Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LA VISITEUSE

Chaque soir, dès que tu t'asseyais devant ton dîner, elle venait se poster face à toi, à la fenêtre de la salle à manger, pattes dressées telle une suppliante, griffes grinçant le carreau, et te fixait droit dans les yeux avec une mine de reproche.
   Tu aimais son regard sans pardon. Tu avais pour elle des complaisances. Tu te levais. Tu entrebâillais la fenêtre. Elle s'insinuait alors à l'intérieur en se raclant la panse contre le bois du châssis. D'urgence, elle exigeait une tranche de ton rôti. Tu la lui présentais sur une soucoupe en Limoges. Elle mâchait cette viande sans se laisser distraire puis se vautrait sur la haute laine de ton Heriz, ronronnant sans pudeur. Tu admirais sa volupté. Tu l'autorisais à satisfaire sa digestion au creux de ton sofa dont elle goûtait le velours.
   Au moment de partir, tu l'oubliais dans la maison. Pendant qu'à ton club de scrabble, penchée sur les cases rouges et roses, tu t'entêtais, fébrile, sans outrepasser les deux minutes réglementaires, à installer rentablement tes x, tes q, tes k, tes t, tes z, la chatte, nonchalamment, visitait ton salon, humait consciencieusement étains et porcelaines, appréciait d'un museau expert les ourlets des rideaux de voile, flairait dans le vestiaire la fourrure des manteaux, montait jusqu'à ta chambre inspecter la literie, étudiait longuement, circonspecte, songeuse, les senteurs confinées au creux de ton oreiller, questionnait les arômes sertis dans tes pantoufles, le parfum de tes bas posés sur le bidet, respirait sous la porte de la chambre aux chaussures d'intéressantes effluves dignes de son attention, allait et venait tant et si bien dans chaque pièce qu'elle déclenchait l'alarme. Les voisins appelaient les gendarmes. La chatte sous le divan observait, indignée, tout ce remue-ménage. Tu payais l'amende.

Aujourd'hui, un technicien est venu démonter ton système d'alarme. Je l'ai vu arracher les fils qui serpentaient dans ta maison, déraciner les réseaux de câbles qui se cramponnaient le long de tes plinthes, se ramifiaient sous tes lambris, prenaient possession de l'intérieur de tes murs tels des fibres nerveuses, des vaisseaux, des artères, ce qui restait de ta vie.
   J'ai en mains le bordereau que je viens de parapher et le carnet d'entretien. L'équipement était revu régulièrement, les tests de fiabilité effectués par un professionnel agréé, les batteries remplacées en temps utile.
   Tu as eu peu de vrais problèmes avec cette alarme. Un nombre assez restreint de fausses alertes. Il est noté dans le carnet que la mise en route du signal, le cinq août 2004 à minuit quarante-sept, a probablement été causée par une réelle tentative d'effraction.
   Sinon, chaque fois, c'était la chatte, cette grosse chatte rôdeuse que tu engraissais de boîtes de Whiskas.

Tu étais devenue, ces dernières années, la bienfaitrice des chattes errantes. Tu t'acharnais contre le matou qui rôdait parmi elles. Dès qu'il s'approchait de ta fenêtre, tu lui lançais le seau d'eau froide toujours prêt à son intention.
   Elles, par contre, les femelles, tu les capturais avec beaucoup d'égards. Tu les emmenais chez Chats Libres. Tu les faisais opérer. Tu les relâchais dans ton jardin.
   La liberté pour elles était de ne plus avoir d'ovaires.

 

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