Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE PREMIER INSTITUTEUR
DE MONTECHIARRO.
CHRONIQUE D'ULISSE LUNGO

Comme nombre de bourgs toscans, Montechiarro, au milieu du siècle passé, était dépourvu d'école. Les rares familles de notables envoyaient leurs enfants dans les institutions religieuses de villes plus importantes, parfois lointaines, ou faisaient appel à des précepteurs, ainsi que l'avait fait le comte Bonifacio Della Rocca, et ses parents avant lui. Les enfants de paysans et d'ouvriers n'apprenaient pas à lire et à écrire; à quoi cela leur aurait-il servi, quand on avait au plus vite besoin de leurs bras? Et pourquoi ceux qui gouvernaient le monde et en tirait leurs richesses auraient-ils pris le risque d'instruire une population soumise? C'est bien entendu une histoire que Montechiarro partage avec l'Europe entière, et même avec la planète; et, de ce point de vue, grâce à quelques personnalités courageuses, Montechiarro fut en avance par rapport à d'autres bourgades, voire des petites villes plus importantes.
   Ce ne furent pas les religieux qui ouvrirent une école, mais ce fut sous l'instigation d'un prêtre, le père Baldassare, ramené de Venise par le comte en 1849, et dont il est question dans d'autres chroniques. Ce n'est pas Baldassare qui réalisa directement ce projet et il ne connut même pas l'inauguration de l'école; ce fut un établissement communal, où les autorités religieuses n'eurent rien à dire. Cela ne contredisait pas, à ce qu'il semble, l'esprit du prêtre, qui aurait eu, toute sa vie, des rapports conflictuels avec sa hiérarchie, voire avec Dieu, pour autant qu'il existe. Mais il n'est pas toujours nécessaire que nos contradicteurs existent pour qu'ils assument ce rôle, grâce auquel nous aiguisons nos arguments et nos esprits, et apprenons à défendre nos opinions et nos valeurs.
   Quelques années avant sa mort, alors qu'il avait repris la paroisse de San Stefano, vieille église romane délabrée de Montechiarro, Baldassare avait remarqué un fils d'ouvriers agricoles plus doué que les autres, à ce qu'il lui semblait. Adriano Lungo était un enfant sage, docile, qui s'était pris d'amitié pour le prêtre et l'aidait dans le service religieux, du moins quand les travaux lui en laissaient le temps. Ses parents moururent ensemble, d'un accident survenu dans les champs. Un éboulement de terrain les ensevelit tous les deux. On dégagea leurs corps pour s'en aller les enterrer dans le cimetière du village. Adriano avait dix ans. Un frère plus jeune était mort de fièvre deux ans plus tôt. Il était seul. À quoi s'attendait-il? Qu'espérait-il de la vie, après un départ aussi calamiteux? Rien, sans doute. Il vivrait une existence similaire à celle de ses parents et puis la même terre le recouvrirait. La passivité des gens qui n'ont connu que l'asservissement, depuis des générations, aussi loin que remonte la mémoire de leur société, est infinie; et l'on ne peut reprocher à l'esclave de courber la tête, s'il ignore que la vie pourrait être différente que celle qu'on lui impose.
   Adriano Lungo eut de la chance, et cette chance fut aussi celle des autres enfants de Montechiarro, dix ans plus tard; telle était certainement la visée de ce Baldassare quand, à la sortie de l'enterrement des parents Lungo, il conduisit l'orphelin chez le comte Della Rocca et obtint que celui-ci prît en charge les frais de scolarité d'un enfant que le prêtre assurait doué. Adriano quitta donc l'univers borné de l'asservissement pour rentrer dans celui, plus ouvert, de la dette. La dette peut être une nouvelle prison, tout dépend du créancier. En l'occurrence, Adriano Lungo eut encore de la chance, car jamais Della Rocca ne lui fit sentir qu'il lui était redevable de quoi que ce soit. Mais même quand le créancier est généreux jusqu'à effacer l'ardoise, le débiteur reste obligé, peut-être davantage encore car il ne lui est pas donné de rembourser sa dette. La liberté n'existera réellement que lorsqu'il n'y aura plus de dettes, mais seulement un échange de services entre citoyens égaux. Ce monde-là, Adriano Lungo ne l'a pas connu et, en ces années tristes qui menacent de devenir terrifiantes, cet espoir est remis à plus loin encore.

Adriano Lungo suivit donc ses classes dans un collège de Sienne puis revint à Montechiarro où, avec l'aide de Della Rocca et d'un marchand influent et progressiste, Umberto Coniglio, il obtint du conseil communal que l'on ouvrît une école fondamentale pour les enfants du bourg. Il n'était pas précisé que ce devait être réservé aux enfants pauvres; ce fut pourtant ce qu'il advint, car les notables continuèrent à confier leur progéniture à des écoles religieuses, même Coniglio qui avait pourtant pesé lourd pour convaincre le conseil. Della Rocca n'eut pas à se dévoiler : son fils unique, Domenico, était trop âgé déjà lorsque l'école ouvrit ses portes. Mais ce dernier y inscrivit, une trentaine d'années plus tard, sa propre fille, Agnese.
   L'école ouvrit dans un bâtiment abandonné de Montechiarro. Adriano Lungo fit longtemps toutes les classes, aidé par sa femme, Marcella Laudi, fille d'un contremaître du domaine des Della Rocca. Il devint un notable, mais d'une classe intermédiaire, confortée sans doute par le Risorgimento; tant que les vrais notables n'inscrivirent pas leurs enfants dans cette école, il n'était au mieux que le maître des pauvres. Et l'oreille des grands.
   Car il entreprit très tôt, alors qu'il était encore aux études dans ce collège de Sienne où il souffrit, tout le temps qu'il y resta, du mépris affiché par les autres élèves pour ce paysan qui, cependant, les dépassait tous, et de loin, dans ses résultats scolaires, il entreprit donc une tâche un peu absurde, peut-être, et qui fera sourire : tenir la chronique de cette bourgade insignifiante. Il fut ainsi le témoin et la mémoire d'une courte période où, grâce aux qualités et aux zèles combinés du marchand Coniglio et du propriétaire Della Rocca, le pays connut une prospérité étonnante dont une part des bénéfices retomba sur les plus déshérités. Cela dura peu : les deux entrepreneurs humanistes périrent ensemble sous les coups d'un aristocrate dégénéré et Montechiarro, lentement, retomba dans sa torpeur.
   Dans un de ses carnets, Adriano Lungo dressa le portrait de sa ville :

Comme la plupart des cités toscanes, Montechiarro se tient haut perchée sur des siècles d'histoire; et comme ses sœurs, elle y juche avec une nonchalante indifférence, en vieille aristocrate qui préfère qu'on ne lui rappelle pas sans cesse ses titres de noblesse, de peur de devoir en admettre la fragilité.
   On l'aperçoit de loin, sur la route lente et sinueuse qui, du cœur du val d'Orcia, remonte vers Sienne; et l'on prend sans doute plus de plaisir à la contourner ainsi du regard qu'à y pénétrer, à la caresser d'une pupille libre et distraite plutôt que de frotter sa paume aux façades vieillies et rugueuses. En quoi, Montechiarro s'est constituée insensiblement à l'image de ses habitants. Des peupliers délimitent la route qui vient frôler la Porte de Sienne pour replonger aussitôt et poursuivre sa course patiente vers le Nord, vers Pienza, sous l'œil morne des vestiges de son enceinte.
   Montechiarro fut étrusque trop longtemps pour profiter des bienfaits de l'empire romain; la Renaissance l'a vu ouvrir les yeux une décennie trop tard pour inscrire, sur cette remarquable page de l'histoire italienne, le moindre paragraphe mémorable ou ne serait-ce que le nom d'un artiste illustre que se seraient disputés les grands de ce monde. Lors des troubles florentins, elle rompit avec sa lenteur ancestrale et se rangea avec précipitation dans les rangs des perdants. Dépitée par tant de déboires, elle regarda de loin l'épopée de Garibaldi et le Risorgimento.

D'une certaine manière, ce portrait valait pour lui, ce fils de paysan devenu instituteur et qui ne put se libérer au point de donner, à lui et à ceux qui l'entouraient, le meilleur de ce que la vie pouvait leur apporter. On me dira que je suis injuste et que lutter contre l'ignorance est le premier et le plus essentiel des combats qu'il faut mener contre l'injustice et la tyrannie. Cela est vrai. Je suis injuste comme l'est un enfant ingrat, qui refuse de reconnaître ses dettes ou simplement de proclamer sa gratitude. Ce n'est pas ce que je veux signifier, cependant. Je crois qu'Adriano Lungo a offert tout ce qu'il pouvait, et qu'il n'a pas pu davantage.
   Avec sa femme, il eut un enfant. Pas plus. J'ignore pour quelles raisons il n'y eut pas des frères et des sœurs; il n'a jamais donné, sur ce sujet, la moindre explication. C'était ainsi. Aucune de ses nombreuses chroniques, consignées dans des carnets qu'il a transmis à ce fils unique, ne donne de réponse à cette question, ni même n'évoque l'une ou l'autre anecdote personnelle, à l'exception d'une. Une seule chronique le met en scène et offre, à qui cela intéresse, une explication sur cette passivité qui n'a jamais quitté le premier instituteur de Montechiarro.
   De son vivant, Adriano Lungo fut témoin de nombreuses injustices. Dans ses leçons, toutefois, il n'incitait pas ses élèves à la révolte. L'auteur de ces lignes peut en témoigner, qui fut l'un d'eux. Il ne prêchait pas non plus la soumission à quelque ordre que ce soit; il enseignait à lire, à écrire et à calculer, puis il essayait de donner le goût d'apprendre, de comprendre et, éventuellement, de juger – tâche qu'il n'évoquait jamais sans inviter à la plus grande des prudences car, selon lui, on était toujours prompt à juger ce que l'on ne comprenait pas.
   Dans ces chroniques, il évoquait la mémoire de nombreux habitants de Montechiarro, des humbles comme des puissants, avec impartialité. Mais les plus longues, les plus élaborées furent réservées aux seconds, jusqu'au seul texte que l'on pourrait qualifier de roman et qu'il consacra à une histoire qui ne se déroula pas ici mais à Venise, celle d'un musicien qu'il ne connut que par des partitions rapportées par le père Baldassare et qu'un Allemand inconnu vint rechercher trente ans plus tard. Adriano Lungo n'avait jamais mis les pieds à Venise, et il prend garde de ne pas nommer les lieux de son huis clos, pas plus qu'il ne date la période, alors que cette histoire, d'après ce que je sais, a pris place durant un épisode glorieux du Risorgimento, la brève et glorieuse république indépendante de Venise, levée contre l'occupant autrichien auquel elle tint tête durant deux années. De cela, Adriano Lungo ne dit pas un mot dans ce texte qu'il intitula mystérieusement «Un jour, ce sera l'aube», titre poétique sans nul doute, et qui traduit aussi le rapport de son auteur à l'histoire et sa passivité devant le cours des choses. Il n'y a d'aube que pour le jour sans cesse recommencé, la course d'un soleil qui ne sait pas qu'il court, se lève et se couche. Pour l'homme, l'aube est dépassée à l'instant même de sa naissance, et attendre qu'elle revienne est une soumission qui ne peut conduire qu'au tombeau, la tête basse et les yeux emplis de cette stupeur qui prend celui qui toujours a attendu que la chance vienne sans jamais chercher à la forcer.
    Il écrivait donc, quand l'école lui en laissait le temps. Cette activité secrète et quelque peu magique intrigua très tôt son fils. Il l'avait prénommé Ulisse, en souvenir de ce jour où le père Baldassare l'avait mené chez le comte Della Rocca, où l'on avait évoqué l'illustre personnage homérique et où l'enfant qu'il était alors jura qu'il reviendrait dans cette Ithaque italienne, au cœur de laquelle une cité indifférente jouait le rôle de Pénélope, tissant chaque nuit ses toiles de poussière que la lassitude des siècles l'empêchait de dénouer au matin. Ulisse observait son père à la dérobée et était friand de ces histoires qu'il lui lisait avec plaisir, le soir, avant de le mettre au lit. Très tôt, l'enfant voulut imiter son père et entreprit, lui aussi, d'écrire les histoires de sa ville et de ses habitants, puisque cette activité d'écriture lui semblait intimement et indissolublement liée à ce sujet. Et sans doute le père instituteur fut-il fier de son fils lorsque celui-ci lui présenta son premier texte.
   De son fils peut-être mais pas de lui; jamais il ne chercha à faire publier ces récits, bien que sa femme eût cherché à l'en convaincre. C'eut été se mettre en avant, réclamer un statut d'artiste qui n'était pas le sien. Et son statut d'instituteur n'était-il déjà pas presque une imposture, lui qui aurait dû être un misérable ouvrier comme il en dépeignit certains dans ces chroniques?
   J'ai dit qu'il parlait de tous, mais que sa prose préférait les puissants. Les textes où il traite des plus humbles sont courts, denses, secs comme la terre au mois d'août. C'est qu'il y a peu à dire, en effet, et que tous ces destins se fondent dans un même et monotone désintérêt. Il ne s'y passe rien, sauf une vie dure, une longue fatigue dont on ne se guérit que par la mort. Dans un de ces carnets, on trouve un de ses plus courts récits :

Carlo Savoni, ouvrier agricole travaillant au domaine du comte Della Rocca, âgé de dix-sept ans, a épousé hier Giuletta Ricardo, de deux ans sa cadette. Ils se sont installés chez les parents du marié, dans une maisonnette voisine de la porte du Soleil. Ce matin, lendemain de ses noces, il a été tué par un charroi que, par distraction sans doute, il n'avait pas vu venir et qu'il n'a pu éviter.

Et c'est tout. Que dire d'autre, en effet? La pauvreté, contrairement à ce que l'on suppose de Dieu, reprend toujours plus qu'elle n'accorde. Et pourtant, on reste songeur devant ces quelques lignes. N'y avait-il vraiment rien d'autre à dire? Que s'étaient promis ces deux jeunes gens amoureux — et d'abord, étaient-ils amoureux? Sans doute, dans ce milieu il n'y a rien à arranger, pas de fortune à préserver. S'étaient-ils mariés parce que la gamine était enceinte? Et quelle fut leur nuit de noce, à quatre ou six ou huit dans une même pièce? Pourquoi était-il distrait, et pourquoi était-il sorti seul le lendemain de ses noces? Songeait-il au sourire de sa Giuletta, à la douceur de son corps, était-il encore sous le charme de la découverte du plaisir qui n'a pas besoin de draps en satin pour naître et croître? Titubait-il de fatigue et d'ivresse? Nous n'en saurons jamais rien; le chroniqueur ne s'est pas posé ces questions. Un jeune homme est né, a vécu dix-sept ans, était sur le point d'engendrer à son tour et est mort, accidentellement. Aucune chronique ultérieure n'est consacrée à sa veuve. Il faudrait aller à la maison communale ou consulter le registre paroissial pour savoir ce qu'elle est devenue. Peut-être vit-elle encore, vieille chenue entourée de dix enfants et de quarante petits-enfants, remariée à un autre, qui sait le frère de Carlo.
   Mais quarante pages de son écriture serrée sont consacrées à la femme du comte Bonifacio Della Rocca, une princesse déraisonnable prénommée Lætitia, qui ne passa à la villa Bosca, domaine du comte, que quelques mois, le temps de mettre au monde un fils et de s'envoler avec son premier amant. Sans oublier ce roman, qui remplit deux carnets, et dont seul le personnage du père Baldassare, d'ailleurs secondaire, a connu les murailles de Montechiarro.

On comprendra qu'Adriano Lungo nourrit quelques inquiétudes lorsqu'il découvrit que son fils Ulisse s'engageait pour une Odyssée bien différente de celle qu'il imaginait, une aventure politique qui contestait l'ordre des choses auquel il s'était soumis, par reconnaissance. Ulisse avait, tôt, manifesté son désir de devenir libraire, ce qui avait réjoui ses parents; mais quand ils trouvèrent dans sa chambre des ouvrages de Stirner, de Sorel et d'autres penseurs anarchistes, ils prirent peur. De longues discussions eurent lieu, où le plus jeune essayait d'expliquer ce projet politique si difficile à comprendre quand on le réduit aux actes des extrémistes qui posent des bombes. Mais ce n'est pas le lieu de relancer un débat qui, par ailleurs, put toujours se dérouler sans rupture, même si jamais Adriano Lungo n'approuva ce choix et que, jusqu'à la fin de sa vie, il redouta que son fils pâtît de ce militantisme.
   Ce n'est pas de cela qu'est mort Adriano Lungo. Jusqu'à la fin, il est resté fidèle, ou plutôt, débiteur. Ainsi qu'il le raconte dans la seule chronique où il condescend à parler de lui, sa vie avait véritablement commencé le jour de l'enterrement de ses parents, alors qu'il remontait le chemin de la porte de Sienne, aux côtés du père Baldassare. Le vieil homme avait coutume, semble-t-il, de déplorer la vétusté de l'antique bâtiment. Lors de leurs nombreuses promenades, c'était un lieu d'arrêt rituel, dans l'ombre apaisante des pierres dont le prêtre annonçait cependant qu'elles chuteraient un jour pour tuer un passant. Devenu instituteur, Adriano Lungo mit beaucoup de zèle à obtenir que la porte fût restaurée. Elle le fut une première fois, de déplorable manière semble-t-il. L'instituteur repartit en croisade. Elle le fut à nouveau et redevint un bel édifice, sombre et médiéval, où Ulisse, enfant, jouait avec ses compagnons du village. On peut dire qu'Adriano Lungo veilla davantage au devenir de cette porte qu'à celui de son pays. Il ne connaissait pour ainsi dire rien aux partis politiques et aux hommes qui gouvernaient le jeune royaume italien, mais il aurait pu décrire, je crois, chaque moellon de la porte de Sienne.
   Et puis, au début de ce siècle, le conseil communal constata que l'ouverture n'était pas suffisante pour laisser entrer dans Montechiarro les véhicules du progrès. On vota la démolition de la porte. Alors, mon père se mit à son bureau et, pour la première fois de sa vie, entreprit d'écrire à son propos. Il rédigea l'histoire de la porte de Sienne de Montechiarro, dont ne témoignent plus aujourd'hui que quelques clichés médiocres et l'une ou l'autre gravures anciennes – et cette chronique que personne ne publiera, puisque tel était le souhait de son auteur. Il vint à son chevet lorsque les ouvriers s'attaquèrent aux piliers. Au premier coup, son cœur céda. Il s'écroula. On le ramena en hâte à la maison; le médecin diagnostiqua une crise cardiaque. Et l'instituteur fut sous terre avant que la porte de Sienne n'y fût couchée.

J'ai, à ma manière, repris la tâche de mon père. Pour être honnête, je n'envisage pas davantage que lui de faire publier ces carnets. Je n'ai pas de fils à qui les transmettre, mais je sais à qui les donner lorsque le moment sera venu. Comme Adriano Lungo, comme Montechiarro, je regarde l'Histoire passer devant nos murailles; plus que lui, j'ai cherché à y jouer ma part. Anarchiste un temps, j'ai rencontré, dans des congrès, des gens qui sont aujourd'hui les ennemis des anarchistes, à commencer par celui qui, demain, prendra sans doute en main ce pays qui, après avoir lutté pour recouvrer sa liberté et son indépendance, ne se rend pas compte qu'il est prêt à en abdiquer pour l'un des siens, comme si l'esclavage intérieur était une calamité moindre que la domination étrangère. Qu'est-ce qu'Adriano Lungo, qu'est-ce que mon père aurait pensé de Benito Mussolini? Je l'ignore. Rien sans doute. Je veux croire qu'il aurait refusé d'adhérer au parti fasciste pour conserver son poste; mais peut-être aurait-il simplement prétexté, pour justifier ce refus, un âge avancé qui l'aurait autorisé à se retirer. À son fils, il aurait dit, d'un ton las : «Tu vois où mène ton anarchisme?», et Ulisse n'aurait sans doute pas eu la force de lui expliquer que cela n'avait plus rien à voir. Une chose est sûre : il n'aurait pas eu la cruauté de lui demander s'il pourrait opposer à cette dictature annoncée autre chose que ces petites chroniques consignées dans des carnets que personne ne lit.

Montechiarro, 1922.

 

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