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UNE SORTE D'ENFANCE
On détache un grain de sable et toute la plage s'effondre, tu sais bien.
Henri Michaux, Lointain intérieur, 1938.
Je dirai encore la haute maison et les visages penchés vers le silence des plaies et le petit jardin aux saisons arrêtées entre l'atelier de verrerie dont l'écho des moteurs bourdonnait jusque dans notre cuisine et le lent passage des trains gravissant, dans de lourds ahanements, «le plan incliné» sous leurs salves noires d'escarbilles.
Je dirai encore, au péril des mémoires, cette enfance dans le giron souffreteux des solitudes qui me poussèrent à la haine, mais rien n'était jamais proféré, nulle saine rancur n'éclatait, nulle colère, nul combat.
Le matin, il m'arrivait de rendre visite à ma grand-mère dans sa chambre; je l'y trouvais parfois occupée à sa toilette. Assise sur une chaise, elle a les deux pieds dans un bassin de porcelaine blanche à filet doré; la pièce est chauffée par un petit réchaud à gaz. Je dois embrasser Bonne-Maman : je suis écoeuré par ce relent de gaz, par ce parfum du savon, par l'odeur du corps jaunâtre de ma grand'mère deviné sous la chemise de nuit blanche remontée jusqu'aux genoux. Je quitte celle-ci pour rejoindre Tante Margot dans sa petite chambre contiguë.
Cette chambre comporte un étroit lavabo, un lit métallique noir avec quatre boules de cuivre doré aux angles, une bibliothèque où se côtoient les romans de Julien Green et de Colette, les pamphlets de Bernanos contre Franco, les essais de Bloy sur l'antisémitisme.
Lavabo, bibliothèque et fenêtre sont habillés d'un tissu rose à fleurs. Derrière le rideau du lavabo, je découvre un jour, près d'une paire de galoches noires, quelque chose : c'est en caoutchouc rouge, ça a la forme d'une poire : qu'est-ce que ça peut être?
Je monte souvent sur le lit de Tata. Ou plutôt dans le lit de Tata. Elle m'y rejoint. Nous sommes allongés côte à côte sur cette couche étroite. Au préalable, elle a fermé les rideaux roses. Une pénombre pâle a envahi la chambre. Nous jouons à «l'enfant malade». C'est amusant. Parfois, le drap et la couverture me cachent entièrement car j'aime enfoncer ma tête dans cette ombre chaude. Mon visage, ma bouche, mon nez descendent de plus en plus loin, de plus en plus bas. J'étouffe. Je ne vois rien. Je remonte vers l'air, vers la clarté. Je ris.
Tata me dit de ne pas rire tout haut. Maman pourrait en effet se rendre au deuxième étage et, intriguée par mes gloussements, entrer dans la chambre de sa sur. Est-il arrivé, quand même, que ma mère y pénètre soit par hasard, soit pour apprendre la raison de mes rires et de nos chuchotements? Je ne crois pas qu'elle ait jamais condamné ces jeux. Le décor d'ombre et la présence des deux corps dans le lit en pleine journée ne l'ont-ils pas surprise, inquiétée, choquée?
Toujours est-il que soit elle ne s'en étonnait pas, soit elle ne croyait pas judicieux d'interdire ce scénario, ou elle n'osait pas s'opposer aux comportements de sa sur, ou enfin elle s'en foutait.
Le rituel put donc se répéter : les auscultations de l'enfant malade, le visage sous les couvertures, l'odeur des corps, les rires étouffés, les pas de Maman dans l'escalier, la crainte d'être surpris
La crainte d'être surpris ou
l'espoir de l'être? Qu'est-ce qui était le plus intense : la peur que l'irruption inopportune de ma mère ne suspende mes investigations ou le souhait que son amour pour moi revendique mon éloignement immédiat de cette autre femme?
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Tante Margot ne s'est jamais mariée. Elle professait sur «l'amour libre» des opinions qui faisaient bondir Papa.
Chrétienne ardente, elle se déclarait scandalisée par le comportement du clergé, la richesse du Vatican, les compromis du catholicisme avec Franco. Socialiste convaincue, elle se passionnait pour l'affaire Dreyfus, pour Jean Jaurès. Lectrice avide, elle commentait Bloy, Bernanos, Mauriac.
Tout ce mélange explosif d'anarchie amoureuse et d'ascétisme religieux, de convictions gauchistes et de littérature d'avant-garde prenait feu lors des discussions orageuses que ma tante provoquait avec mon père (ma mère qui n'exprimait jamais aucune opinion sur ces sujets se taisait puis implorait chacun de cesser la joute, et en effet chacun quittait le combat en claquant la porte avec ostentation et rancur).
Tante Margot n'hésitait pas à écrire au curé et aux vicaires de la paroisse Sainte-Véronique, aux journaux «calotins» que lisait son beau-frère, et jusqu'à l'évêque du diocèse pour clamer à la face de tous sa colère au nom de l'Evangile et du Socialisme et pour agresser les autorités civiles et religieuses qui bafouaient et Jésus-Christ et Jean Jaurès.
Si la nature de Papa était nourrie de bonne santé, de bonne humeur, de confiance et d'optimisme, celle de Tante Margot était déchirée d'éclairs et d'excès, d'angoisses et de passions.
Dans sa bouche, un orage d'été devenait «tornade»; une pluie d'automne,«déluge»; le vent d'hiver, «bise sibérienne»; et chacun de mes refroidissements me menaçait du «coup de la mort» : vocabulaire que j'eus l'occasion d'entendre et inquiétudes démesurées que j'eus l'occasion d'affronter tout au long de mon enfance et de mon adolescence, imprégnant mon imaginaire et y apportant un incessant fardeau de menaces et d'angoisses sans lequel il est impossible de comprendre le climat irrémédiable de ces années, ni ces traces d'ombre indélébile que ma vie entière en a conservées
Toute rentrée tardive ne pouvait être due qu'à un accident; la moindre poussée de fièvre, qu'à une maladie grave. Parmi les diverses hypothèses expliquant ce retard ou cette fièvre, elle privilégiait toujours, avec un infaillible et talentueux instinct de tragédienne, la plus inquiétante et s'attardait alors à détailler ses peurs les plus véhémentes à Maman qui l'écoutait patiemment en silence et qui, parfois, osait se hasarder à lui répliquer d'une voix mal assurée : «Margot, tu exagères toujours tout.» Mais ce timide appel au calme et à la modération excitait davantage les dramatisations insistantes de sa sur qui, après s'en être déchargée auprès de nous, montait préparer ses leçons de néerlandais.
Toutes les «causes», grandes ou anodines, auxquelles souscrivait ma tante l'opposaient violemment à son beau-frère. Y avait-il là convictions profondes ou sournois défis ou provocations délibérées contre lui?
La visite de Léon Blum qu'elle m'emmena acclamer au Pont d'Avroy à l'époque du Front Populaire et que «La Libre Belgique» dénonçait comme socialiste, youpin et franc-maçon, la colonisation du Congo Belge, la référence aux valeurs évangéliques de la pauvreté et à l'cuménisme la trouvaient aussi acharnée et opposée à Papa que sa récente décision de ne plus faire cuire les légumes pour en sauvegarder les vitamines, si bien que le jour où mon père la croisa dans le corridor, mâchonnant une carotte crue, il conclut : - «Margot, c'est' une robète!» (robète = lapin, en wallon).
Mais quelle que soit l'endurance de Papa, toutes les joutes ne se terminaient pas sur ce ton.
Maman se mouvait entre l'increvable optimisme de mon père et les dramatisations morbides de ma tante. Mais elle disposait de moins de bonne santé que lui et de moins d'intelligence qu'elle.
Elle se plaignait parfois auprès de moi, d'une voix un peu lassée, de se trouver ainsi piégée entre l'un et l'autre et tâchait d'apaiser chacun par sa placide neutralité, sa douceur et pourquoi pas? par ses larmes. Larmes grâce auxquelles elle avait dû remporter bien des victoires et qui étaient sa meilleure et peut-être sa seule arme pour tenter d'éteindre ces brasiers que les caractères irréductibles des deux pyromanes avaient allumés et attisés à propos du Congo Belge et de l'amour libre, de Pie XII et des carottes crues.
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Elle a dit :
«Tu as un gros nez. Comme Papa, comme Paul. Vous êtes de vrais Romus.»
Puis, avec un sourire :
«Mais Mimi lui! -, il a les traits fins.»
Elle a dit :
«Quand je t'ai attendu, j'espérais bien que ce serait une fille, - évidemment!
«J'avais déjà eu Paul et Mimi
«Alors, tu penses si j'ai été déçue quand on m'a appris que j'avais encore un garçon!»
Un silence. Un soupir.
Puis :
«Enfin!
Que veux-tu!
C'est toi, ma petite Marie-Louise.»
Les photos ne mentent pas.
Aujourd'hui, je regarde à nouveau celle de 1931.
Décor : le jardin; l'angle au pied du mur de l'atelier de verrerie; l'étroit hangar surmonté d'un linteau de bois sur lequel quelqu'un a écrit à la peinture blanche : «Amon nos-ôtes» («Chez nous», en wallon).
Personnage : enfant portant chaussettes blanches, petites chaussures blanches à boucle, tablier aux poches appliquées, brodées; le bras gauche, potelé, abandonné le long du corps; l'autre bras replié pour tenir ouverte une ombrelle de dentelle blanche sur laquelle se détache la boule sombre des cheveux sagement lissés sur une oreille, et se relevant en boucle sur l'autre joue.
Au verso de l'image, aucun prénom.
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Il advint qu'un soir, avant de me mettre au lit, Maman nous fit faire sans raison apparente un détour par le troisième étage dont elle éteignit les lumières et, là, pressant mon corps et mon visage contre elle, elle me guida de mansardes en grenier et me fit virevolter avec elle dans l'obscurité aveugle; et puis elle m'écartait d'elle et je devais deviner dans quelle pièce nous nous trouvions
Et le mystère se dissipait dans nos rires
Ce jeu se répéta, dont j'aimais le déroulement singulier, l'étrangeté des lieux invisibles parcourus pas à pas, mon corps serré contre le ventre de Maman, mon nez et mon visage chaudement enfoncés dans sa poitrine tandis que nous tournoyions dans cet obscur théâtre, et enfin la reconnaissance de l'emplacement sombre et mystérieux où s'achevait notre valse
Le rituel s'est renouvelé. Mais un soir, Maman l'interrompit brusquement. «C'est fini. Tu es trop grand à présent!», déclara-t-elle en s'écartant soudain de moi et sans me fournir d'autre explication.
Ces lieux insolites, la nuit toute proche, les mouvements de nos corps enlacés, ma figure enfouie dans la poitrine de ma mère : il m'a fallu des années pour que j'invente, pour que je devine, pour que je comprenne la raison cachée de leur brutale interdiction .
L'école où ma tante enseignait le néerlandais organisa, à l'intention des élèves, un voyage touristique en train qui devait mener celles-ci au château et au parc d'Annevoie.
Tante Margot obtint de sa directrice l'autorisation de me joindre à ce groupe d'adolescentes.
L'excursion ayant lieu en semaine, il me fallait m'absenter de l'école et ma tante fit écrire à ma mère un mot destiné à mon instituteur, attribuant mon absence à un soudain refroidissement.
Le matin de ce voyage, il neigeait et Maman fit remarquer que je risquais un refroidissement, bien réel cette fois, mais Tante Margot, animée d'un optimisme inhabituel, balaya toutes craintes et, après avoir martelé le baromètre, affirma qu'une belle journée s'annonçait.
Je me souviens du compartiment où des adolescentes curieuses et rieuses se penchaient pour repérer la présence inattendue d'un garçon parmi elles.
De cette journée, il reste une photo où l'on reconnaît, dans le décor harmonieux d'un parc enneigé et de belles fontaines, une femme d'âge mûr serrant contre elle un petit garçon souriant.
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On sonne à la porte : c'est Christiane de S., la cheftaine de la paroisse Sainte-Véronique. Elle a des gros genoux et de la moustache.
Elle suggère à mes parents de m'inscrire aux louveteaux dont elle vante les promenades, les jeux, les camps. Elle pense que ces activités me conviendraient. Paul, qui assiste à l'entretien, encourage mes parents à accepter. Ils acceptent.
À cet instant, la porte de la salle-à-manger où s'est déroulée la conversation s'ouvre brusquement. Tante Margot surgit. Elle tient à la main un paquet de beurre qu'elle est sans doute allée chercher dans le garde-manger de la cave. Elle proclame que les activités des louveteaux arrachent les enfants à leurs familles. Elle explose de rage. Elle accuse. Elle clame sa colère. Elle lance le paquet de beurre à travers la pièce. Elle condamne l'assentiment prononcé par mes parents, qu'elle a capté derrière la porte. Paul insiste pour qu'ils maintiennent leur accord de m'inscrire aux louveteaux, ce qu'ils confirment à la cheftaine.
Les jeux de piste auxquels je ne comprenais rien, l'inconfort du local qui puait l'oxyde de carbone, les coups de sifflet énergiques lancés par un bataillon d'adolescentes musclées, les avatars insipides de Mowgli étaient compensés par des randonnées en forêt, par des chants qui nous rapprochaient, par le feu de camp s'élevant dans la nuit.
Bientôt, cependant, Tante Margot déclara que je risquais de me refroidir lors d'excursions sous la pluie et insinua que je n'appréciais pas tellement les activités de la meute; elle m'invita au restaurant, proposa un film que j'avais envie de voir. Elle me récupéra. Pour elle, l'alerte avait été chaude mais elle avait, une fois encore, remporté la victoire
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La journée était claire et le soleil rayonnait dans la véranda de l'hôtel au point que, pour moi qui étais assis dans la partie sombre du restaurant, j'en recevais une sorte d'éblouissement heureux.
Alors c'est dans cette lumière que je l'ai vu.
Il était âgé de dix-huit, vingt ans; il était blond; il portait une chemise Lacoste blanche et un pantalon de flanelle grise. Il parlait et riait avec les membres de la famille réunie autour de lui.
Sa beauté me détourna de manger. Ma tante s'en aperçut. Elle s'inquiéta de mon peu d'appétit. Je demeurais absent dans ma contemplation heureuse et douloureuse, dans l'attention que j'accordais désormais à ce visage inconnu. Je tâchais de saisir des bribes de sa conversation, de deviner la cause de ses rires.
À l'issue du repas, ma grand'mère, ma tante et moi-même nous installâmes dans les fauteuils d'osier sous une tonnelle de roses. La famille quitta la véranda et s'assit à son tour dans le jardin. Tante Margot engagea la conversation. Mes yeux ne quittaient pas l'adolescent : sa beauté et son charme, son aisance, sa gaieté, ses bavardages contrastaient avec ma gentillesse soumise, avec cette timidité qui me jetait des larmes dans les yeux, avec cette gêne qui s'aggravait de ces mêmes larmes, par ces rougeurs de fillette solitaire.
La mère apprit ainsi à ma tante que la famille venait de Bretagne et que l'aîné qui s'appelait André préparait les examens d'entrée à l'Ecole navale de Saint-Malo. Le charme de «l'accent français» et les images de marin auxquelles j'avais immédiatement ajusté le visage d'André aiguisèrent encore mon plaisir et ma souffrance.
Un après-midi qu'elle bavardait avec ma tante, la mère d'André (parti au tennis) souhaita lire au jardin près de nous. Elle me pria d'aller chercher dans la chambre de son fils le roman interrompu. J'y courus.
Je vois encore la haute fenêtre aux tentures blanches à travers lesquelles le soleil et le parc chantaient, le lit défait, le blazer bleu marine jeté sur le dossier d'une chaise. Avec gourmandise, avec angoisse, j'observais, je récoltais les détails de cette chambre comme s'ils pouvaient me révéler la personnalité secrète d'André, me parler de lui, me rapprocher si peu que ce soit de lui, sans songer qu'il s'agissait là de la décoration banale et anonyme d'un hôtel bourgeois où rien de lui ne se livrerait à mes regards, à mon attente vaine, à ma jeune ferveur.
Je craignis qu'on s'étonnât de mon absence. Je m'emparai du livre. Je descendis en hâte au jardin.
Je suis seul dans la chambre de mes parents. Je porte une camisole; je suppose que je porte aussi un pantalon. Je me contemple dans le miroir de la lingère. J'avance la bouche vers mon reflet. Je m'empare du rouge à lèvres de Maman. J'en recouvre mes lèvres. Je les avance à nouveau vers le miroir. Je m'embrasse. Le contact est froid.
À présent, j'ouvre la garde-robe de Maman. Je saisis son manteau de fourrure. Je l'enfile. C'est doux. Je relève contre mes oreilles le col parfumé. Puis je l'ouvre brusquement sur ma camisole. Je tâte ma poitrine. Je n'ai pas de seins. Je range le manteau dans l'armoire. J'essuie le rouge de mes lèvres.
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