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LA MACHINE LE BON (journal scientifique)
Jeudi 16 décembre. Note liminaire. Je tiens l'énonciation par Gustave Le Bon de la loi de l'unité psychologique des foules pour l'événement principal des sciences sociales dans les deux derniers siècles, et ne laisse pas de m'étonner que personne avant moi n'ait eu l'idée d'y raccorder les sciences physiques.
Rappelons brièvement le contenu de la loi, et imaginons pour cela cent hommes, groupés. À partir d'un certain moment, nous dit Le Bon, ces cent ne seront plus cent mais un seul, et formeront un être d'un type nouveau : une foule. La foule n'est pas la somme des individus qui la composent : elle est plus et autre chose un animal autonome, doté d'un instinct propre. J'ai tort d'ailleurs de parler des «individus» qui la composent : subjugués par un phénomène qui les dépasse et auquel ils ne comprennent rien, les hommes en foule sont hypnotisés par leur situation dans la masse, et dépossédés de leur libre-arbitre; ce ne sont plus des individus mais des atomes dans une molécule, inséparables d'elle. L'âme d'une brute s'éveille en eux, qui neutralise les facultés de leur raison.
La foule, sa puissance, sa violence : c'est depuis vingt ans mon idée fixe, ma passion, mon programme de travail.
Dans mon disque dur, j'ai mille petits fichiers vidéo montrant des foules en furie; je les regarde souvent, par séries de cinq ou six. Mes préférés, les plus fascinants, ce sont les films tournés par des amateurs à la Libération, en 1944 et 1945. On y voit des citoyens honnêtes, des pères de famille pacifiques rendus sauvages par l'effet de la foule; délirants, ils courent après leur voisin qui a fait du marché noir, le bourrent de coups et le tirent par les cheveux jusqu'à l'échafaud où il sera pendu; puis ils tabassent sa femme qui paraît-il a couché avec des Allemands, ils la traitent de tous les noms et la rasent en riant. Enfin, quand le sang a coulé, tout à coup la tension retombe : les cris et les huées font place au silence, et tous ces braves gens redevenus maîtres d'eux-mêmes contemplent leur uvre avec consternation, libérés du charme auquel ils ont temporairement succombé. Ils n'avaient de cesse qu'ils aient accompli un sacrifice, n'importe les preuves : ils l'ont fait, et s'en trouvent maintenant tout sots, songeant que la veille encore ils buvaient l'apéritif avec le voisin qu'ils trouvaient sympathique, et qu'ils rêvaient de plaire à sa femme qu'ils trouvaient bien jolie. Voilà ce que c'est que la foule!
Contrôler la foule : la vraie puissance. Celui qui tiendra la foule dans sa main, celui qui saura la canaliser pour la concentrer vers un but, il sera le maître du monde.
Eh bien! C'est fait : j'ai inventé une machine à contrôler les foules. Enfin, presque; je suis près du but. Mon procédé sera bientôt au point : grâce à lui, je serai en mesure de provoquer artificiellement l'étincelle magique grâce à quoi une masse d'individus se transforme en foule l'étincelle qui, dans la nature, ne se produit que de façon aléatoire.
Ah! Imaginez un peu! Un stade bondé, un magasin à la mode, une cantine scolaire, une file au guichet, cinq cent quidams dans une avenue : grâce à ma machine, je réunirai tous ces gens en foule par simple pression sur un bouton; le stock d'énergie contenu dans ces rassemblements humains, je le condenserai, je le prendrai en tenaille, je le dirigerai! Ma machine imprimera la forme « foule » à la matière blanche des masses anonymes, elle donnera la vie à ces regroupements que la nature nous donne à l'état inerte!
Dessein grandiose!
Mais du calme, du calme. Allons! Gardons la tête froide; il y a encore du travail. Demain, pour la première fois, j'expérimente la machine in situ. Un moment de vérité!
Vendredi 17 décembre. Début des expérimentations hors du laboratoire, sur le terrain. J'ai transporté la machine dans un village proche de chez moi, et l'y ai mise en route. Lourde et encombrante, elle n'est pas facile à manipuler; il m'a fallu une heure pour l'installer dans la voiture. Idéalement, on devrait pouvoir la glisser dans sa poche, l'avoir toujours avec soi pour ne jamais manquer une occasion de créer une foule; je n'en suis pas encore là.
Garé sur la place principale, juste devant l'ancien kiosque à musique, j'ai allumé la machine. Au début, il ne s'est rien passé. Trois minutes à attendre. C'est long, trois minutes! J'ai changé quelques paramètres, sans résultat. Bon sang! Etait-ce à dire que la machine ne marchait pas? J'allais abandonner quand l'atmosphère soudainement s'est électrifiée. Surprise et soulagement : la machine fonctionnait enfin. La place du village s'est agitée; les enfants qui jouaient calmement dans le kiosque se sont mis à courir en tous sens et à se battre, sans motif; les commerçants sont sortis de leurs magasins avec une mine inquiète, regardant vers le ciel comme s'ils attendaient des martiens. Un chien attaché à un poteau a hurlé à la mort puis a longuement mordu sa laisse jusqu'à la rompre, avant de enfuir en aboyant. C'était extrêmement intéressant. Hélas, je n'ai pas pu continuer l'expérience : la machine a commencé de produire des ronflements inquiétants et, surtout, à dégager une chaleur qui a rendu l'habitacle de la voiture invivable. Fin du test.
Je suis à moitié satisfait. Il y a des résultats, certes, mais pas complètement concluants j'espérais quelque chose de plus spectaculaire. Et puis la chaleur, les ronflements autant de problèmes à résoudre.
Pistes à creuser, au sujet de cette chaleur :
- Enrober la machine dans un tissu isolant;
- L'actionner hors de la voiture avec une télécommande, de manière à ne pas griller moi-même dans l'habitacle;
- Rester dans l'habitacle, mais m'enrober dans une combinaison anti-chaleur.
À voir.
Lundi 20 décembre. J'ai finalement acheté six ventilateurs pour refroidir la machine. Seront-ils suffisants?
C'est vraiment du bricolage. Pauvres moyens que ceux du savant isolé, comme moi!
Mercredi 22 décembre. Assisté ce soir à un match de football. Dix mille personnes dans le stade, et aucun incident à la sortie. Pas de mouvement de foule, rien. Décevant.
Si j'avais eu la machine avec moi
Jeudi 23 décembre. J'ai fixé les ventilateurs dans la machine. Des six, j'ai pu en installer quatre. Ils modifient notablement la forme de l'ensemble, et m'obligeront à refondre la carrosserie. Reste un problème : ils empêchent bien l'échauffement, mais ils sont affreusement bruyants. Ajouté aux ronflements, ce sera très pénible pour les oreilles.
La route de la miniaturisation est encore longue.
Vendredi 24 décembre. Réveillon chez ma fille. A mon gendre, cet imbécile qui n'a jamais bricolé de sa vie, j'ai offert un lot de tournevis dans une boîte en acier peint. Je pouffe.
Samedi 25 décembre. Noël. Travaillé d'arrache-pied.
Dimanche 26 décembre. Fatigue. Impossible de rien faire. Peu d'appétit : ce midi, un thé, une soupe aux pois avec trois croûtons, rien d'autre et je n'ai même pas mangé les croûtons. Couverais-je quelque chose?
Vendredi 7 janvier. Si je couvais quelque chose, tiens! C'était la grippe! L'horrible grippe qui m'a tenu éloigné de l'atelier durant deux semaines! Cloué au lit, je n'ai rien pu faire! Et le plus rageant, c'est que j'ai raté la Saint-Sylvestre, avec ses rassemblements dans les grand-rues! Toutes ces foules potentielles qui n'attendaient que moi! J'enrage.
Me suis remis au travail ce matin. J'étais tellement excité que j'ai été formidablement productif. Entre autres, j'ai trouvé un moyen pour réduire l'encombrement de la machine : il suffit d'entrecroiser les lamelles de cuivre du générateur. Le gain de place est énorme. C'est tout simple, mais il fallait y penser. À présent, la machine aura la forme d'un gros cube d'un demi-mètre d'arête, que je compte enrober d'une coque en plastique munie de deux poignées de transport. Son seul défaut désormais, c'est le poids elle reste trop lourde pour que je la transporte sur de longues distances : après quinze mètres, je suis tout essoufflé. La soulever de l'atelier jusqu'à la voiture, cela va bien, mais il ne faut pas m'en demander plus.
Et si j'y fixais des roulettes?
Suite des opérations : nouveau test in situ mercredi prochain.
Mercredi 12 janvier. Utilisation en ville. Tout a marché. Effet impressionnant : pendant trente secondes environ, des dizaines de personnes se sont rassemblées en un cortège-éclair et ont convergé ensemble vers une colonne publicitaire. La raison pour laquelle elles ont (plus exactement elle a : la foule) choisi cet objectif reste obscure. En tous cas, elles étaient très agressives : coups, cris, etc. J'ai stoppé l'expérience avant que l'affaire dégénère. Que se serait-il passé sinon? Auraient-elles pillé les magasins, retourné les voitures, agressé les rares passants non ensorcelés par la machine?
Pire : se seraient-elles entretuées?
Je mesure la dangerosité de mon invention. Note pour la suite : avant d'avoir acquis une maîtrise satisfaisante des foules que je crée, respecter une règle d'or la prudence. Pas de tests trop ambitieux. Me fixer de petits objectifs. Les atteindre l'un après l'autre. Progresser calmement, avec méthode. Surtout, pour le moment, n'utiliser la machine que dans des lieux où les foules mes foules ne trouveront rien à détruire. Ni personne à tuer.
Samedi 22 janvier. Une semaine sans prendre aucune note dans ce cahier ce n'est pas sérieux! Il faut être régulier et consigner ici chaque étape de mes recherches : ce sera dans l'avenir un document précieux pour les historiens de la science.
Récapitulons.
1) Transformer une masse en foule, je sais faire. Nouveaux tests cette semaine, tous réussis. Quand je mets la machine en route, les gens situés dans mon périmètre d'action se rassemblent, leurs forces dispersées se condensent, une foule prend forme. Si j'actionne mes potentiomètres, l'agitation augmente : la foule piaffe, elle se cherche une cible. C'est épatant. Pour ne provoquer aucune catastrophe, je résiste à l'envie de pousser le potentiomètre trop loin. La raison avant la curiosité. Garder à l'esprit que la foule est un produit dangereux.
2) Maintenant que je sais créer la foule, je dois apprendre à la contrôler. La faire bouger, la diriger, comme un marionnettiste. J'ai ressorti les plans du panneau de commande que j'avais conçu au début de mes recherches. Une sorte de télécommande toute simple, avec un bouton marche/arrêt, deux curseurs (degré de mobilité, niveau de violence), un joystick multidirectionnel pour faire avancer la foule dans toutes les directions et un sélecteur pour choisir l'orientation de ses sentiments colère, attentisme, provocation, etc. Lundi, je commence à construire la chose.
Il y a du pain sur la planche, comme on dit!
Mercredi 2 février. Une question me tracasse : ne devrais-je pas tester la machine sur moi? J'y pense depuis hier soir, à cause d'un documentaire sur Freud que j'ai vu à la télévision. Jeune docteur, Freud s'adonnait personnellement à la cocaïne pour éprouver ses vertus stimulantes : quelle conscience professionnelle! C'est admirable. Un modèle à suivre.
Alors? Jusqu'ici, je suis resté hors de mon sujet. Les foules me fascinent, mais je ne m'y suis jamais laissé happer. Je suis trop individualiste pour ça. Agoraphobe, même : la multitude agit sur moi comme un répulsif, je fuis d'instinct les endroits trop peuplés. Si le climat n'y était pas si ingrat, je me trouverais très bien dans un désert. Mais quoi! Comme Sigmund, mon devoir est de connaître mon objet d'étude de l'intérieur. Allez! C'est décidé : la semaine prochaine, j'irai dans un endroit populeux avec la machine et la ferai fonctionner à distance, en m'incluant dans la foule qu'elle créera. (Il faudra prévoir un retardateur pour qu'elle s'arrête toute seule au bout d'une minute ou deux, car je n'aurai plus ma raison et serai incapable de me distraire de l'hypnose collective pour aller l'éteindre manuellement). D'un point de vue scientifique, ce sera sans doute très enrichissant.
Mais d'ici là, détente. Demain, je pars en week-end. Quelques jours de congé chez mon vieil ami Lapolice, le physicien.
Comme il sera bon d'être ensemble, tous les deux, maintenant que sa femme est morte!
Lundi 7 février. De retour à la maison. Séjour inoubliable : Lapolice a repris ses travaux sur la radioactivité, nous avons passé le week-end dans son laboratoire à manipuler du radium. Blagues de potache, expériences dangereuses, etc.
Comme il me connaît bien, il a deviné que j'avais un projet en cours, et n'a eu de cesse qu'il me l'ait fait raconter. Le coquin! Il bouillait de savoir. Mais j'ai tenu bon et n'ai rien dit : tant que la machine n'est pas complètement au point, je ne veux rien ébruiter.
Mercredi 9 février. Réflexions générales. Ce scandale que le sort fait à Le Bon par les intellectuels de son époque et de la nôtre! Parle-t-on de lui aux jeunes gens, comme de Pasteur ou de Curie? Non. L'étudie-t-on dans les facultés? J'en doute. Notre plus grand savant! Celui dont se sont inspirés les meilleurs esprits du siècle, celui dont les plus grands sociologues se déclarent les héritiers! Erreur terrible, et que je m'explique mal.
Et puis, quelle tristesse de voir que le rayonnement de Le Bon est moindre chez lui, en France, que chez les Allemands, les Italiens, ou même les Américains! C'est l'adage bien connu : nul n'est prophète, etc. Nous Français ne le lisons plus. Est-ce à dire qu'il nous fait honte? Sommes-nous embarrassés qu'il ait donné à des dictateurs certaines idées, aux meneurs de foules des années 1930 certaines méthodes? Ah, la vieille rengaine! Je réponds : mais non, mais non! Qu'y peut-il, notre Gustave? Le ver n'était pas dans le fruit! On ne condamne pas un maître à cause de ses élèves!
Se laver la tête de tout ça, laisser là ces mauvais procès.
Le Bon reste mon Dieu.
Sur ce, au travail.
Mardi 1er mars. Je n'ai pas ouvert ce cahier pendant trois semaines, mais j'ai une excuse : j'ai travaillé comme un fou, presque en transe. (Vers le 20 février, je crois bien que j'ai passé cinquante heures de suite dans l'atelier, sans dormir, tant j'étais absorbé!) Cela ne m'était plus arrivé depuis longtemps; je me sens un jeune homme.
Et ça marche! La machine fonctionne presque parfaitement, sans caprices, sans chaleurs, elle répond aux commandes sans délai. Et le plus fort, c'est que j'ai achevé le panneau de commande! Il tient dans la main, et ne pèse presque rien.
Foules, me voilà! Vous serez bientôt comme un pantin sous mes doigts! Quand j'actionnerai tel bouton, vous gronderez, vous montrerez les dents; quand je tournerai tel autre, vous vous mettrez en branle; et quand j'aurai décidé d'ouvrir les vannes à vos instincts sauvages, quand le moment sera propice à votre explosion, alors vous vous sentirez invincibles, et vous irez droit devant détruisant tout, comme un troupeau d'éléphants fous, comme un ouragan.
Il est temps de faire de nouveaux tests les derniers. Et de m'y soumettre moi-même, comme je me l'étais promis. J'ai établi un plan de travail pour faire fonctionner la machine dans toutes les conditions, et j'ai amélioré le fonctionnement du retardateur. (Imaginez un peu s'il se détraquait, et que la machine ne s'arrêtait plus! Avec moi dans la foule, en plus! Mais heureusement les batteries se vident très vite, tout s'éteindrait faute d'énergie au bout de dix minutes. C'est rassurant).
Début des opérations demain.
Mercredi 2 mars. Premier test vers quinze heures, en centre-ville. La machine a émis un sifflement bizarre à l'allumage, mais tout est rentré dans l'ordre rapidement. La foulification (je me comprends) a été instantanée : en dix secondes, tous les quidams en goguette sur les trottoirs se sont soudés pour former un groupe cohérent une foule, donc. Manipulant mes commandes, je les ai dirigés vers une petite impasse où ils se sont engouffrés comme s'ils y avaient trouvé de l'or. J'ai mis fin à leur hypnose au bout d'une minute, très content de moi.
Deuxième test un peu avant dix-sept heures, à la sortie d'une école où des parents attendaient leurs rejetons. Après avoir garé la voiture aussi près que possible, je me suis caché derrière un platane avec mon panneau de commande. Dès la mise en route de la machine, une vive agitation s'est emparée des sujets. Certains ont émis des protestations furieuses et décousues, d'autres se sont rués sur une poubelle pour y donner des coups de pied. J'ai voulu les calmer en diminuant l'intensité du signal mais, à ma surprise, cela n'a pas marché : la bousculade est repartie de plus belle, et quelques excités ont même voulu escalader la grille de l'école! Craignant que cette foule capricieuse échappe à mon pouvoir, j'ai tout arrêté et me suis éloigné en vitesse, inquiet.
Troisième test à dix-huit heures dans un centre commercial, sans anicroche cette fois. En partant, j'ai croisé des voitures de police qui, sirènes hurlantes, fonçaient vers l'émeute à laquelle je venais de mettre fin.
Journée satisfaisante. Reste à effectuer un dernier test un test un peu spécial, où je m'inclurai dans mon expérience.
Verdict demain.
À Dieu va!
Jeudi 3 mars. Ca y est! Je me suis auto-foulifié! Moment inoubliable. Je me doutais bien qu'être pris dans une foule était quelque chose d'incroyable, mais il faut le vivre pour le comprendre vraiment. La sensation la plus troublante : celle d'avoir abdiqué temporairement ma sagesse, d'être devenu bête. Pendant deux minutes, j'ai été un sot, une brute, un sauvage, un singe. Le Bon avait raison : c'est vers le bas que la foule ratisse et, s'il y a dix crétins parmi neuf cents quatre-vingt-dix savants, l'intelligence globale des mille réunis en foule descendra infailliblement au niveau des dix. Je cite : «Les foules accumulent non l'intelligence mais la médiocrité. Par le seul fait qu'il fait partie d'une foule, l'homme descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation. Isolé, c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un instinctif, par conséquent un barbare». Comme c'est vrai! Comme je l'ai ressenti puissamment, cet après-midi! Dans un moment pareil, on se redécouvre. Je me flatte d'être cultivé, délicat, pondéré; je suis sans doute un savant, et peut-être un génie; mais sous l'influence de ma machine, parmi la foule, je suis devenu un barbare, prêt à bondir sur chaque cible qu'on me donnerait. (Le Bon parle d'un «état d'attente expectante favorable à la suggestion», et c'est exactement cela). M'aurait-on ordonné de grimper sur les toits pour me jeter dans le vide, je l'aurais fait! M'aurait-on asséné que deux plus deux font cinq, je l'aurais cru!
Autre chose : dans la foule, je me suis senti libre. Ou plutôt, délivré du sentiment de la responsabilité. Les conséquences de mes actes ne m'intéressaient pas; je n'avais plus la notion du risque. Je pouvais tout faire, je ne me serais rien interdit. Cela aussi, Le Bon l'a expliqué : l'homme dans la foule est anonyme, il ne se sent plus comptable de rien. C'est grisant; on se croit tout permis.
Heureusement, au bout d'une minute, la machine s'est arrêtée automatiquement. Le retour sur terre, je l'ai trouvé brutal : on est tout penaud, on a peine à croire ce qui vient d'arriver. On ne se reconnaît plus. C'est formidable.
Aujourd'hui j'ai compris, de l'intérieur, la puissance de ma machine.
Arme absolue!
Dimanche 13 mars, la nuit. Insomnie, comme souvent ces temps-ci. Je me tourne dans mes draps, incapable de trouver la paix; parfois je somnole quelques instants, mais ça ne dure pas. Et quand par miracle je m'endors, je fais des rêves étranges. Celui-ci, par exemple : d'immenses colonnes de soldats sonnent à ma porte, je leur ouvre; le premier de file me demande avec calme de lui donner ma machine, je refuse; il tire, mais je ne meurs pas. Ou celui-là : la machine grésille, en sortent tout à coup des gnomes ricaneurs qui se répandent dans la nature par hordes de cinq ou six et qui dévorent tout sur leur passage, comme des criquets humanoïdes.
Je me demande si je ne suis pas surmené. Peut-être devrais-je prendre un peu de repos, rester quelques jours à l'écart de l'atelier. Un séjour à la mer me ferait du bien; en plus, il n'y a personne sur les plages à cette saison ce sera parfait.
Jeudi 24 mars. Une semaine au calme. Que c'est beau, la côte en hiver! Je me sens un homme neuf. Vivement demain, que je retrouve mon atelier!
Vendredi 25 mars. Reprise de l'entraînement, si j'ose dire. Comme l'autre fois, j'étais tellement content de retrouver ma machine une ivresse, presque que je n'ai pas pu résister à l'envie de jouer tout de suite avec : j'ai couru la réessayer à l'air libre. Je me suis d'abord rendu à la sortie d'un stade, où j'ai foulifié deux bandes de supporters rivales. Grande facilité d'exécution dans tous les exercices que je me suis proposés : les diriger, les séparer en petites meutes, les regrouper, etc. Une bataille a éclaté quand j'ai poussé le signal au maximum; rien de bien méchant, mais il y a quand même eu quelques dégâts (nez cassés, etc.) Qu'on me donne une armée plutôt qu'une bande de hooligans, et on verra de quoi la machine est capable!
Samedi 26 mars. Je pars dîner chez Lapolice, qui revient d'un séjour en Bourgogne avec douze cartons de Mercurey. Ça promet.
Lundi 28 mars. Nouvelle surprenante entendue à la radio locale ce matin : la place où j'ai réalisé l'un des premiers tests a été hier soir le théâtre d'une petite émeute. Étrange.
Mardi 29 mars. Je relis ma note d'hier, et j'en ris. «Étrange», ai-je écrit; mais pourquoi m'étonner qu'une foule se soit formée naturellement là où j'en ai créée une artificiellement l'autre fois? Eh! Les foules naturelles, heureusement que cela arrive encore! Parce que j'ai inventé une machine à fabriquer des foules, il faudrait que la nature cesse d'en produire de son côté? Quel mégalomane je fais
Ceci m'amène à un point de philosophie : foules naturelles et foules artificielles sont-elles comparables? Et surtout, sont-elles aussi belles les unes que les autres? L'esthète qui admire les déchaînements naturels des foules (le véritable esthète, en somme), admirerait-il aussi leurs déchaînements artificiels, ou bien dirait-il que mes foules à moi sont moins belles? Un connaisseur de foules, préférerait-il les «vraies» foules aux fausses? Mon réflexe est de penser que non, mais enfin, cela me perturbe. C'est que ma passion pour les foules n'est pas qu'une affaire de science : il y a aussi là-dedans quelque chose qui tient, disons, du goût.
Dimanche 3 avril. Radio locale, ce matin : des incidents ont éclaté hier, à midi (heure de la sortie des classes), juste devant l'école où j'ai fait fonctionner la machine le 2 mars.
Deux foules naturelles aux endroits précis de mes tests, ce n'est plus une coïncidence, c'est un problème.
Demain matin, je me rends sur place.
Lundi 4 avril. Je stationne devant l'école. Des policiers sont en faction. J'ai procédé discrètement à quelques mesures : rien d'anormal. Le mystère est entier. Je ne suis pas tranquille.
Jeudi 14 avril. Ca continue! Cinq nouveaux mouvements de foule (au moins) dans cinq endroits où j'ai testés la machine depuis janvier! Cette fois, c'est certain, il ne peut plus être question de coïncidences. Et ça ne peut pas provenir d'un mauvais fonctionnement de la machine, qui foulifierait toute seule à distance : comme j'y fais des modifications, elle est en pièces détachées dans l'atelier, strictement hors d'usage.
Est-ce à dire que
Comment
Qu'elle a laissé des traces sur son passage?
Vendredi 15 avril. Je me suis rendu aujourd'hui dans tous les endroits où des foules intempestives se sont formées ces derniers jours. J'y ai fait toutes les vérifications possibles. Résultats nuls. Trois cent cinquante kilomètres de voiture pour rien.
Samedi 16 avril. Encore! Encore! La radio annonce qu'une foule silencieuse s'est formée ce matin dans les rues de B***, où j'ai testé la machine en février. Le rassemblement a duré une quinzaine de minutes, sans violence et sans justification, comme ça, pour rien.
Panique à bord.
Manifestement, la machine a des effets indésirables. Pourquoi des foules se forment-elles après que je l'ai utilisée? Ce que j'ai noté jeudi dernier n'est peut-être pas si absurde, au fond : si ça se trouve, les endroits où j'ai employé la machine ont conservé une sorte de «mémoire» du procédé de foulification, et ils le reproduisent maintenant de leur propre initiative d'où les foules naturelles.
Mais enfin, c'est du délire! Non, non, non!
Il doit y avoir une explication moins farfelue!
Dimanche 17 avril. Le phénomène s'amplifie. Nombreux mouvements de foules à C***, N***, et P*** trois villes, faut-il le préciser, où la machine a servi ces dernières semaines. Les autorités sont sur les dents; on parle d'envoyer des renforts de police, et peut-être même l'armée. Tous ces rassemblements sont spontanés et immotivés; personne n'en comprend les raisons. Les gens viennent comme ça, ils s'assemblent, défilent ensemble, vandalisent deux ou trois vitrines et s'en vont. Il y a là-dedans tous les âges, toutes les origines, toutes les opinions. Des vieilles dames dignes, qui au naturel ne feraient pas de mal à une mouche, expliquent qu'elles se sont senties poussées par une force irrésistible et qu'elles ont volé aux étals pour la première fois de leur vie, en criant des horreurs contre le gouvernement. Des pères de famille tranquilles, des hommes de quarante ou cinquante ans lancent des cailloux dans les vitrines et arrachent les rétroviseurs des voitures, incapables de se maîtriser. Dans toutes les bouches, la même phrase : «Je ne sais pas ce qui m'a pris.»
Eh! Moi je sais, hélas! Ce qui les a pris, c'est la machine, ou ce qu'elle a laissé derrière elle!
La machine débloque, voilà tout!
Quelque chose m'échappe, et je ne sais pas quoi!
Est-ce qu'elle pollue le sol à mon insu? Est-ce qu'elle dégage des radiations qui stagnent ensuite dans l'atmosphère? Ai-je laissé derrière moi des sortes de gaz à chaque test que j'ai fait? Aucune idée. En attendant, le résultat est là : toutes les fois que j'ai fait fonctionner la machine quelque part, j'ai rendu l'endroit créateur de foules, pour une durée que j'ignore
L'heure est grave.
Attendons la suite.
Lundi 18 avril. Une foule de mille personnes s'est formée à l'aube au centre de L***. Un rassemblement bruyant, agressif et très mobile. La foule a couru dans une avenue puis a profité d'un carrefour pour se séparer en petits groupes d'une centaine de personnes. Certains de ces groupes sont retombés nez à nez au croisement suivant et, inconscients qu'ils défilaient ensemble trois minutes plus tôt, ils se sont violemment battus. Cinquante blessés. Puis, au bout d'un quart d'heure d'anarchie, tout est rentré dans l'ordre.
L'ennui, c'est que je n'ai jamais mis les pieds à L***. Voilà une foule née dans un lieu où je ne suis pas allé! Qu'est-ce à dire?
Pour l'heure, j'ai deux hypothèses : 1° soit quelqu'un d'autre sait créer des foules, ce que je me refuse à penser il y faudrait mon génie, qui n'appartient qu'à moi; 2° soit les effets de la foulification non seulement se prolongent dans le temps, mais en plus s'étendent dans l'espace.
Catastrophe!
Je crois qu'en fait, la machine crée des poches d'air (appelons-les comme ça pour le moment) qui se conservent et qui bougent. Des nuages créateurs de foules, en quelque sorte, poussés par le vent. Incontrôlables. Des petits champignons atomiques (c'est une image) qui se promènent au-dessus du pays, en générant des foules ici et là.
Si j'en crois mes notes, j'ai pratiqué 125 tests depuis décembre. Cela signifie a priori que 125 nuages faiseurs de foule flottent aujourd'hui dans le ciel de France. J'ai désespérément besoin d'une explication à quoi me raccrocher, et n'en trouve aucune.
Mardi 19 avril. Nouvelles émeutes un peu partout; deux morts deux pauvres types sur qui s'est ruée sans motif une foule de manifestants à P***. La presse ne parle plus que de ça. Réunions de crise au sommet de l'Etat. Toutes les régions sont touchées, y compris les montagnes. (Dans mon désespoir, je me prends à en tirer un peu d'optimisme : peut-être mes nuages toxiques s'élèvent-ils vers les hauteurs? Partant, peut-être finiront-ils par s'éloigner dans la stratosphère?)
J'ai passé la nuit à repenser mon procédé pour le faire marcher à l'envers : au lieu qu'il génère des foules, je voudrais maintenant qu'il les dissipe. Qu'il rende leur raison aux abrutis que la foule hypnotise. D'un mot, rendre les idiots intelligents plutôt que l'inverse. Constat terrible : je n'ai aucune idée de la manière dont je dois m'y prendre.
Mercredi 20 avril. Mon fragile espoir d'hier à propos de l'élévation des nuages était faux : on signale aujourd'hui des mutineries sur les bateaux qui croisent au large de nos côtes, et qui ont tout à fait l'air de mouvements de foules artificielles.
Si les nuages agissent aussi au niveau de la mer, c'est qu'ils ne s'élèvent pas. Hélas!
Planché toute la nuit sur la possibilité d'inverser le procédé. Aucun résultat.
Dimanche 24 avril. En quatre jours, la situation est devenue critique. Dans tout le pays et même ailleurs (les nuages passent les frontières), des foules naissent et grondent, qui attendent des meneurs. Lorsqu'il en surgit un, elles le suivent comme des robots fanatisés et acquiescent à tous ses ordres, qu'elles accomplissent en hurlant. (Qu'est-ce qui dans le caractère des meneurs les destine à ce rôle? Question intéressante, mais je n'ai pas le temps de m'y pencher pour le moment).
J'ai caché la machine dans la cave à vins; depuis quelques jours, je ne suis plus tranquille. Il y a eu hier un petit soulèvement à A***, à quatre kilomètres d'ici. Un nuage est donc tout proche. Je n'ai pas d'antidote : s'il vient par chez moi et qu'il me contamine, je me joindrai à la foule, je participerai à ses curées, à ses chahuts et à ses lynchages. Et il n'y aura plus personne pour arrêter tout ça.
Je crois que je ne contrôle plus rien.
Lundi 25 avril. L'Europe entière est touchée : Allemagne, Suisse, Belgique, Italie. Même les Anglais, ce peuple si flegmatique, si individualiste, si raffiné!
Qu'ai-je fait, mon Dieu, qu'ai-je fait?
J'ai tenté d'appeler ma fille : pas de réponse. A-t-elle été prise dans une foule avec son mari?
Personne non plus chez Lapolice.
Je me sens terriblement seul.
(Ici, plusieurs pages de gribouillages illisibles. Quelques-unes ont été arrachées).
Dimanche 22 mai. Tout est sens dessus dessous. Il n'y a plus de télévision, mais la radio marche encore.
Aux dernières nouvelles, nos voisins tiendraient la France pour responsable : selon eux, tout vient d'une fuite dans un site chimique de l'armée française. (S'ils savaient!) Quant aux Américains, heureusement préservés (pour le moment), il paraît qu'ils se réservent la possibilité d'envoyer des troupes pour ramener le calme. Comme en 1944.
Moi, je me terre dans mon sous-sol. Depuis combien de temps n'ai-je plus vu le soleil? Je n'ai presque plus de vivres. Il faudra bien sortir bientôt pour le ravitaillement.
J'ai des crises d'angoisse terribles. L'autre soir, dans une bouffée de délire paranoïaque, je suis descendu dans la cave à vins et j'ai commencé de casser la machine. Heureusement, je me suis arrêté à temps; je crois que je pourrai la réparer, et peut-être c'est l'essentiel la transformer en défoulificateur. Mais aurais-je la force de me remettre au travail?
À quoi bon, de toute façon! Je me le demande. Les foules sont désormais partout, innombrables, qui pillent tout et se brutalisent entre elles. Le temps pour moi d'écrire ces lignes, je ne sais combien d'honnêtes gens s'y seront encore joints sur tout le continent, devenus des zombis. À supposer que je réussisse à inventer un défaiseur de foules, cela servira-t-il à quelque chose? Pour une foule que je réussirai à dissiper, combien d'autres se formeront-elles?
J'ai calfeutré les fenêtres pour me protéger des émanations toxiques, mais j'ai peur que cela ne serve à rien. D'ailleurs, qui dit qu'il s'agit vraiment de nuages gazeux, comme je l'affirme sans preuve depuis trois mois? Peut-être que c'est autre chose! Peut-être que j'ai tout détraqué avec ma machine, tout détruit dans l'ordonnancement naturel du monde!
Mardi 14 juin. La radio n'émet plus. Je n'ai plus rien à manger. Cela sent la fin
Mercredi 15 juin. Dehors, il y a des bruits. Des foules, sûrement. Ah! Cela cessera-t-il jamais? Je songe au moment où la planète entière sera touchée
Ce sera l'âge des foules prophétisé par Le Bon. Mon maître croyait parler de son siècle : il ignorait qu'à cause de moi, il parlait du nôtre. Vision d'horreur, digne d'un tableau de Bosch : une humanité foulifiée, groupée en corps collectifs qui s'entre-dévorent sans but, les gros mangeant les petits puis se retournant contre eux-mêmes quand ils n'ont plus rien à tuer. Vision d'horreur, oui, vraiment!
Les bruits ne cessent pas. Je crois qu'ils se rapprochent. Sont-ces des meutes hurlantes qui défilent autour de ma maison? Me cherchent-elles? Et les nuages foulifiants, planent-ils au-dessus de moi? Cette idée me torture, atroce : je vais être foulifié, c'est inévitable. Aucune raison que j'y échappe. Je me demande comment je ne l'ai pas déjà été.
Mais non! Non!
Jamais!
J'ai dans la poche une capsule de cyanure. Mourir plutôt que finir en atome stupide dans une foule folle.
Je me suis voulu un dieu, je me sens un monstre.
Allez! Expions. L'honneur sera sauf, et ma dignité d'homme.
Je croque.
Copyright © Bernard Quiriny, 2009
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