Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
UN HOMME ULCÉRÉ

Ma mère avant de mourir ne m'a jamais parlé de l'homme gris, du très vieil homme un peu voûté, un peu fou à en croire les enfants du village.

Un homme ulcéré.

Avant de se tuer, elle ne me parla ni de lui, son père, ni de sa mère, ni de ses frères dont je ne sais presque rien, sinon que l'un ne peut plus vivre parce qu'il est aujourd'hui malade, que l'autre ne veut plus vivre parce qu'il est triste désormais, et que le dernier vit heureux, dans une grande maison repoussant ses murs, son toit, son immense jardin à chaque nouvelle naissance. Ma mère était incapable de me parler.

Mais à la nuit, caché, me croyant peut-être endormi, je la surprenais dans l'atelier aux fleurs, des cytises, des lychnis, tournant le dos à mon père dont je sais qu'il réside depuis peu à l'étranger. Elle chantait, tordant son corps d'avant en arrière sur l'osier de la chaise, sur le lit, sur la pierre de taille sans couleur, elle parlait à voix basse, de petits cris, de courtes paroles pour son père, de celles dont on appelle un disparu, qu'il nous serre dans ses bras et la nuit revienne nous border.

Un peu de talc, une fine couche de gel sur un lac sans pont de bois : ses grands yeux noirs semblaient trop pâles. Je pouvais y poser mes bateaux, mes cruches de soleil frais et mes bêtes de courage. A me plonger comme ça dans ses yeux, des histoires me venaient toujours, des contes qu'elle n'aurait pu inventer seule, où l'homme gris parfois lui cassait la jambe, parfois le bras.

En vérité je ne devais pas tellement forcer pour entendre ce qu'elle avait à me dire.

Je ne dus pas tellement me cacher.

En ce temps-là, je résistais parfaitement aux mille façons qu'avait mon corps de chuter sur la faux, sur le métal et le plus mince caillou. Vraiment rien ne me faisait peur, rien ne me dégoûtait. J'étais collé à la flamme et au gaz blanc ou bleu de la pièce où peignait ma mère, chaque matin avant les cours je pouvais traverser à la nage les étangs des carrières où peut-être je me noierai demain, rester assis, étendu sur le même lit qu'elle, et je pouvais très bien vivre comme ça, respirer de longues journées l'odeur d'excrément de ma mère alors sans cheveux blancs.

Toujours près d'elle, à l'abri, je me couchais, et je cherchais l'étendue de ses yeux qui, battant un tout petit peu, gelant légèrement et tremblant, me parlaient de lui, de mon grand-père. Il venait de quitter sa famille, les pâtures, la ferme ne sentant ni le lait ni le veau. Les Allemands avaient battu en retraite. En cadeau, ils laissaient des mines sur les plages, dans les puits, aux croisements des sentiers avec les routes pavées et des ruisseaux avec les fleuves, il faut que je prenne garde, pensait-il, à chaque pas, vraiment, si je veux la retrouver un jour, mon jeune amour, Fermine.

Alors, bien sûr, mon grand-père n'avait encore cassé aucun bras, aucune chaise sur la tête de ses fils, l'un malade, l'autre triste et le troisième assez content.

Il s'était dit que lui, il y arriverait, à traverser ces chemins minés, et dans les fumées des derniers tirs sans sommation, à oublier par quoi toutes ces familles étaient passées, parfois simplement amaigries, parfois en y laissant des sœurs, un parent, le bon oncle ou le père. La guerre avait cessé depuis deux ans. Tous pourtant en gardaient la trace, au cœur comme à l'esprit.

Il avait pris par la route principale, celle menant à la ville après trente kilomètres de faux-plats, de plis pavés et de petites pierres bleues ou mauves, des lacets, des épingles à cheveux, un col interminable bordé d'ifs et de trembles avec des chars au sommet et des soldats casqués, culottés, éventrés mais malgré tout debout, lisant dans le ciel le chemin de chez eux. Tous avaient froid. Ils rêvaient de revoir leur femme. Les soldats lui jetaient des sourires. Ils lui offrirent parfois un peu d'eau ou, le temps de reprendre son souffle, à porter sa valise. Mais souvent la peur le prenait devant ces marques de gentillesse. Devant ces sourires capables de tirer des rafales en plein cœur de l'ennemi, ou souillés d'un peu de sang même, d'un peu de bière ou de péquet.

Il marcha. De longues journées il marcha comme cela vers l'Ecole Normale, qu'il craignait, haïssait, où il passerait les pires moments. De longues journées, inquiet, légèrement dérangé, certainement terrorisé par la guerre, mon grand-père ne pouvait rien voir de la paix revenue, des maisons reconstruites plus en moins fidèlement, des familles reformées comme par magie et réunies dans les salles des villages pour fêter ça. Mais pour l'heure, des soldats dans les fourrés, des jeunes filles sans cerceau, sans père à retrouver nulle part, même aux champs, même couché dans la cour de la ferme et sans vie, voilà à quoi il était confronté. Des Allemands pensait-il, des soldats me regardent sans doute prêts à me tirer dessus, des mines à me faire voler en mille morceaux.

Quand il marche vers la grande ville, dans un tel champ de ruines, sur de tels cadavres, il pense qu'il piétine sa propre famille, son père, son père surtout. Jamais ses frères. Ni celle qui l'abandonna, Blanche, sa mère. Sur la route tranquille, sans aucune mine ni soldat en faction, il se souvient de ses trois ans, la pompe à eau au coin de la rue, il fallait à sa mère une clé pour s'en servir, et le bac, le bac de pierre où elle rinçait le linge, et aussi, surtout, bien sûr, le porte-seau qui l'aidait à traverser tout le village avec l'air d'une saoule.

Pourtant la mère de l'homme était sévère, le père de l'homme était sévère, et ses parents-là occupaient le corps de logis d'un ancien château transformé en fermette, avec des lacs, des ébats de cygnes à l'arrière-saison, des tuiles qui s'envolent et se brisent, et pas seulement quand le vent porte. Un endroit de mystère. Où le père peut aimer l'aîné et détesté le benjamin, avec entre les deux une gamme très variée de sentiments pour les six autres. L'un recevait ainsi le gras des viandes et les meilleures boissons, le plus pur lait de jument, et l'autre les ordures, détritus et chiures de poules. Le même recevait toujours les faveurs de la mère, parce qu'il avait les reins solides et à chaque doigt un don de dieu, l'élagage des allées,
la fauche,
la traite,
l'épandage du lisier,
la tonte des moutons.

Une famille pauvre, vraiment. Quelque chose de terrible. Mais quand venait le moment des prunes, la mère faisait des tartes, et quand venaient les cerises, la femme austère préparait des gosettes, des pâtisseries au beurre qu'elle offrait au meilleur, le costaud. Une famille qui ne jouait jamais aux cartes, dont le jeu fut jeté au feu ou bien même écrasé. Passer comme ça les longues soirées d'hiver, parfois à deux tables accolées pour jouer, pendant que lui n'avait jamais su joindre les deux bouts, le père ne l'acceptait pas.
Il pestait.
Il frappait.
Pourtant quand son cousin le lui apprit, à jouer, l'homme non seulement comprit très vite, mais aima le rami comme personne au village. Aux cartes comme à la vie, il y perdrait souvent. Comme ces nombreuses fois où il se fit rouler par des marchands de bestiaux peu scrupuleux, qui lui achetaient des vaches pour une bouchée de pain, pleines de santé, grasses, de vrais biberons de viande, et qui revenaient deux jours plus tard en prétextant un vice caché, une maladie soudaine qui demandait réparation. Et l'homme ne demanda jamais à voir la bête malade, toujours il paya l'escroc. Lui tendant la joue gauche.

Une ferme de malheur dont seraient chassés les plus faibles. Où manquaient la viande, le vin et le café, les céréales pour passer l'hiver et le reste, ces trop longs mois. Les trois meilleurs, fut-il décidé, resteraient avec les parents, des aides, de jeunes esclaves. Les quatre autres en revanche seraient jetés au puits, ce fut le cas du second, du troisième, de Louis. C'est-à-dire perdus dans les bois et livrés à eux seuls. Quant à moi, pensait-il tout en écrasant le visage de sa mère sur le chemin miné, le visage de son père et celui des marchands de bestiaux, je me suis retrouvé là, chez mon oncle, le très bon oncle Armand, avec Fermine qui me choyait, avec ma mère, tante Anna, avec le souvenir de mes frères morts ou vivants au puits. Et si je peux avancer maintenant, voyez-vous, il disait, voyez-vous chers parents, c'est pour votre souvenir, votre ferme plus pauvre que boue, votre visage plus puant, plus sale que vase et qui continue de me torturer, mais que j'aime, que je veux.

Et ainsi le poursuivaient les souvenirs de sa première famille, au point de réduire en cendres le reste, les bons moments chez l'oncle, la resserre à bois délicieuse avec les écorces à sucer, les jeux, le sourire un peu las de sa tante, mais jamais au point d'oublier l'amoureuse, l'adorée aux yeux sombres, Fermine.

Au jeune homme ainsi marchant, plus tard vêtu de gris, l'homme ulcéré, revenaient encore les reines-claudes du premier verger, de la première ferme, les baies de cassis en sirop contre la toux, le sureau, la férule, les coups, la récolte des pommes entreposées l'une contre l'autre sur le fruitier de la cave basse, et mangées sans sucre après le repas.

Où couche-t-il pendant tout ce temps? Où trouve-t-il le repos? Et son ulcère, ce mal étrange qui lui fera casser les membres de ses enfants, est-il dans son ventre comme une bille, ou bien déjà énorme et prêt à exploser?

Lui revint également à l'esprit, à mon grand-père dont ma mère ne me parla jamais, l'odeur détestée du lait de beurre, quand rentrait Blanche avec le seau, le versait dans une casserole en fonte afin qu'il tiédisse, plaçait avec l'écumoire la maquée dans l'étamine nouée et suspendue à la manivelle du moulin à café. Jamais ailleurs. Le même moulin. Avec les mêmes draps étendus sur le sol, les mêmes linges pour éponger le liquide pâle, l'odeur haïe. Et tous les jours, à la soirée, il cherchait les genoux de sa mère assise contre le poêle crapaud, et chaque soir il en fut chassé.

Il roula aux pieds des falaises chagrinées, des chaises, des tables basses.

Avec Fermine et la famille, lorsqu'ils évacuèrent jusqu'à Toulouse au début de la guerre, il fut heureux de voir un pays neuf, des montagnes, des fleurs sans nom dans les alpages, très légères, friables entre ses doigts. Il reconnut malgré tout certains arbres, certaines couleurs. Il pleura malgré tout sa mère, ses frères abandonnés, rarement son père. De là, presque les seules vacances, quand ils revinrent parce que les Allemands avaient envahi la France et qu'il n'y avait plus de paix nulle part alors autant rentrer, ils avaient retrouvé un village pillé, des maisons pillées, la ferme totalement vide. Les voisins s'étaient servis, qui n'avaient pas voulu faire le voyage. Et à nouveau il pensait à sa mère, la ferme avait-elle était saccagée? le linge volé? les bigoudis de l'unique poupée arrachés?

Il haïssait pourtant sa mère, il l'aimait pourtant terriblement, avec cette nostalgie qui fait se rendre un fils auprès d'elle chaque soir, en pensée, au chevet d'une mère malade ou morte de chagrin depuis qu'elle l'a abandonné. Avec cette nostalgie et voilà, Blanche, la mère, est assise dans le divan près de la fenêtre de la salle à manger, elle croit voir son fils dans la rue, sous ses yeux, et elle hurle au mari, Regarde, regarde ça, mon fils vient de passer devant moi et il n'est pas venu m'embrasser!

Il avait pris par la route principale, celle menant à la carrière de maître d'école, au métier détesté, après trente kilomètres de faux-plats, de plis et de petites pierres roses, mais cela n'avait aucune importance pour lui. Car il cherchait à revoir et embrasser Fermine. Et les dimanches, surtout, à revoir le tablier en dentelles blanches de sa mère et des femmes du village pouilleux et triste à se pendre. Ce tablier repassé à la perfection, aveuglant presque quand elles sortaient.

Il y pensait rarement, à son père. Il le savait mort au combat, du moins se l'imaginait-il. Tombé le jour de la Libération. Couché dans la rigole et la Croix-Rouge réfugiée dans les caves, par grande terreur. Les éclats d'obus, les voir voler à ce moment. Quelque chose de terrible. Et le père, voir comme il porte à la Commune ses travaux de peinture pour la fête annoncée et la victoire, comme il coupe à travers champs, comme il court et s'effondre aussitôt retrouvée la route et presque à la porte de la Commune. Le père tué. Mort dans son sang en criant peut-être À l'aide! Quelqu'un! À l'aide! Je me vide!

Ainsi marchant, mon grand-père croisait des fantômes un peu trop encombrants. Moi, je les voyais par petits bouts seulement, en épiant ma mère, quand tremblaient ses longs cils, ses grands yeux un peu pâles.

Et il continua comme ça, malgré sa peur de finir loin des champs et de la terre dont il aimait l'odeur, le toucher, et mordre les petites mottes de gazon froid. Malgré son envie de silence, de grande paix à vouloir semer des plantes, couper les pétales et faire ballots des blés, il traversa les ruines, les champs minés.

Parfois il se consolait en lisant les psaumes, parfois Isaïe. Saint-Augustin viendrait plus tard, je n'ai jamais su quand.

Et il continua comme ça, glaçant les yeux de ma mère dans l'atelier aux fleurs, jusqu'à l'Ecole Normale dont il pousse lourdement la porte, ce matin d'avril 1947.

 

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