Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LES CHIENS

Ils étaient trois au comptoir du bar du Théâtre. J'étais en avance pour mon rendez-vous, je prenais un café avec grimace parce qu'il est sacrément amer, le café du bar du Théâtre. Le premier avait la trentaine. Propre sur lui. Blond fade. Anodin. Un peu enrobé, pas gros, simplement mou. Il avait l'air normal, mais il abandonnait son café pour retourner vers son chien, couché sous une table, toutes les deux minutes. Pour lui parler. Pour le caresser. Difficile de ne pas deviner qu'il vivait seul avec lui. Trois jours plus tôt, alors que je mangeais une salade à la vinaigrette entrecoupée d'eau (ils ont des clients captifs, au bar du Théâtre), j'avais entendu un type dire : «Je ne me suis pas encore fait à l'idée d'être célibataire dans ma tête.»
   Disons que lui, le blond, n'apparaissait pas célibataire mais en relation oedipienne avec son chien. Les deux autres, avec lui, étaient plus typés. Un couple au double estomac de buveurs de bière. D'ailleurs, à huit heures quinze du matin, ils étaient accrochés à deux demis, qu'ils tenaient fermement. Cela faisait d'eux les sédentaires de l'affaire, alors que le blond souffrait d'un nomadisme pendulaire : comptoir gorgée de café, dessous de la table caresse au chien, comptoir ouvrir un journal, comptoir ouvrir un sucre, dessous de la table pour offrir le sucre au chien. À huit heures quinze du matin, par-dessus mon café grimace, j'ai jalousé le Blond pour cette belle énergie. Mes paupières étaient encore lourdes. J'assimilais les gros titres de Libé, voire les chapeaux, mais guère plus. D'ailleurs le trio allait bientôt me distraire, définitivement. Ça a commencé en douceur.
   – Balzac, c'est aujourd'hui, a dit le blond.
   J'ai levé la tête. Je n'avais pas oublié, mais dans mes brumes matinales, ce n'était pas réellement fixé. La destruction de la première barre du quartier Balzac, son implosion, c'était aujourd'hui. L'équipe spécialisée avait placé des vérins pneumatiques sur une série de points soigneusement calculés. La barre Balzac allait s'écrouler sur elle-même. Le poids du bâti détruirait les fondations. C'était prévu comme ça, mais ça ne fonctionnerait pas. Les fondations de la barre Balzac allaient résister aux tonnes de gravats et le chantier prendrait en quelques minutes des mois de retard parce que les bulldozers devraient achever ce que la pesanteur n'avait pas mené à bien. À huit heures vingt, nous ne le savions pas encore. Les clients du bar hochaient simplement la tête. Oui, la chute de Balzac, qui avait tant fait parler d'elle au moment du meurtre de Sohane Benziane, qui avait collé la mauvaise réputation au quartier, c'était aujourd'hui. Il y avait des gens qui disaient que la barre Balzac, réhabilitée, aurait pu encore servir. Que la municipalité essayait d'enterrer ce mauvais fait divers sous les gravats. Que c'était cher payé pour le crime d'un type qui n'était même pas d'ici, qui était venu foutre la merde alors qu'ensemble on se débrouillait. Tout le monde hochait la tête, cependant, parce que tout le monde savait de quoi il s'agissait. La première barre allait tomber, puis les deux autres. Le quartier ne serait plus jamais le même. Les locataires seraient dispersés, puis relogés. Et c'était aujourd'hui que ça commençait, au moment où la pression des vérins ferait s'écrouler la barre dans un nuage de poussière qui monterait jusqu'au ciel sous la forme de moutons noirs, de vagues de particules obscures. J'ai hoché la tête avec tout le monde. Mon travail englobait Touraine-Marroniers, deux résidences voisines de Balzac. Le changement angoisse tout le monde. A fortiori la destruction d'un immeuble de quatre cents logements à côté de chez vous.
   Satisfait d'avoir capté un public, le blond s'empara du Parisien et s'adressa à ses deux potes, assez haut pour que nous l'entendions.
   – Ils ont volé un lionceau dans un zoo, puis ils l'ont emmené dans une cave et fait battre contre des chiens. Après, ils l'ont relâché dans Paris. Je ne pensais pas que ça puisse être aussi con, les jeunes.
   J'ai rajouté un sucre au café. J'ai toujours admiré Hercule Poirot, Sherlock Holmes, des gens qui font des déductions imparables à partir d'éléments très ténus. Dans mes brumes, j'ai déduit de la main posée sur le Parisien que l'information qui planait très haut dans le bar, à hauteur des bouteilles d'anisette et de GET57, provenait du journal. Le blond l'a répétée, dans un ordre différent. Jeunes, combat lionceau-chiens, lionceau dans Paris.
   Évidemment, je n'ai pas pu m'empêcher de regarder. Les deux complices du blond hochaient solennellement la tête. Leurs verres se vidaient, alors qu'ils continuaient à les ancrer profondément sur le comptoir de la main droite. La femme était plus petite que son compagnon. Elle portait des lunettes épaisses. Son homme était très grand. Il avait rassemblé ses longs cheveux gris en queue-de-cheval. Ils portaient tous les deux une sorte de gilet très grand, comme celui des facteurs, mais ce n'était pas l'uniforme. Ils étaient assez fascinants, on aurait dit des archétypes. Archétypes de buveurs de bière à huit heures trente du matin. Je les regardais tellement que j'oubliais de les écouter. Erreur. Du coup, j'avais raté le début de l'histoire que la Compagne racontait maintenant au blond. Cependant, j'ai capté la fin.
   – Elle allait à la banque. Je ne sais pas ce qu'elle a fait qui ne lui a pas plu : il lui a sauté dessus. Il lui a arraché la moitié du bras. Maintenant, elle a une prothèse. Elle ne peut plus se servir de son bras.
   Le Blond est allé sous la table entourer le cou de son chien.
   La Compagne a précisé que ce ne serait pas lui, si bien dressé, qui ferait ça. J'en ai déduit (encore, Miss Serlocke greets you) que l'histoire qu'elle venait de raconter concernait un autre chien. Qui sautait sur les clients de la Poste et leur arrachait les bras.
   Je n'ai pas assimilé immédiatement le suc de cette seconde information. J'étais encore sous le coup du lionceau dans Paris. Il n'était pas question de lui dans Libé. Tout de même, pensai-je, ce lionceau aurait pu se jeter sous les roues de mon vélo, boulevard des Italiens et j'aurais été prise par surprise.
   Enfin, le problème du chien tueur était résolu au niveau de l'espace du bar, sur la portion de comptoir qui le traitait avec compétence et sérieux.
   – Maintenant, il y a des lois, dit le Compagnon.
   Le Blond ne parut pas satisfait que le sang s'échappe de la conversation. La Compagne commençait à énumérer les chiens dangereux sur lesquels portaient les lois en question. Il l'a interrompue.
   – N'empêche, on sait qu'il y a des coins dans les cités où il y a des chiens, des endroits où les gens qui vendent de la drogue les tiennent. On sait qu'ils les lâchent pour retarder les flics.
   Le bar du Théâtre s'est vidé. Mon rendez-vous était à neuf heures. J'avais une avance incroyable. Du coup, grâce au vide creusé par les places libérées, j'ai découvert plus loin, à l'extrémité du comptoir qui jouxtait la salle de restaurant, un type qui travaille dans la même boîte que moi. Il buvait un café amélioré en compagnie de deux hommes en costume cravate. Il m'a ignorée ou peut-être qu'il ne m'a pas vue ou peut-être qu'il faisait très attention de ne pas croiser le regard du Blond pour ne pas l'encourager à continuer. Si le monde se plaignait de la mauvaise image que les journalistes donnaient de la banlieue, le Blond n'était pas un foudre de réparation à cet égard. D'ailleurs, il précisait :
   – Ce sont les chiens interdits qu'ils lâchent sur les flics.
   Je trouvais le Blond terrifiant et hilarant. Il est allé chercher son chien de sous la table, et il l'a amené près de lui. Le chien s'est recouché en soupirant. De nous tous, dans ce bar, le chien semblait le plus las d'exister. Ses yeux indiquaient un désabusement sans nom. Il bougeait comme s'il portait tout Balzac et ses fondations indestructibles sur le dos. Évidemment, pensai-je, nous n'avons pas tous un maître comme le Blond. Imaginons un instant que Dieu soit comme ça, me dis-je, et vienne m'entourer le cou et m'embrasser toutes les trois minutes alors que je suis à table en train d'écrire. Et devant tout le monde en plus. Heureusement que j'ai une double garantie : si Dieu agissait de la sorte on le saurait, et en plus, selon moi, il n'est pas notre Maître.
   Huit heures quarante. Je raclai le sucre au fond de ma tasse. J'allais devoir lâcher mon tabouret et le comptoir. L'implosion de Balzac et cinq mille trente logements sociaux requéraient mon attention. Si toutefois, en sortant du bar du Théâtre, je me retrouvais dans un espace-temps connu. Cela faisait une demi-heure que je relisais un gros titre de Libé en boucle, et la conversation d'à-côté amenait une question : combien de mondes coexistent dans ce que nous nommons réalité?
   Pour la route, je fixai une dernière fois le trio, qui avait emporté ma conviction : le gore, c'est au quotidien.
   – C'est en Corée, au Vietnam, qu'ils mangent le plus de chien, disait la Compagne. Pour les tuer, ils les fracassent au bâton pour que la viande soit meilleure.
   – J'ai payé mon café en regardant l'ardoise Plat du Jour Hachis Parmentier. En théorie, je pense que les bêtes ont le droit de partager la Terre avec nous, c'est un présupposé philosophique. Mais bon, à un euro le Lavazza, ma vision du monde avait été ébranlée. Je suis partie vers l'adieu à Balzac en pensant aux légumes. Une tomate, ça n'arrache le bras de personne. Même Monsanto n'était pas encore parvenu à créer ce type de monstre. Ça m'a rappelé un poète macédonien à la crinière imposante, qui m'avait répété lors d'une résidence d'écriture au bord de la mer que la macédoine, cette coexistence pacifique de cubes de légumes différents dans un même bol, était un modèle démocratique que son pays avait exporté et qui n'était pas reconnu à sa juste valeur. J'eus une pensée pour lui, qui buvait beaucoup de vin rouge français pour oublier cette injustice.
   Le mieux qu'on puisse espérer, me suis-je dit en traversant dans les clous en direction de la dalle Robespierre, c'est que si Balzac s'écroule sur son passé, c'est pour faire place à une Macédoine Premier Choix, où les chiens seront plus zen.

 

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