LE STYLE CORUSCANT, MOUTURE BELGE DE L'ÉCRITURE ARTISTE DES GONCOURT
par PAUL DELSEMME
En préambule de sa passionnante étude de la phrase et du vocabulaire de Joris-Karl Huysmans, Marcel Cressot a noté la caractéristique majeure de la langue littéraire aux alentours de 1880 : Une des premières certitudes qui se présentent à l'esprit de l'écrivain de 1880, c'est qu'en matière de langue, exception faite de quelques recettes impérieuses, il jouit d'une liberté complète. Il lui est loisible de créer des mots, d'en rajeunir qui sont tombés en désuétude, d'en emprunter aux vocabulaires techniques, aux dialectes, à la langue de tous les jours, à l'argot, aux langues étrangères. Il lui est loisible de leur associer un sens qu'ils ont perdu au long des âges, ou même un sens "inouï" suggéré par une étymologie souvent approximative(1). La certitude évoquée par Cressot fit partie du credo des écrivains qui, dans les années 1880, entreprirent de régénérer les lettres françaises de Belgique et réussirent tellement bien qu'on parla et qu'on parle encore d'une renaissance, d'un réveil, d'une miraculeuse aventure. Dès le début du mouvement, les novateurs se proposaient résolument de libérer l'écriture littéraire des contraintes qui pesaient sur elle. Dans La Semaine des étudiants du 10 janvier 1880, Iwan Gilkin annonçait la couleur avec toute sa juvénile conviction : Pour la langue, plus n'est besoin qu'elle soit correcte, lyrique, gothique ou même parisienne. Pourvu qu'elle ait une saine odeur de terroir, il lui est permis d'être sauvage, échevelée, voire assassine à l'égard de la syntaxe ; qu'elle se torde dans les orgies du solécisme, qu'elle se débauche avec les plus vulgaires expressions de province, qu'importe si elle est énergique, vivante, si elle saute à la gorge de la réalité et la jette d'un bloc sur sa toile. On aime les pâtés de couleurs. Le beau malheur si les bourgeois crient, si les professeurs s'accrochent les cheveux(2). Gilkin, changeant de cap, allait bientôt condamner la "sauvagerie" langagière qu'il avait prônée sous l'influence d'un certain naturalisme; mais elle séduisit, diversement interprétée, bon nombre des écrivains qui adhéraient au mouvement rénovateur, collaboraient à ses organes, L'Art moderne et La Jeune Belgique, fondés en 1881. On constate que, au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle, beaucoup d'écrivains francophones de chez nous adoptèrent, les uns avec persévérance, les autres à un moment de leur carrière, un style qui se singularisait non seulement par ses particularités lexicales, sa prédilection pour les vocables rares, archaïques, régionaux, dialectaux ou néologiques, mais aussi par ses manipulations du matériel grammatical et par ses distorsions syntaxiques. C'est Paul Bay qui prit l'initiative d'accoler à ce style l'épithète coruscant, qui vient du verbe latin coruscare, "étinceler", et qui signifie, au choix, vif, brillant, insolite(3). D'autres se rabattent sur les scholles fleurant les varechs et la marée morte, et, safres, à grands coups d'incisives, en arrachant la chair ligneuse, depuis la peau jusqu'à l'arête ; puis, par désoeuvrement, ils achètent des jointées de noisettes qu'ils pochettent pour les grignoter en flânant et dont ils jettent les écailles au visage des tortillons de leur connaissance. Les bourgeois marchandent en les patrouillant ces pains d'épice de Hollande, plaqués d'écorce d'orange et de véronique, que leur vendent, avec des saltations de pantins, des commères hommasses et mafflues. Considérons chacun des vocables que nous avons dotés de l'italique : Heurtaut avait besoin d'affinés sens, avertis des plus lointaines vibrations, et que ces seules outrances de l'âme, les brisantes joies et les savourées tristesses, pouvaient nourrir. Qu'on n'imagine pas une influence des langues germaniques. Il s'agit d'un effet de style qui exploite la fréquente nuance affective ou péjorative de l'antéposition (une fille pauvre n'est pas forcément une pauvre fille); il s'agit aussi et surtout d'une opération qui rompt avec l'usage courant et qui, pour cette raison, séduit les écrivains coruscants, épris de l'insolite et du provocant. Quand La Glèbe héroïque fut publiée, nous étions encore trop rapprochés des débuts de notre littérature qui s'affirmait dans un milieu indifférent, sinon hostile pour ne pas chercher dans la forme de notre art à nous dégager énergiquement de ce milieu. De là certaines outrances, ou tout au moins certaines exagérations. Dans la crainte de paraître banal, on donna parfois dans un excès contraire. La recherche du néologisme et du terme périmé faisait partie de notre fier dédain des conventions bourgeoises quant aux choses de la littérature. Les règles syntaxiques furent soumises à toutes les épreuves : nous ne doutions vraiment de rien et saccagions la grammaire en nous imaginant que nous faisions figure de héros! C'était aussi un retour à l'époque la plus brillante de l'art national : Nos écrivains, n'ayant en somme guère d'ancêtres dans les lettres, se tournèrent d'instinct vers les grands peintres du pays, et ce fut avant tout la Renaissance, l'époque où s'épanouissaient pleinement dans le triomphe du coloris les qualités maîtresses de notre race, qui leur donna le meilleur viatique à emporter sur la haute mer ; chacun voguait vers un idéal, dont la conquête, en fin de compte, devait nous conduire à une magnifique exaltation de la Patrie. Au phénomène qu'il examinait, Virrès voyait une troisième cause, l'influence de l'écriture artiste, et il disait avec humilité pourquoi cette écriture eut si grand succès chez nous : Bien entendu, à nos débuts, l'exemple et la "manière" de quelques écrivains de France doivent être comptés parmi les facteurs qui agirent sur notre production littéraire. L'"écriture artiste", tant à la mode d'alors, fut adoptée ici d'enthousiasme; elle prêtait mieux à la peinture dans le style, et avant tout elle s'accommodait mieux de notre manque de tradition. La ligne simple et ferme, la pureté, la vigueur sans cris et l'inédit sans recherche exigent certainement une connaissance approfondie de la langue, qui nous avait manqué. Georges Virrès omettait de dire que l'épanouissement sur le sol belge d'une langue littéraire insolite dérivait, en dernière analyse, de la devise Soyons nous que les Jeune-Belgique s'étaient choisie et qu'ils inscrivirent dans la déclaration liminaire du premier numéro de leur revue, le 1er décembre 1881. Il y avait des éboulements d'épaule le long des murs. (Un mâle.) Un joli murmure de bouches féminines, avec des paroles plus hautes pour être entendues au loin, des rires de gaieté aigrelette, des mutineries de gestes, s'élevait des rangées de chaises, parmi les attitudes penchées et les mimiques dégagées des messieurs en gants clairs, sanglés dans leurs jaquettes, chaussés d'escarpins vernis, corrects comme en un salon. (Madame Lupar, 1888.) On observe assez souvent que la tournure nominale, chez Lemonnier, suggère que les êtres subissent passivement ce qui leur arrive, et l'on ne s'en étonne pas, le fatalisme correspondant à la vision naturaliste adoptée par l'auteur à l'époque où il s'est montré le plus coruscant, à savoir entre 1881 (Un mâle) et 1892 (La Fin des bourgeois). Deux citations, pour qu'on en juge : Des coudes nageaient parmi de la bière; dans les faces plus rouges, les yeux oscillaient, larveux et ternes, troués de pupilles réduites. (Un mâle.) Après une folie plus rude que les autres et qui les rejeta haletants, bec à bec, un rire lui passa dans les sueurs de la face ( ). (Happe-chair, 1886.) Incontestablement, c'est dans le domaine lexical que la créativité coruscante de Lemonnier s'est manifestée avec le plus de vigueur et la plus grande conviction. Ardent manipulateur des dictionnaires, il a dit ce qu'il attendait d'eux et ce qu'il leur devait : Mes amis, mes jeunes confrères d'autrefois se rappellent sans doute encore l'insistance que j'apportais à leur recommander la lecture passionnée du lexique. Celui-ci avait été pour moi-même un renouvellement de mes ressources et de ma sensibilité : il m'apparaissait le trésor inépuisable de l'éloquence et du savoir humains. Je ne me plains pas d'avoir été trop bien écouté quelquefois. Il convient d'exagérer d'abord l'étendue de son vocabulaire afin de n'en garder par la suite que les éléments expressifs. L'abondance des mots s'apparie à l'abondance des sensations. Ensemble ils concourent au don d'expressivité qui est la caractéristique des vrais écrivains(7). Il est extrêmement intéressant de comparer l'édition Kistemaeckers (1881) d'Un mâle à l'édition Ollendorff (1904), tenue pour définitive. Les retouches concernent surtout le lexique. Près de cent fois, Lemonnier a substitué au mot figurant dans l'édition Kistemaeckers un mot qu'il préférait pour telle ou telle particularité : l'archaïsme, la rareté, l'appartenance à la langue littéraire, la spécificité technique, la nouveauté dans le cas du néologisme de forme, l'imprévu dans le cas du néologisme de signification. L'édition de 1881 se distinguait déjà par le nombre des vocables vieux, rares, littéraires, des mots déviés de leur sens ou absents des dictionnaires. C'étaient, par exemple, des mots comme ceux-ci, faits pour intriguer le lecteur : abatture, accul, banne, biglement, birouchette, braséer, coupetée, donance, s'éjoyer, flâtrer, gimblette, ramon, riboter, se ventrouiller. Il a plu à Lemonnier, rééditant le texte, d'en renforcer la singularité lexicale. La griserie des mots(8)! Elle tripotait ses jupes du plat de la main, regardant du coin de l'oeil Hubert, qui empoignait la crinière de son cheval, un pied dans l'étrier (
). apostume (gonflement, enflure) Des gommes s'accumulaient le long des écorces, trop plein de la circulation intérieure, par les fentes coulaient les résines (
). berlu, e (subst. et adj., léger, inconsidéré, cf. hurluberlu) Elle est folle. atlante (architecture, figure d'homme soulevant un entablement) Il y eut un moment d'indécision. L'hercule souleva de terre le braconnier et le tint un moment suspendu. ardoyer (fait sur l'archaïque ardre, "brûler") Le ciel flamboyait à présent comme un brasier. gironner (dans son sens familier, "prendre, bercer quelqu'un dans son giron"; dans son sens technique, "donner de la rondeur à un ouvrage d'orfèvrerie"; chez Lemonnier, un synonyme de tourner) Merde! cria le bougre, à pleins poumons, et faisant tourner son fusil comme une masse au-dessus de sa tête, il l'abattit sur le garde. Souvent excessif, le style coruscant s'exposait à la réprobation des férus du bon usage, et il s'en trouvait au sein même du mouvement novateur. Le Macaque flamboyant est fondé sur l'ignorance absolue de la grammaire, de la syntaxe et de la langue, sur le culte du barbarisme, du flandricisme, du wallonisme, du contre-sens, du non-sens et du pataquès. Le nouvel idiome est appelé Macaque parce qu'il singe les défauts des mauvais écrivains français et Flamboyant parce qu'il revêt ces défauts d'une manière éblouissante(9). Il est évident que, dans l'esprit de Giraud, le "macaque flamboyant" englobait le style coruscant auquel il avait sacrifié, comme Arnold Goffin, James Vandrunen et pas mal d'autres, et auquel ne renonçaient toujours pas Lemonnier, Eekhoud et leurs suiveurs.
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