenues grâce à l'écrivain belge, Marguerite Yourcenar n'eut pas un comportement reconnaissant à son égard et, qu'au contraire, l'«affaire Curvers» au sujet des Charités d’Alcippe eut pour conséquence la ruine de «la Flûte enchantée» et une brouille définitive entre les deux auteurs.

 

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