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COMME ON CHANGE
Toute sa vie ne fut qu'un effort sans cesse recommencé pour singer la brutalité et la virilité plus affirmées de ses amis, et, en secret, une profonde indifférence pour ce même effort.
Robert Musil, Les désarrois de l'élève Törless.
Je ne sais si cet usage s'est maintenu, et transmis de génération en génération jusqu'à aujourd'hui dans le lieu dont je voudrais ici parler. Je crois que ce serait dommage qu'on y eût renoncé.
À l'époque où commence cette histoire (cela va faire, ma parole, un demi-siècle
), ceux qui franchissaient, pour la première fois, le seuil de mon université, pour y boire, quelque temps, le lait de la connaissance, y étaient comme (personnellement) attendus.
Tandis qu'ils faisaient la queue devant les guichets du «Service des inscriptions», des étudiants de deuxième, troisième, quatrième années, que distinguait leur appartenance facultaire, les accostaient et leur proposaient de les guider, durant quelque temps, dans les coulisses du campus. Histoire de les familiariser avec les arcanes de l'Alma Mater.
Des garçons parraineraient ainsi leurs semblables ; des filles marraineraient leurs identiques. (Le croisement fût apparu, bien sûr, plus excitant mais, pour des raisons évidentes, demeurait proscrit.)
Tout au long de mes études de Droit, je n'avais jamais entendu sacrifier à la coutume. (La seule idée de paterner qui que ce fût, sur cette terre, m'a toujours un peu répugné.)
Mais celle dont je partageais alors la vie, et qui se destinait à l'enseignement des Lettres, partit, certain jour de rentrée académique, «à la pêche», comme elle me le déclara
Emmanuelle était en dernière année de Philologie romane.
Je n'étais pas encore professeur si elle était donc encore étudiante. Portant ce titre d'assistant qui m'a toujours amusé par ce qu'il suggère de médical, de procédure d'accompagnement
Mais on figure dans le corps académique comme «assistant» d'un ou plusieurs professeurs, tandis que je m'éprouvais plutôt tel celui des étudiants. Et je me ressentais donc assistant, entre autres, d'Emmanuelle!
Fut-ce, d'ailleurs, pour ne point choquer mes collègues que j'avais bientôt proposé à celle-ci le mariage?
Mais non : je devais en être seulement amoureux.
Sa précoce conjugalité ne vieillissait pas Emmanuelle : elle la rendait plutôt généreuse et altruiste. Et même un peu intrusive. D'où, je suppose, cette idée d'adopter une étudiante de première année, ce jour de fin d'été où elle revient à la maison flanquée d'une Irina.
Au cours du déjeuner que nous avons partagé, au restaurant de la Cité universitaire, nous apprîmes d'elle qu'en dépit du nom qu'elle portait, elle n'était pas russe, mais d'origine allemande, et que sa famille était établie au cur de ce que nous appelons, joliment, dans notre pays : «les Cantons de l'Est».
Elle ne connaissait pas le théâtre de Tchékhov mais semblait priser Schiller et Theodor Fontane.
Si ma femme avait, en quelque sorte, «jeté son dévolu» sur celle-ci, c'était, me laissa-t-elle entendre, par la suite, qu'Irina lui était apparue «à la fois dévorée de timidité mais portée par une grande espérance». Je n'oublierais jamais cette formule.
Son espoir, si elle en nourrissait bien un, parmi sans doute d'autres plus essentiels, ce devait être, semblait-il, celui d'échapper à la férule de ses éducateurs dont elle nous fit, mystérieusement, pressentir la rudesse.
Fut-ce pour cette raison que, sans nous être vraiment concertés, Emmanuelle et moi convînmes de l'héberger, un temps, dans la chambre d'amis dont nous disposions depuis le jour où nous nous étions mis en ménage (et cela bien qu'Irina eût pris option sur une piaule à la Cité)?
Ce fut donc à nos côtés, en quelque sorte, qu'Irina avait entrepris des études de lettres slaves. Pourquoi slaves plutôt que germaniques? Je me suis toujours demandé si c'était sous l'emprise du prénom qu'elle portait.
Au bout de quelques jours, elle nous apprit : «Le baptême des nouveaux a lieu bientôt, à la Fac. Pensez-vous que je devrais m'y présenter?» Et elle crut bon d'ajouter : «Parfois cela se passe très bien, à ce qu'il paraît
»
«À ta place, je n'irais pas, dit Emmanuelle, mais demande donc son avis à Monsieur l'Assistant
», ironisa-t-elle.
«Personne ne peut t'y contraindre, affirmai-je. Il est même étrange que tu nous poses la question
En as-tu vraiment envie?»
Elle ne répondit pas.
«Tu es si sûre qu'elle ne devrait pas, au fond, s'y rendre?» demandai-je à Emmanuelle lorsque je me retrouvai seul avec elle. À cause de «la timidité qui la dévore, ou de l'espérance qu'elle porte?».
Emmanuelle réfléchit, un instant, puis :
«À cause des deux», fit-elle, gravement.
Nous ne sûmes pas si elle y était vraiment allée. Je supposai que non. Puisqu'elle n'y fit plus allusion.
Je crois me souvenir qu'aux nouvelles de Tchékhov, Irina préféra celles de Tourgueniev. Mais elle se proposait de consacrer son mémoire de fin d'études à un poète qui avait voué son uvre au «Soviet rural» et dont elle ne nous parla plus.
Du reste, peu de temps après, elle était sortie de notre vie. De cela non plus, Emmanuelle et moi nous choisîmes de ne jamais nous entretenir.
Et puis du temps a encore passé, comme on disait dans les romans venus du siècle dernier.
Et qu'on préfère ne pas trop s'attarder sur ce qui s'est produit entre-temps.
Du temps a passé, et ce fut pour moi celui d'écrire une thèse de droit des gens sur «la largeur de la mer territoriale». J'occupe à présent, comme professeur à la Faculté de Droit, un bureau qui donne sur un stade de football, quatre courts de tennis et un parking aérien.
Du temps a passé, comme on disait même dans certains romans d'autres époques, et même des romans français.
Emmanuelle est devenue assistante à la Fac de Philologie romane. Elle s'est éloignée de moi, ou moi d'elle : quand on se marie trop jeune, on met parfois beaucoup d'années à entamer ensuite une procédure de divorce. Nous nous voyons encore tous les jours. Nous nous croisons dans les couloirs de l'Université et nous allons souvent boire un café ensemble à la Cité. Nous tombons encore d'accord sur énormément de sujets.
Cet après-midi, alors que je feuilletais un mémoire de droit romain consacré à l'adage De minimis non curat praetor, mon attention a été attirée par les ordres et les invectives jappées sous mes fenêtres par des membres d'une sorte de peloton d'exécution dont les membres encerclaient, les bras en l'air ou les mains aux hanches, d'apparents captifs allongés sur le dos, bras en croix, ou courant à quatre pattes sur la pelouse du stade.
Dans une belle lumière d'été indien.
«Ce sont les pré-baptêmes
», m'expliqua un collège qui, alerté par le tumulte, venait de franchir le seuil de mon bureau.
«Je sais!» dis-je (alors que je comprenais seulement à l'instant même la signification de ce rassemblement). Mais il crut bon de m'expliquer : «Comme s'ils répétaient leur rôle avant la création de la pièce
»
Je fus au bord de le remercier pour l'obligeance qu'il avait ainsi mise à si bien m'éclairer.
Mais je me souvins qu'une année auparavant, à la même époque, dans une lumière semblable, ou l'année d'avant, nous avions eu, spectateurs d'une scène presque en tous points pareille à celle-ci, une petite controverse.
«Pourquoi donc, devais-je lui avoir demandé, appelle-t-on cela un baptême? Pour consacrer la naissance de quoi? Quelle sorte de nativité?
Je pense bien que l'emploi du terme religieux l'avait fait s'esclaffer mais lui avait paru surtout provocateur. «Tu comprends, m'avait-il dit à peu près, c'est une façon pour les plus anciens de signifier aux nouveaux : À présent vous êtes des nôtres!»
Mais bien sûr : c'était évident. Où avais-je la tête?
Et il avait conclu par quelque chose comme :
«Cela ne se juge pas : il n'y aurait là, de ta part, qu'orgueil mal placé!»
Après quoi, il avait tourné les talons. Comme il venait de le faire, une fois encore.
Aujourd'hui, j'allais donc regarder, écouter mieux? Comprendre davantage?
Les grands prêtres qui officiaient au cur de cette messe éparpillée et vociférante se distinguaient moins de leurs ouailles par leur taille ou leur âge que par leur verticalité et leur accoutrement : cache-poussières maculés de taches, chasubles en lambeaux ou ponchos délavés, masques de clowns ou de cochons. Sous des cagoules empruntées à quelque leader du Ku-Klux-Klan, on devinait parfois des filles, pas moins disgracieuses, pas moins en voix que leurs camarades masculins : leur gestuelle était aussi brutale et leurs imprécations aussi furibondes.
«Avoue-le, Bleu, que tu n'es rien, vraiment rien!»
«Oui, Maître, absolument, Maîtresse : Comme tu dis, moins que rien!»
Alors le regard tombait sur eux : ceux et celles à qui s'adressait ce charmant discours et qui y répondaient illico, en chur, avec la même conviction. Une sorte d'exaltation. Les avait-on drogués? Mais non, c'était bien une foi qui les habitait. L'instant d'avant, on les voyait encore lécher la brique pilée des terrains de tennis puis lever vers leurs bourreaux d'opérette un visage maculé de boue rouge, ou se suspendre au cadre des buts du terrain de foot jusqu'à ce que leur force les abandonnât, et qu'ils s'effondrent à leurs pieds, joignant les mains comme pour demander grâce.
Mais on pouvait s'attendre à ce qu'à tout moment, ils se ressaisissent et en redemandent. N'iraient-ils pas lécher aussi le sol des rampes d'accès, couvertes de fientes de pigeon, qui conduisaient au parking souterrain? Avec un enthousiasme même pas feint? Ma parole, n'allaient-ils pas entrer en transe?
Les voici qui, au demeurant, jouent à saute-mouton puis invitent ceux qui voudraient les chevaucher à les choisir pour montures : un moment après, ployant sous le poids, ils s'effondreront encore, la tête dans le gazon de la pelouse jaunie par le soleil.
Dans ce petit festival de servitude volontaire, n'allons point départager maîtres et esclaves : ceux-ci ne paraissent-ils pas ravis de passer sous la douche de l'humiliation.
Voilà qu'on leur met, à présent, une laisse autour du col et qu'on leur donne une claque sur le derrière pour les mettre en branle, en quête d'on ne sait quel os : tout ici bourreaux et victimes, garçons et filles, qu'on ne pourrait plus distinguer conspire à la gloire de la chiennerie.
Qui sort ici le plus asservi, le plus profondément assujetti de la mêlée? Ce n'est pas la peine de chercher : bientôt on ne le saura plus. Tout se confond dans ce puéril marécage.
«Bleus! Répétez après moi : Maître je suis couvert, je suis couverte de bleus! Je pisse bleu, je chie bleu! J'ai une peur bleue de toi
»
Pourquoi, à ce carnaval scatologique, ajouter du bleu? Pourquoi s'en prendre à la couleur bleue, souiller celle du ciel et de la mer? Je me souviens, tout à coup, de ce déporté, retour de Buchenwald, qui me confiait : lorsque, là-bas, je me réveillais sous un ciel bleu, je disais, contre toute vraisemblance, que la journée serait peut-être bonne, enfin : pas aussi terrible que la veille
Je songeai que, au temps où j'étais amoureux d'Emmanuelle, j'aimais seulement lui dire que j'étais «bleu d'elle».
Quelqu'un remplaça l'aboyeur dont la voix commençait à se casser un peu. Dès que la voix nouvelle se fit entendre, on reconnut celle d'une fille.
«Répétez après moi : Je suis à bout. Je n'en vois pas le bout. Je n'ai pas de tabous. Suis qu'un tas de boue»
Elle fut applaudie. Même par ceux et celles qui, docilement, reproduisaient, parlant d'eux-mêmes, cette profession de foi.
Tiens, collègues, j'apprécierais que tu sois encore à mes côtés pour écouter ça. Enfin, je veux dire : pour l'entendre. Et te faire éclabousser par cette gracieuse harmonie. Te sentirais-tu des leurs?
Je tends la main vers le rayon supérieur de ma bibliothèque. Pour m'emparer du dictionnaire qui côtoie un exemplaire de ma thèse sur La largeur de la mer territoriale.
À l'entrée «baptême», il n'est question que d'immersion, d'onction, de grâce. De référence au péché originel.
«Par extension : cérémonie burlesque qui se déroule, à bord d'un navire, lors du passage de l'Équateur ou d'un des deux Tropiques»
Les murs estudiantines sont passées sous silence. Pour en retrouver la trace, il faut se reporter aux entrées «bizut», «bizutage». Avec l'évocation des «brimades artificielles» de circonstance.
Mais n'apparaîtraient-elles pas, plutôt, terriblement naturelles ces brimades? Puisque si traditionnelles.
Cela ne pourrait-il pas se passer à une autre époque, en un autre lieu? Je ne sais pas, moi : en Bavière, par exemple. Dans les années trente. À Nuremberg ou Ratisbonne, comme si on y était?
Je remis en place le dictionnaire.
Tiens : la mer territoriale
Jamais aucune mer ne serait assez large, qui m'éloignerait, qui me séparerait, me distrairait à tout jamais des glapissements et des gesticulations de ces clowns morbides, de cette soldatesque avinée, ces gardes-chiourme au stade anal.
De l'abjecte bonne humeur, la naïve barbarie des uns. Du consentement hilare des autres.
Le contraire absolu d'une naissance. Un enterrement, plutôt. Pas même celui d'une «vie de garçon». Ni un bruyant dépucelage collectif. Non mais : de mornes funérailles. Le folklore de quoi? La consécration de quel passage? Simulacre d'une folie, sans folie.
Je regardai mieux les braillards de service : je me demandai ce qu'il resterait dans leur bouche, dans leur tête, des mots qu'ils avaient éructés, cet après-midi, une fois qu'ils se tairaient. Comment, sur quel ton, s'adresseraient-ils à leurs compagnes, à leurs amants, et que leurs cordes vocales vibreraient pour autre chose que cette jactance?
Oui, je les
, je vous considérais plus en détail.
Pour la plupart, vous aviez plutôt bonne mine. Vous aviez bronzé. Les vacances avaient été bonnes à Saint-Aygulf, Ténériffe ou la Côte amalfitaine. Vos captifs paraissaient, par contraste, un peu pâles.
Je vous observais : vous me tombiez pourtant des yeux. Comme on dit de certains livres qu'ils vous tombent des mains. Plus tard, raconteriez-vous cette scène à vos enfants (car vous en feriez, c'est sûr)? Lorsque vous seriez devenus des hommes et des femmes respectables car vous le deviendriez, c'est certain.
Toi, le grand flandrin, sur la gauche, adossé au treillis qui entourait les courts de tennis, une tête de mort dessinée sur ta chemise Lacoste, qui te faisait ressembler à un pirate en route pour l'île de la Tortue : il ne te manquait qu'un bandeau noir sur un il. Tu n'en ferais pas moins, dans quelques années, un honorable membre de «la magistrature debout». Tandis que le petit joufflu qui s'époumonait sous ma fenêtre pourrait fort bien se retrouver dans la peau d'un géomètre expert ou d'un ingénieur des Ponts et chaussées. Et toi, la grande blonde aux seins péremptoires, une réputée femme d'affaires?
Quant à la petite noire, un peu en retrait, sous quels atours te révélerais-tu : ceux d'une styliste ou d'une préfète d'école, ou d'une notairesse en province? Allez savoir. Les paris étaient ouverts. Il y en aurait pour tous les goûts.
Mais pour sûr, à tous et à toutes il plairait d'évoquer, tel samedi soir d'été, à une terrasse, en vacances, sur la suggestion de quelques amis attablés là, avec vous, ces frasques de jeunesse, qui vous laissaient, ma foi, un beau souvenir de l'invincible passé. Seuls des esprits bornés, n'est-ce pas?, ne partageraient pas votre nostalgique amusement. Cela rassurerait même vos convives, sur votre sens de l'humour, votre fantaisie, vous qu'on aurait appris à connaître très sérieux dans votre vie d'installés.
Alors, vos enfants : les voilà qui surgissent. Encore petits mais ils iraient dormir plus tard. Ils auraient bien le droit de découvrir leurs parents sous un nouveau jour?
Ils ne vous reconnaîtraient pas. Vous croirait-il, seulement? Et, plus tard, à leur tour, vivraient-ils une heure semblable? Vous ressembleraient-ils? Deviendraient-ils comme vous?
Vérifieraient-ils comme un avilissement banal peut se révéler exquis, divertissant?
Dès ce soir d'été où ils en auraient entendu parler, se promettraient-ils, qui sait?, d'un jour en passer par là? Et s'y prépareraient-ils déjà?
La soirée avance. L'ombre gagne, empiète sur les visages. Les voix deviennent plus blanches. On doit deviner, désormais, l'expression de ses vis-à-vis.
Une douce mélancolie s'empare de ceux qui ont relaté ces charmantes galipettes.
Allons! Convenons donc, avant de nous séparer, de prendre congé, de retourner vers le train-train quotidien, que c'était une belle époque
Qu'elle vous avait ménagé de bons moments, tout de même. Et, par exemple, le baptême lui-même, quelques jours après, dans une arrière taverne, en ville, dont ceci n'avait été que le prélude.
Alors, je ne vous dis pas : une heure de réelle fraternité, d'authentique camaraderie!
Ah! c'était loin, tout ça. De l'eau avait coulé sous les ponts. Mais non : pas si loin. C'était hier. La preuve : on s'était souvenu de tout. Dans les moindres détails.
Serait-ce de vous imaginer ayant des enfants, leur parlant? Ou de me figurer vos enfants eux-mêmes?
Je me rappelai avoir aperçu, un jour, dans une remise, entre deux étages de l'immeuble facultaire, un tuyau d'arrosage enroulé sur lui-même comme les anneaux d'un boa constrictor.
Je mets peu de temps à m'en emparer, à l'emporter dans la toilette pour hommes, dont mon bureau est voisin, à laisser un embout au robinet d'eau froide qui surplombe un des lavabos, à le dérouler jusqu'à mon bureau, à entrouvrir ma fenêtre, à glisser l'extrémité du tuyau au-dehors.
Je fis tomber sur le groupe des baptiseurs un jet d'eau dont ils ne purent comprendre, durant un instant, d'où il leur était asséné.
Tellement pris au dépourvu que certains, d'abord, ne firent pas une geste pour s'y soustraire. (Crurent-ils qu'un des leurs parachevait de cette façon leur mise en scène?)
Mais non : l'effet de surprise dut être total. Allez comprendre pourquoi les arroseurs s'attendent rarement à être arrosés? Je me penchai pour juger de l'effet.
Quand ils levèrent les yeux, éberlués, la main en visière pour ne pas être éblouis par le soleil, je leur adressai un signe de la main qui aurait pu presque passer pour amical.
L'un d'eux cria : «Viens te montrer ici si tu es un homme!» Puis, curieusement, une fille que je n'avais pas encore remarquée, vêtue d'un tablier blanc maculé de rouge, une penne enfoncée sur la tête jusqu'aux sourcils, enchaîna : «Espèce de lâche!»
Alors, interdit, je reconnus Irina.
Je reculai de deux ou trois pas, comme pour échapper à sa vue. Puis, après un instant d'hésitation, je quittai mon bureau pour me diriger, machinalement, vers l'ascenseur. Pour me porter à la rencontre des «initiateurs». Mais, surtout, à la rencontre d'elle : Irina.
Quand je fus au milieu d'eux, l'un ou l'autre dut m'identifier. Et me lança, incrédule : «Mais pourquoi, Monsieur?» Je ne sus que répondre.
Puis Irina : «C'était donc toi?»
Elle avait sûrement mûri. Peut-être même embelli. Depuis ce jour où Emmanuelle, mon ex, l'avait abordée au «Service des inscriptions».
C'était quand, déjà? Dans une autre vie.
Pourquoi sa dégaine me parut-elle navrante?
Avais-je vieilli? Pour me monter à ce point peu sensible à la séduction canaille d'une charmante «initiatrice»?
«Tu as changé
», observai-je seulement.
«Merci
», répondit-elle.
Car elle dut croire, au moins un instant, que je l'en félicitais. Or rien n'était moins sûr.
Certes elle ne devait plus rien à la jeune fille que, trois (ou quatre?) années plus tôt, Emmanuelle m'avait décrite comme morte de timidité mais traversée par un immense espoir. Ou quelque chose d'approchant.
«Tiens, lui demandai-je encore, qu'est-il advenu du Soviet rural?»
Mais elle ne sembla pas saisir à quoi je faisais allusion. Comme le temps passe
Je m'attardai encore un instant avant de vider les lieux. Et, soudain, je me souvins de mon propre baptême.
Car, après beaucoup d'hésitation, je m'y étais tout de même rendu.
Le moment venu de passer l'épreuve décisive, une jeune fille très maquillée je trouvai que cela la vieillissait bien inutilement, et à quoi bon? me tendit un gros morceau de pain d'épices détrempé au fond d'une soucoupe dans un jus noirâtre.
«C'est du café ou de la bière brune?», demandai-je, comme si cela avait la moindre importance.
Elle me dit en souriant que ce n'était ni l'un ni l'autre. Elle me fit comprendre que c'était du sang de ses règles. Des expressions me passèrent par la tête : «Toute honte bue» et «boire jusqu'à la lie»
Comme si j'en saisissais enfin tout le sens. Mais je regardais cette jeune femme et je ne la haïssais pas. Les trois ou quatre ahuris qui l'entouraient guettaient ma réaction. Je leur dis qu'en dépit des apparences, j'étais un homme marié (car n'était-ce pas déjà dans mes intentions?) et que, jusqu'à nouvel ordre, seule une femme qui serait la mienne pourrait me proposer cela : boire son nectar menstruel. Mais que cela ne s'était pas trouvé, sans doute, parce qu'on ne joue pas plus avec le sang qu'on ne joue avec le feu.
Ce fut mon interlocutrice elle-même qui, quelques minutes plus tard, m'indiqua une porte dérobée par où quitter la brasserie où cette scène s'était passée.
À une ou deux reprises j'ai pensé raconter cette histoire à Emmanuelle puis j'y ai renoncé, préférant la chasser de mon esprit.
Après tout, n'étions-nous pas, au lendemain des noces, encore timides mais irradiés par une grande espérance?
Si je n'ai rien dit alors, était-ce parce que j'étais encore bleu de nous, ou rouge de honte?
Je considère encore une fois mes interlocuteurs, mon interlocutrice, avant de courtoisement prendre congé d'eux.
Comme on dénombrerait les blessés à l'issue d'une bataille. Et surtout, donc, les initiés. Et me demandai combien de «nouveaux» avaient choisi de plutôt rester chez eux, cet après-midi? Pourquoi pensai-je donc incongrûment que notre université avait été créée aussi, plus d'un siècle auparavant, pour empêcher ceux et celles qui nourrissent de belles attentes d'y renoncer, justement.
Bien sûr, il s'agissait d'une supposition déraisonnable. Pourtant je ne renonçai pas tout à fait d'y croire.
C'est décidé : ce soir je raconterai tout à Emmanuelle. Depuis notre projet de divorce, nous nous appelons encore tous les jours. Pour évoquer un passé dont nous ne regrettons rien.
C'est curieux, nous disons-nous quelquefois : nous nous sommes séparés et nous n'avons que de bons souvenirs. À l'un ou l'autre près.
«Et particulièrement du lieu où nous avons, au fond, grandi ensemble
De quoi te souviens-tu plus que tout?
Oh! je ne sais : la fin de la guerre d'Algérie. La décolonisation du Congo. Et toi?
Nos escapades au Bois. La traversée d'un lac minuscule. Et d'une forêt immense.
L'Histoire donc. L'Histoire vue d'un campus. Notre histoire, aussi. Immense et minuscule.
Des manifs contre l'installation de missiles nucléaires. Des manifs pour l'accueil aux étrangers.
Des «manifs» plus privées, plus aléatoires pour la pérennité de l'amour.
Parfois nous échangions nos souvenirs, nous les confondions. Nous les battions comme les cartes d'un jeu.
«Parle-moi un peu d'Irina. Tu te souviens? Peux-tu te rappeler le visage qu'elle avait ce jour-là?
Quel jour?
Le jour où tu l'as rencontrée pour la première fois. Le jour où elle s'est inscrite à l'Université.
Je t'ai déjà dit : il y avait un mélange d'appréhension et
D'espérance, je sais
Mais qu'est-ce qui l'emportait? Qu'est-ce qui, surtout, t'appelait vers elle? L'ombre ou la lumière?
Les deux. Elle était morte de peur et attendait tout de la vie
(Oui, mais de quelle vie? me demandé-je.) Pourquoi cette question?
Je l'ai revue cet après-midi.
Où ça?
Oh! je l'ai croisée en ville
Et elle avait l'air bien?
À vrai dire, je n'en sais rien. J'ai seulement l'impression qu'elle n'est plus si timide que ça
Ce serait plutôt le contraire!
Quoi? Elle serait devenue
intimidante?
On pourrait presque le dire comme ça
»
Et, une fois encore, l'idée me vint, saugrenue, que le lieu où s'était déroulé cette métamorphose, notre Université, n'avait été conçu, en partie, que pour empêcher ses visiteurs, ses résidents, de tourner ainsi. De sortir d'une terreur pour apprendre à en inspirer une autre. Me trompais-je.
«Et, à ton avis, qu'espère-t-elle aujourd'hui?
Je n'en sais trop rien. Je souhaite seulement qu'elle ne mettait pas tous ses espoirs dans ce
, ce qui lui est arrivé.»
Je n'ai plus jamais entendu parler d'Irina. Emmanuelle non plus. Je ne crois pas que nous la regrettions.
Mais peut-être bien que ce qu'elle a perdu nous manque à tous les deux.
Copyright © Pierre Mertens, 2010
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