Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
TU NE JUGERAS POINT

«Madame Desantis, il est tard. Nous reprendrons dans la matinée. Avant de partir, je vais résumer rapidement les faits une dernière fois. Interrompez-moi si je me trompe. Et si la moindre idée vous vient à l'esprit, dites-le-moi. D'accord?
   – Oui, monsieur le juge.»
   La femme a les yeux gonflés. Elle est assise, très droite, face au juge d'instruction. Ses bras croisés reposent sur la table de la cuisine. Un mouchoir à carreaux entortillé dépasse de son poing droit.
   «Vous êtes partie d'ici vers le milieu de l'après-midi, disons entre quinze heures et quinze heures trente, et vous vous êtes rendue à pied au magasin L'Étoile où vous êtes arrivée un peu avant seize heures. Vous emmeniez votre petit garçon, Antoine, et, dans une poussette, votre fils David. Vous êtes entrée dans la boutique en laissant la poussette dehors.
   – Oui, monsieur le juge.
   – Vous n'avez pas voulu prendre la poussette parce qu'il y a des marches.
   – Je n'en avais que pour quelques minutes. David s'était endormi. Il était attaché. J'avais relevé la capote et fermé le protège-pieds. Il était bien à l'abri. Il ne faisait pas beau, mais pas vraiment froid, seulement un peu de vent, comme je vous l'ai dit. Je l'ai laissé pour qu'il prenne le bon air.
   – D'accord. Vous êtes restée environ un quart d'heure dans le magasin avec Antoine.
   – Oui.
   – Et quand vous êtes ressortie, la poussette était vide. David avait disparu.
   – Oui, monsieur le juge.»
   Un sanglot soulève sa gorge, mais elle ne pleure pas. Son dos ne touche pas le dossier de la chaise. Elle porte un chemisier blanc à courtes manches boutonné jusqu'au cou. Elle a passé un vieux gilet feutré sur ses épaules, ou quelqu'un le lui a mis, car il est un peu de travers. Son mari peut-être, qui est assis à côté d'elle. C'est un grand type blême vêtu d'une épaisse chemise canadienne. Il avance sa main sur le poing qui serre le mouchoir. Mais elle ne le regarde pas. Elle fixe le juge. Le juge se verse lui-même un café en actionnant la pompe du thermos, ajoute deux sucres et fait crisser la cuiller sur le fond de la tasse. À sa gauche se tient un homme en complet gris, le visage en lame de couteau. Il prend des notes sur de grandes feuilles au milieu d'une écritoire en cuir.
   Le juge ne ressemble pas à un juge. Pas de costume, pas de cravate. Un blouson de velours dont le col est relevé à l'arrière, de longues mèches noires sur le front, des lunettes épaisses, complètement démodées. Il a les traits tirés. Au-dessus de la fenêtre, dont on n'a pas fermé les tentures et que l'éclairage public teinte de jaune, l'horloge de cuisine marque trois heures dix.
   «Alors vous êtes rentrée dans le magasin et vous avez dit à la patronne qu'on avait enlevé David.
   – Je n'ai pas dit qu'on l'avait enlevé. J'ai dit : “Le petit n'est plus là” ou quelque chose comme ça, puisque Mme Maldague m'a répondu : “Il est juste derrière vous, madame Desantis.” Elle croyait que je parlais d'Antoine qui me tenait par la jupe. Je lui ai dit : “Non, pas Antoine, David! J'avais laissé David devant la porte.” On est sorties toutes les deux. Elle a bien vu que le petit n'était plus là... Qu'est-ce qui a pu se passer, mais qu'est-ce qui a bien pu se passer, Seigneur…?
   – Ensuite, qu'avez-vous fait?
   – On a couru jusqu'au bout de la rue pour voir si on ne le trouverait pas. On est revenues dans l'autre sens. On est allées dans les rues à côté. Je ne me souviens plus très bien. Je ne savais plus où j'en étais. On demandait aux gens qu'on voyait. Mais il n'y avait presque personne et ils n'avaient rien remarqué.
   – Bien. Qui a appelé la police?
   – C'est Mme Maldague qui a téléphoné du magasin.»
   En retrait, sur deux chaises poussées contre le mur, les agents lèvent un sourcil. Au lieu de résumer, le juge est retombé dans les questions qu'il a déjà posées toute la soirée. Qu'est-ce qu'il cherche à la fin? Tout cela n'avance à rien. Mme Desantis a déjà expliqué comment les choses se sont passées. Ils ont pris sa déposition. Maintenant ils sont sur les genoux. Dès qu'ils sont arrivés sur les lieux, ils ont inspecté les parages de L'Étoile. Ils ont interrogé les passants, frappé aux portes. Le quartier est calme. Modeste, mais calme. Autrefois, on aurait dit «populaire», avec une pointe de sympathie pour les maisons étroites en brique mâchurée de suie, peuplées alors de mineurs, d'ouvriers des armureries. Désormais, ceux qui travaillent prennent le bus pour Liège avant que les autres – les vieux, les chômeurs – se réveillent. Beaucoup de retraités cultivent un étroit potager à l'arrière et, comme l'après-midi sentait vaguement le printemps, la plupart grattaient les plates-bandes. En temps ordinaire, on aurait pu compter sur les habitués du café Sole Mio, mais c'était Vendredi saint. Angela, la tenancière, n'aurait pas toléré qu'on caresse la bouteille le jour où, pour tout breuvage, le Christ en croix n'avait reçu que du vinaigre au bout d'une éponge. Elle avait déclaré aux policiers que, si «la» Maldague en avait fait autant, cet enfant ne se serait pas volatilisé. Pour finir, ils étaient arrivés au bord du fleuve. Ils avaient abandonné leur fourgonnette et étaient descendus sur la piste cyclable. Ils avaient marché vers l'aval, en silence, scrutant les eaux quasi immobiles, impénétrables, qui réverbéraient la lumière du maigre soleil soudain apparu. Puis ils étaient revenus, étaient remontés dans la fourgonnette, avaient refait au ralenti, en sens inverse, le chemin de Mme Desantis jusque chez elle.
   La maison des Desantis se trouve à l'écart, à un demi-kilomètre de l'agglomération. À l'arrière, quelques prairies et des vergers étagés sous un escarpement rocailleux. Devant, un terrain vague où gisent des matériaux oubliés – tuyaux, câbles, fers à béton, parpaings – envahis par de grandes herbes fanées. Au-delà, rien. Des broussailles, d'où émergent des bouleaux et des frênes. Les gens du coin appellent cet endroit «les Quatre Vents».
   Mme Desantis était rentrée avant eux. Elle était déjà assise dans la même position, ses bras blancs sur la toile cirée. Elle regardait dans le vague, droit devant elle. Elle chiffonnait son mouchoir. Lorsqu'ils ont passé la porte, elle a tourné le cou avec une légère inflexion du menton, comme si elle les suppliait d'annoncer qu'ils avaient retrouvé l'enfant. Le premier a reculé d'un pas et c'est l'autre qui est passé devant pour dire : «Rien, madame. Je vous assure qu'on a cherché partout. On n'a rien trouvé.»
   Il y avait trois enfants autour de la table et, debout près du fourneau, un poêlon de lait fumant à la main, une femme un peu plus âgée, les traits encore fins, mais comme aspirés contre les os. C'était la mère de Mme Desantis, qui servait à souper. Les deux aînées sont des filles, l'une adolescente et l'autre plus jeune. Les yeux navrés, elles imploraient un regard de leur mère, mais elles voyaient bien que Mme Desantis était plongée dans une solitude à laquelle personne n'aurait part. Le plus petit avait le nez dans son bol. Il était barbouillé de cacao jusqu'aux oreilles. C'était Antoine, celui qui l'avait accompagnée jusqu'à L'Étoile.
   Dans un coin, la poussette était rangée, les accessoires en toile bleue – la capote et le protège-pieds – posés sur les brancards. C'est un modèle ancien, à quatre roues, dans lequel le bébé est haut perché, tourné vers la mère, à l'ancienne. Acheté d'occasion sans doute. La pièce est meublée à bon marché, mais tout était parfaitement en ordre. Les jouets avaient été rassemblés dans le parc à barreaux du bébé disparu.
   La grand-mère a offert du café aux agents. Faute de place à la table, ils se sont assis sur les chaises où ils se tiennent maintenant, derrière le juge.
   Dès qu'il est arrivé, vers huit heures, ils sont sortis à sa rencontre. Il les a d'abord pris à part dans la fourgonnette. Ils ont lu la déposition qu'ils venaient de recueillir. Il est resté longuement silencieux à se tapoter les lèvres du bout du pouce et de l'index, puis il a demandé quelques précisions. Ensuite, il est sorti du véhicule, a allumé une cigarette et s'est mis à observer les environs, les fruitiers qui moussaient de leurs premières fleurs, le chantier abandonné, la route qui descend au village, au bord de laquelle s'allumaient les réverbères. Leurs lueurs rougeoyaient sans atteindre encore le sol. Il a écrasé sa cigarette de l'extrémité de sa semelle et s'est retourné :
   «Et ici, vous avez fouillé?
   – Ici? Où ça, monsieur le juge?
   – Eh bien, la maison. La maison de la mère.
   – Non. Comment voulez-vous que l'enfant soit revenu jusqu'ici? C'est impossible.
   – Vous allez inspecter toutes les pièces. Regardez bien partout, surtout les caves, greniers, débarras s'il y en a. Et faites le tour du jardin et des environs. »
   À ce moment, une autre voiture est arrivée. L'homme au visage en lame de couteau en est descendu et a salué le juge. Ils sont entrés ensemble dans la maison, suivis des agents. Le juge a dit à Mme Desantis de rester assise, a posé sa main sur son épaule, lui a imprimé une légère pression, très « humaine » – depuis l'affaire Dutroux, c'est recommandé –, a salué M. Desantis et la grand-mère, qui est passée aussitôt à l'étage avec les policiers. Ils voulaient jeter un coup d'œil à la chambre des enfants, qu'elle venait juste de coucher.
   «Je suis le juge Conrad. Et voici M. Lardot, mon greffier. Je suis là pour vous aider. N'ayez pas peur. Les agents doivent fouiller partout. C'est la routine, ne faites pas attention. Vous allez me raconter tout, Mme Desantis.»
   Il a posé les questions qu'il achève de répéter maintenant à trois heures quinze et beaucoup d'autres qui s'adressaient aussi au mari : s'ils avaient reçu des menaces, s'ils avaient repéré des suspects autour de la maison ces derniers temps, s'ils avaient des problèmes avec des gens, si les enfants avaient de nouveaux amis, s'ils avaient engagé une baby-sitter récemment. Réponse : non, non, non.

[…]

«Bon, nous allons lancer les avis de recherche dès l'ouverture des bureaux. Je vais mettre quelques hommes sur l'enquête. J'ai deux inspecteurs très efficaces pour ce genre d'affaire dans la PJ fédérale. Nous allons emporter la poussette et la petite couverture qui couvrait David. Il faut vous reposer maintenant, madame Desantis. Cela ne sert à rien de vous faire du mauvais sang. Allez dormir. Vous aurez besoin de toutes vos forces. On y va, messieurs?»
   Le greffier referme son porte-documents. Les agents se lèvent. Ils s'occupent de la poussette, soulagés que ce soit le juge qui conclue. On ne sait jamais ce qu'il faut dire en sortant. Ils sont allés trop souvent au petit matin, annoncer à des parents que leur fils, retour d'un dancing, avait embrassé un poteau. Dans ce genre de mission, le seul moment enviable, c'est quand on remonte dans la fourgonnette. M. Desantis les raccompagne. Sa femme ne bouge pas. Sûrement, elle attend qu'ils soient partis pour laisser tomber son front sur la table, pour pleurer, pour taper des poings, qui sait? pour hurler.
   «Au fait, dit le juge déjà sur le pas de la porte, j'aurais besoin d'une photo récente du petit. Pouvez-vous m'en donner une?»
   M. Desantis, sur ses talons, sortait son paquet de tabac et son papier de la poche de sa chemise canadienne. Sa main s'immobilise. Il se tourne vers sa femme.
   «Nous n'avons pas de photo, monsieur le juge, dit Mme Desantis.
   – Une photo plus ancienne peut faire l'affaire, pourvu qu'on le reconnaisse bien.
   – On n'a pas de photo du tout.
   – Pas du tout?»
   Les yeux du juge se portent vers le mur contre lequel se trouve la poussette. Il y a bien remarqué tout à l'heure un pêle-mêle garni d'une dizaine de portraits d'enfants.
   «Et là, dans le grand cadre?
   – C'est les autres.
   – Vous n'avez jamais photographié David depuis sa naissance?
   – Non.
   – Pas une fois en treize mois?
   – Non.»
   Elle n'a pas l'air de comprendre que le juge attend une explication, mais, quand il se retourne vers M. Desantis, elle reprend vivement :
   «On n'a plus d'appareil. On en avait un petit, mais on l'a égaré juste avant la naissance. On n'a jamais pu remettre la main dessus. Justement, hein Serge, on voulait le faire photographier demain pour son baptême. Son parrain a un appareil.
   – C'était son baptême demain?
   – Oui, enfin, ce soir plutôt, puisqu'on est déjà samedi, pendant la veillée pascale.
   – Personne d'autre, dans la famille par exemple, ne l'a photographié depuis sa naissance?
   – Non.»
   Le juge hésite, puis, d'un ton particulièrement retenu, il ajoute :
   «Pardonnez ma question, madame, mais est-ce que votre fils est un enfant… comment dire?… un enfant normal?
   – Oh, monsieur le juge! Si vous l'aviez vu! Il était si beau!»

 

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