Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE STYLE CORUSCANT, MOUTURE BELGE DE L'ÉCRITURE ARTISTE DES GONCOURT

En préambule de sa passionnante étude de la phrase et du vocabulaire de Joris-Karl Huysmans, Marcel Cressot a noté la caractéristique majeure de la langue littéraire aux alentours de 1880 :

Une des premières certitudes qui se présentent à l'esprit de l'écrivain de 1880, c'est qu'en matière de langue, exception faite de quelques recettes impérieuses, il jouit d'une liberté complète. Il lui est loisible de créer des mots, d'en rajeunir qui sont tombés en désuétude, d'en emprunter aux vocabulaires techniques, aux dialectes, à la langue de tous les jours, à l'argot, aux langues étrangères. Il lui est loisible de leur associer un sens qu'ils ont perdu au long des âges, ou même un sens "inouï" suggéré par une étymologie souvent approximative(1).

La certitude évoquée par Cressot fit partie du credo des écrivains qui, dans les années 1880, entreprirent de régénérer les lettres françaises de Belgique et réussirent tellement bien qu'on parla et qu'on parle encore d'une renaissance, d'un réveil, d'une miraculeuse aventure. Dès le début du mouvement, les novateurs se proposaient résolument de libérer l'écriture littéraire des contraintes qui pesaient sur elle. Dans La Semaine des étudiants du 10 janvier 1880, Iwan Gilkin annonçait la couleur avec toute sa juvénile conviction :

Pour la langue, plus n'est besoin qu'elle soit correcte, lyrique, gothique ou même parisienne. Pourvu qu'elle ait une saine odeur de terroir, il lui est permis d'être sauvage, échevelée, voire assassine à l'égard de la syntaxe ; qu'elle se torde dans les orgies du solécisme, qu'elle se débauche avec les plus vulgaires expressions de province, qu'importe si elle est énergique, vivante, si elle saute à la gorge de la réalité et la jette d'un bloc sur sa toile. On aime les pâtés de couleurs. Le beau malheur si les bourgeois crient, si les professeurs s'accrochent les cheveux(2).

Gilkin, changeant de cap, allait bientôt condamner la "sauvagerie" langagière qu'il avait prônée sous l'influence d'un certain naturalisme; mais elle séduisit, diversement interprétée, bon nombre des écrivains qui adhéraient au mouvement rénovateur, collaboraient à ses organes, L'Art moderne et La Jeune Belgique, fondés en 1881. On constate que, au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle, beaucoup d'écrivains francophones de chez nous adoptèrent, les uns avec persévérance, les autres à un moment de leur carrière, un style qui se singularisait non seulement par ses particularités lexicales, sa prédilection pour les vocables rares, archaïques, régionaux, dialectaux ou néologiques, mais aussi par ses manipulations du matériel grammatical et par ses distorsions syntaxiques. C'est Paul Bay qui prit l'initiative d'accoler à ce style l'épithète coruscant, qui vient du verbe latin coruscare, "étinceler", et qui signifie, au choix, vif, brillant, insolite(3).
   Donnons en exemple deux textes. Le premier, extrait de Kees Dourik (1883) de Georges Eekhoud, montre que la phrase coruscante, au point de vue du vocabulaire, est un mélange adultère de tout :

D'autres se rabattent sur les scholles fleurant les varechs et la marée morte, et, safres, à grands coups d'incisives, en arrachant la chair ligneuse, depuis la peau jusqu'à l'arête ; puis, par désoeuvrement, ils achètent des jointées de noisettes qu'ils pochettent pour les grignoter en flânant et dont ils jettent les écailles au visage des tortillons de leur connaissance. Les bourgeois marchandent en les patrouillant ces pains d'épice de Hollande, plaqués d'écorce d'orange et de véronique, que leur vendent, avec des saltations de pantins, des commères hommasses et mafflues.

Considérons chacun des vocables que nous avons dotés de l'italique :
   scholle : emprunt au flamand, "plie séchée",
   safre : vieux et populaire, "qui se jette gloutonnement sur la nourriture",
   jointée : vieux, "quantité contenue dans le creux des moins jointes",
   pocheter : vieux, "garder dans sa poche un certain temps",
   tortillon : populaire, "servante coiffée en tortillon", c'est-à-dire avec des mèches de cheveux roulées en macaron et tordues au-dessus des oreilles,
   patrouiller : argotique ou populaire, lorsque ce verbe est employé transitivement, avec le sens "manier, tripoter" (c'est le cas ici); il est dit familier lorsqu'il est intransitif et signifie "patauger dans la boue",
   saltation : dans l'antiquité romaine, mouvements réglés de la danse ou de la pantomime; ce mot savant, voisinant avec hommasse et mafflu, produit un effet (voulu sans doute) de dissonance.

L'autre texte, emprunté au Scribe, le petit roman publié par Albert Giraud en 1883, la même année que Kees Doorit, illustre un fait syntaxique, l'antéposition systématique de l'adjectif :

Heurtaut avait besoin d'affinés sens, avertis des plus lointaines vibrations, et que ces seules outrances de l'âme, les brisantes joies et les savourées tristesses, pouvaient nourrir.

Qu'on n'imagine pas une influence des langues germaniques. Il s'agit d'un effet de style qui exploite la fréquente nuance affective ou péjorative de l'antéposition (une fille pauvre n'est pas forcément une pauvre fille); il s'agit aussi et surtout d'une opération qui rompt avec l'usage courant et qui, pour cette raison, séduit les écrivains coruscants, épris de l'insolite et du provocant.
   Comme le montre notre citation du Scribe, le style coruscant, poussé à l'excès, tombe dans l'illisible. Albert Giraud ne tarda pas à s'en aviser et désavoua ce qu'il écrivait à l'époque où, selon son expression, il faisait "danser la danse des oeufs à tous les mots du dictionnaire"(4).
   Dans l'avant-propos de la réédition, en 1913, de La Glèbe héroïque, oeuvre de sa jeunesse, Georges Virrès, émule d'Eekhoud, a expliqué de façon plausible les origines et la nature du style qu'on est convenu, aujourd'hui, d'appeler coruscant.
   Cette écriture exprimait, tout d'abord, une révolte et un refus :

Quand La Glèbe héroïque fut publiée, nous étions encore trop rapprochés des débuts de notre littérature — qui s'affirmait dans un milieu indifférent, sinon hostile — pour ne pas chercher dans la forme de notre art à nous dégager énergiquement de ce milieu. De là certaines outrances, ou tout au moins certaines exagérations. Dans la crainte de paraître banal, on donna parfois dans un excès contraire. La recherche du néologisme et du terme périmé faisait partie de notre fier dédain des conventions bourgeoises quant aux choses de la littérature. Les règles syntaxiques furent soumises à toutes les épreuves : nous ne doutions vraiment de rien et saccagions la grammaire en nous imaginant que nous faisions figure de héros!

C'était aussi un retour à l'époque la plus brillante de l'art national :

Nos écrivains, n'ayant en somme guère d'ancêtres dans les lettres, se tournèrent d'instinct vers les grands peintres du pays, et ce fut avant tout la Renaissance, l'époque où s'épanouissaient pleinement — dans le triomphe du coloris — les qualités maîtresses de notre race, qui leur donna le meilleur viatique à emporter sur la haute mer ; chacun voguait vers un idéal, dont la conquête, en fin de compte, devait nous conduire à une magnifique exaltation de la Patrie.

Au phénomène qu'il examinait, Virrès voyait une troisième cause, l'influence de l'écriture artiste, et il disait avec humilité pourquoi cette écriture eut si grand succès chez nous :

Bien entendu, à nos débuts, l'exemple et la "manière" de quelques écrivains de France doivent être comptés parmi les facteurs qui agirent sur notre production littéraire. L'"écriture artiste", tant à la mode d'alors, fut adoptée ici d'enthousiasme; elle prêtait mieux à la peinture dans le style, et avant tout elle s'accommodait mieux de notre manque de tradition. La ligne simple et ferme, la pureté, la vigueur sans cris et l'inédit sans recherche exigent certainement une connaissance approfondie de la langue, qui nous avait manqué.

Georges Virrès omettait de dire que l'épanouissement sur le sol belge d'une langue littéraire insolite dérivait, en dernière analyse, de la devise Soyons nous que les Jeune-Belgique s'étaient choisie et qu'ils inscrivirent dans la déclaration liminaire du premier numéro de leur revue, le 1er décembre 1881.
   "Soyons nous" ne signifiait pas "Soyons belges, soyons de chez nous". Il s'agissait de tout autre chose : le but était de convaincre l'écrivain qu'il avait pour devoir de donner libre cours à sa personnalité, sans se préoccuper des dogmes littéraires et des tabous extra-littéraires.
   S'il est vrai que les Jeune-Belgique ne constituaient qu'une partie du mouvement régénérateur des lettres belges et qu'il leur arriva souvent de se bagarrer avec les confrères groupés autour de L'Art moderne d'Edmond Picard et, à partir de 1886, avec ceux qui collaboraient à La Wallonie d'Albert Mockel et des symbolistes, il reste que leur devise faisait l'unanimité des clans, scellait l'union des novateurs.
   Parmi les applications de "Soyons nous" valables pour l'ensemble du mouvement, il en est trois qui retentirent sur l'écriture.
   Être soi, quand on est jeune, c'est contester la génération des vieux, ses conceptions périmées, les privilèges qu'elle s'arroge. Les Jeune-Belgique sont jeunes, extrêmement jeunes(5). Sans aucun ménagement, ils s'en prennent aux gérontes qui régentent la vie culturelle du pays et qui se confondent, dans leur esprit, avec la bourgeoisie possédante, maîtresse absolue du pouvoir en raison du régime électoral censitaire. Alors qu'ils sont, pour la plupart, diplômés ou étudiants universitaires, les jeunes écrivains belges sont réduits à la condition de citoyens de seconde zone. Le système fait d'eux des rebelles, des anti-bourgeois viscéraux, heureux de malmener les habitudes langagières des nantis.
   Autre conséquence de la devise : être soi, quand on est écrivain belge, signifie que l'on ne souscrit que sous bénéfice d'inventaire aux doctrines, venues d'ailleurs. Lorsque, en 1881, le renouveau littéraire atteint sa phase décisive, les jeunes écrivains belges ont le choix entre deux orientations de la littérature française contemporaine : le mouvement parnassien et le naturalisme. Le parti qu'ils en tirent témoigne de leur indépendance d'esprit. Ceux que le Parnasse séduit (notamment Waller, Giraud, Gilkin) en condamnent deux aspects : la codification tyrannique de la prosodie et l'impassibilité. Ceux qui adhèrent au naturalisme (Camille Lemonnier, Théo Hannon, Georges Ekhoud, suivis de Franz Mahutte, Henri Nizet, Elslander, Gustave Vanzype, Marius Renard) refusent d'être de pieux épigones, ils tiennent à se distancier du zolisme. Ils le prouvent. Ils le prouvent notamment en prenant pour modèle le Français Léon Cladel, qui n'est d'aucune ancienne école et dont le style très particulier exerce sur eux, du moins pendant quelques années, une influence comparable à celle de l'écriture artiste(6).
   Enfin, être soi, quand on appartient à la génération littéraire de 1880, c'est disposer de la langue en toute liberté; l'époque veut qu'il en soit ainsi, Marcel Cressot l'a souligné très vivement.
   Camille Lemonnier, fondateur de L'Art universel (1873-1875) et de L'Actualité (1876-1877), collaborateur éminent de L'Artiste (1875-1880), se trouva, dès le début, au coeur du mouvement où se préparait le renouveau littéraire des années 1880. Chef de file, il fut le promoteur du style coruscant, manifestation ostensible de ce renouveau, et il en demeura le pratiquant le plus imaginatif et le plus influent. Mais avant d'être l'initiateur, il s'initia, il observa le style des auteurs qu'il admirait, avec qui il se sentait des affinités : les Goncourt, Daudet, Barbey d'Aurevilly, Zola, Joris-Karl Huysmans, Léon Cladel. Il y eut un temps d'imprégnation, de gestation. C'est en vain qu'on cherche les caractéristiques essentielles du coruscant dans ses oeuvres imprimées avant la publication d'Un mâle en 1881. L'histoire du style coruscant, mouture belge de l'écriture artiste des Goncourt et de la verbolâtrie de Cladel, commence cette année-là avec ce roman-là.
   On peut affirmer que Lemonnier exploita toutes les particularités grammaticales et syntaxiques du style coruscant : la fréquente substitution de l'article indéfini à l'article défini, l'adjectif substantivé et l'adjectivation du participe présent, l'emploi transitif de verbes intransitifs, l'adjonction de la forme pronominale à des verbes qui ne sont pas pronominaux dans l'usage courant, la faveur accordée aux constructions nominales et, par voie de conséquence, aux prépositions avec et dans, l'antéposition inhabituelle de l'épithète (et parfois de l'adverbe), la dislocation de la phrase par divers types de disjonction.
   Comme il est impossible ici d'illustrer d'exemples chacune de ces particularités, bornons-nous à signaler que la tournure nominale est, de toute évidence, le trait dominant de la phrase coruscante de Lemonnier. En voici deux exemples, de longueur différente :

Il y avait des éboulements d'épaule le long des murs. (Un mâle.)

Un joli murmure de bouches féminines, avec des paroles plus hautes pour être entendues au loin, des rires de gaieté aigrelette, des mutineries de gestes, s'élevait des rangées de chaises, parmi les attitudes penchées et les mimiques dégagées des messieurs en gants clairs, sanglés dans leurs jaquettes, chaussés d'escarpins vernis, corrects comme en un salon. (Madame Lupar, 1888.)

On observe assez souvent que la tournure nominale, chez Lemonnier, suggère que les êtres subissent passivement ce qui leur arrive, et l'on ne s'en étonne pas, le fatalisme correspondant à la vision naturaliste adoptée par l'auteur à l'époque où il s'est montré le plus coruscant, à savoir entre 1881 (Un mâle) et 1892 (La Fin des bourgeois). Deux citations, pour qu'on en juge :

Des coudes nageaient parmi de la bière; dans les faces plus rouges, les yeux oscillaient, larveux et ternes, troués de pupilles réduites. (Un mâle.)

Après une folie plus rude que les autres et qui les rejeta haletants, bec à bec, un rire lui passa dans les sueurs de la face (…). (Happe-chair, 1886.)

Incontestablement, c'est dans le domaine lexical que la créativité coruscante de Lemonnier s'est manifestée avec le plus de vigueur et la plus grande conviction. Ardent manipulateur des dictionnaires, il a dit ce qu'il attendait d'eux et ce qu'il leur devait :

Mes amis, mes jeunes confrères d'autrefois se rappellent sans doute encore l'insistance que j'apportais à leur recommander la lecture passionnée du lexique. Celui-ci avait été pour moi-même un renouvellement de mes ressources et de ma sensibilité : il m'apparaissait le trésor inépuisable de l'éloquence et du savoir humains. Je ne me plains pas d'avoir été trop bien écouté quelquefois. Il convient d'exagérer d'abord l'étendue de son vocabulaire afin de n'en garder par la suite que les éléments expressifs. L'abondance des mots s'apparie à l'abondance des sensations. Ensemble ils concourent au don d'expressivité qui est la caractéristique des vrais écrivains(7).

Il est extrêmement intéressant de comparer l'édition Kistemaeckers (1881) d'Un mâle à l'édition Ollendorff (1904), tenue pour définitive. Les retouches concernent surtout le lexique. Près de cent fois, Lemonnier a substitué au mot figurant dans l'édition Kistemaeckers un mot qu'il préférait pour telle ou telle particularité : l'archaïsme, la rareté, l'appartenance à la langue littéraire, la spécificité technique, la nouveauté dans le cas du néologisme de forme, l'imprévu dans le cas du néologisme de signification. L'édition de 1881 se distinguait déjà par le nombre des vocables vieux, rares, littéraires, des mots déviés de leur sens ou absents des dictionnaires. C'étaient, par exemple, des mots comme ceux-ci, faits pour intriguer le lecteur : abatture, accul, banne, biglement, birouchette, braséer, coupetée, donance, s'éjoyer, flâtrer, gimblette, ramon, riboter, se ventrouiller. Il a plu à Lemonnier, rééditant le texte, d'en renforcer la singularité lexicale. La griserie des mots(8)!
   Voici six de ses retouches, où il apparaît que l'expression courante a été remplacée par un archaïsme, un vocable littéraire et rare, un emprunt à la langue familière, un terme technique, un néologisme de forme, un néologisme de signification :

aguignettes (coups d'oeil furtifs)

Elle tripotait ses jupes du plat de la main, regardant du coin de l'oeil Hubert, qui empoignait la crinière de son cheval, un pied dans l'étrier (…).
(…) regardant d'aguignettes Hubert, qui (…).

apostume (gonflement, enflure)

Des gommes s'accumulaient le long des écorces, trop plein de la circulation intérieure, par les fentes coulaient les résines (…).
Des gommes s'accumulaient le long des écorces, comme des apostumes par les fentes desquelles coulaient les résines (…).

berlu, e (subst. et adj., léger, inconsidéré, cf. hurluberlu)

Elle est folle.
Elle est berlue.

atlante (architecture, figure d'homme soulevant un entablement)

Il y eut un moment d'indécision. L'hercule souleva de terre le braconnier et le tint un moment suspendu.
Il y eut de courtes pauses, puis l'atlante souleva de terre le braconnier (…).

ardoyer (fait sur l'archaïque ardre, "brûler")

Le ciel flamboyait à présent comme un brasier.
Le ciel ardoyait maintenant comme un brasier.

gironner (dans son sens familier, "prendre, bercer quelqu'un dans son giron"; dans son sens technique, "donner de la rondeur à un ouvrage d'orfèvrerie"; chez Lemonnier, un synonyme de tourner)

Merde! cria le bougre, à pleins poumons, et faisant tourner son fusil comme une masse au-dessus de sa tête, il l'abattit sur le garde.
(…) et, faisant gironner son fusil comme une masse au-dessus de sa tête, il l'abattit.

Souvent excessif, le style coruscant s'exposait à la réprobation des férus du bon usage, et il s'en trouvait au sein même du mouvement novateur.
   Dans son compte rendu anonyme du Scribe d'Albert Giraud, L'Art moderne du 25 mars 1883 conseillait à l'auteur de revoir sa notion de l'originalité et stigmatisait les vices "voulus et prémédités" de son style, enfantillages d'un débutant : l'abaissement du substantif au bénéfice de l'adjectif, l'affectation du néologisme, les latinismes systématiques (scribe pour écrivain, vulnérer pour blesser, frigide pour froid). Commentant Kermesses dans L'Art moderne du 28 juin 1884, Edmond Picard adjurait Georges Eekhoud : "Et qu'il sache bien, point n'est besoin qu'il essaie de relever le style destiné à rendre ces scènes par des mots peu connus qui détonnent et marquent l'oeuvre comme des coutures de petite vérole. Qu'il chasse cette préoccupation de produire un effet artificiel."
   Les poètes de La Jeune Belgique se détournèrent assez tôt de l'expérimentation coruscante. Max Waller déclarait le 5 décembre 1886, songeant sans doute plus particulièrement à Giraud : "(…) au contraire de torturer la langue comme plusieurs d'entre nous le firent à leurs débuts de l'art d'écrire, nous avons tous ramené notre ambition littéraire à la clarté et à la netteté de l'idiome." Giraud lui-même, quelques années plus tard, dans une note dont il était assurément l'auteur (Lucien Christophe dixit), allait s'en prendre aux poètes symbolistes, à ces symbolards qui écrivent en "macaque flamboyant" :

Le Macaque flamboyant est fondé sur l'ignorance absolue de la grammaire, de la syntaxe et de la langue, sur le culte du barbarisme, du flandricisme, du wallonisme, du contre-sens, du non-sens et du pataquès. Le nouvel idiome est appelé Macaque parce qu'il singe les défauts des mauvais écrivains français et Flamboyant parce qu'il revêt ces défauts d'une manière éblouissante(9).

Il est évident que, dans l'esprit de Giraud, le "macaque flamboyant" englobait le style coruscant auquel il avait sacrifié, comme Arnold Goffin, James Vandrunen et pas mal d'autres, et auquel ne renonçaient toujours pas Lemonnier, Eekhoud et leurs suiveurs.

En effet, les romanciers d'obédience naturalisme ne faisaient pas mea culpa. Par exemple, le style de Mes communions (1895) de Georges Eekhoud est de la même encre que celui de Klees Doorik, publié douze années auparavant. Camille Lemonnier, de son côté, n'a jamais esquissé un mouvement de repli. Mais dans le manifeste qu'il confia à L'Art moderne du 2 novembre 1890 et qu'il reprit, sous l'intitulé Esthétique, dans son recueil de nouvelles Dames de volupté (1892), il affirmait le droit que possède tout écrivain de se renouveler en chacune de ses oeuvres. Lorsque, après La Fin des bourgeois, il conçut des ouvrages imprégnés de l'esthétique de la décadence (L'homme en amour, 1897), ensuite d'un naturisme très manifeste dès Adam et Eve (1899), il bannit toute expression familière ou populaire qui aurait altéré ses nouvelles sources d'inspiration. Et c'est toujours par souci de l'adaptation de la forme au sujet qu'il utilisa de nouveau la totalité de sa palette d'effets coruscants pour écrire L'Hallali (1906), l'admirable roman où, comme dans La Fin des bourgeois, il relate la déchéance d'une famille victime des fautes individuelles, des tares héréditaires et des circonstances sociales.
   Les épigones de Lemonnier et d'Eeckhoud contribuèrent à entretenir la mode coruscante. On songe particulièrement à Franz Mahutte (Gens de province, 1893; Sans horizon, 1896), Jean-F. Elslander (Rage charnelle, 1890; Le Cadavre, 1891), Marius Renard (Gueule-Rouge. Roman naturaliste de moeurs ouvrières, 1894; La Ribaude, 1895). Gueule-Rouge mérite une mention spéciale : l'auteur s'était approprié si bien les particularités lexicales, grammaticales et syntaxiques du style coruscant de Lemonnier et d'Eekhoud qu'on les retrouva toutes dans son roman, en cela remarquable démonstration de la nature contagieuse de l'écriture coruscante(10).
   Et les symbolistes belges n'ont-ils pas une place dans le panorama du style coruscant? Certains d'entre eux n'ont-ils pas trituré le lexique et bousculé la syntaxe? N'est-ce pas singulièrement le cas d'Émile Verhaeren, selon lequel : "Pour exprimer l'âge moderne, la si compliquée âme moderne, il faut une langue rythmée, autrement libre et subtile, autrement pliable" (Impressions, tome II)?
   Assurément, le phénomène coruscant a touché aussi le symbolisme; mais la contamination, pour une raison historique, ne s'est pas généralisée.
   Aujourd'hui encore, il paraît prodigieux qu'en l'espace d'une décennie, entre la fondation de L'Artiste en 1875 et le lancement de La Wallonie en 1886, la littérature belge de langue française ait franchi tant d'étapes, évoluant du romantisme au symbolisme, en passant par le naturalisme, le baudelairisme, le Parnasse et la Décadence, — car il y eut, chez les Jeune-Belgique, un bref engouement pour le décadentisme, ce dont témoigne notamment Le Scribe d'Albert Giraud. Il faut donc prendre en considération que le symbolisme apparut au terme de cette évolution, au moment où La Jeune Belgique se prononçait énergiquement en faveur de la clarté et de la netteté de l'idiome. Un fait significatif : alors que Eekhoud, naturaliste et flamand, avait fourni avec Kees Doorik le modèle du roman régionaliste, les écrivains wallons (Louis Delattre, George Garnir, Edmond Glesener, Hubert Stiernet, Hubert Krains) qui, à la fin du siècle, exploitèrent le genre et en quelque sorte le monopolisèrent, se tinrent à distance et du naturalisme et de l'expression coruscante.
L'air du temps devenait favorable à une décrispation de la langue littéraire. Cette tendance explique qu'une ligne de partage se dessina tout de suite au sein du groupe des symbolistes belges. D'un côté, ceux qui choisissaient de laisser la langue dans l'état où ils l'avaient reçue : ils étaient majoritaires, comptant parmi eux le Maeterlinck des Serres chaudes (1889), le Mockel de Chantefable un peu naïve (1891), le Van Lerberghe des Entrevisions (1898) et de La Chanson d'Eve (1904). De l'autre côté, ceux qui exerçaient sur la langue un pouvoir de démiurge : c'était la minorité, dominée par Émile Verhaeren et Max Elskamp.
   Ce sont les deux symbolistes qu'on ne peut omettre d'un inventaire de la littérature coruscante. Verhaeren offre une riche panoplie de traits coruscants avec sa néologie débridée, ses adjectifs, adverbes et verbes substantivés, ses prépositions renforcées, ses phrases disloquées, laissées en suspens ou hypertrophiées. Quant à Elskamp, c'est ce qu'il a appelé ses "syntaxes mal au clair" qu'il faudrait surtout décortiquer pour saisir son originalité coruscante.
   Il est incontestable que le style coruscant, cette étrange floraison d'une décennie littérairement exceptionnelle, se caractérise par une alacrité verbale et une "sursanguinuité" de l'expression qui contrastent avec les langueurs et les morosités de la littérature dite fin-de-siècle. C'est à mettre à son crédit. Mais la démesure lui est consubstantielle. Cela lui vaut, pour l'éternité, la défiance des esprits sages.


   1. Marcel Cressot, La phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans. Contribution à l'histoire de la langue française pendant le dernier quart du XIXe siècle. Paris, Droz, 1938, p. 3. [Retour]
   2. Article figurant in extenso dans Raymond Trousson, La légende de la Jeune Belgique. Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2000, p. 112-3. [Retour]
   3. Paul Bay (1887-1970) est l'auteur de l'opuscule Le Style coruscant. Essai, Bruxelles, Édition des Cinquante, 1968. [Retour]
   4. Voir Paul Delsemme, "Quand Albert Giraud pratiquait l'écriture coruscante", dans Lettres ou ne pas Lettres. Mélanges de littérature française de Belgique offerts à Roland Beyen. Presses universitaires de Louvain, 2001, p.79-87. [Retour]
   5. En 1881, Rodenbach, Eekhoud et Verhaeren ont vingt-six ans, Waller et Giraud en ont vingt et un, Maubel n'en a que dix-neuf. Leur mentor, Camille Lemonnier, né en 1844, n'est pas un vieux! [Retour]
   6. Voir "La fortune littéraire de Léon Cladel en Belgique", dans Paul Delsemme, Les Grands courants de la littérature européenne et les écrivains belges de langue française. Bruxelles, Émile Van Balberghe Libraire et Bibliothèques de l'Université libre de Bruxelles, 1995. [Retour]
   7. Camille Lemonnier, La Vie belge. Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1905, p. 116-7. Cette conception du vocabulaire, l'écrivain l'avait déjà développée dans sa préface au livre de Gustave Abel, Le Labeur de la prose. Paris, Stock, 1902. [Retour]
   8. Voir Paul Delsemme, "À propos d'Un mâle : Camille Lemonnier, écrivain coruscant", Francophonie vivante, décembre 1997, p. 197-212. [Retour]
   9. "Memento", La Jeune Belgique, septembre 1892, p. 354. [Retour]
   10. Voir "Marius Renard romancier et conteur" dans Les Grands courants de la littérature européenne et les écrivains belges de langue française de Paul Delsemme. [Retour]

 

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