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ÉCRIRE OU NE PAS ÉCRIRE
CE QUE L'ON NE PRONONCE PAS
Dans ce qui ressortit à mes propres choix, j'applique la «nouvelle» orthographe. Pour les faits du passé, je respecte l'orthographe du temps.
1. L'orthographe du français est-elle facile?
Tout le monde s'accorde à reconnaitre que l'orthographe du français est plus compliquée que celle des langues surs italienne et espagnole, qu'elle demande un apprentissage particulier et qui n'est jamais terminé : vérifier dans le dictionnaire est un geste banal et recommandé. «Nous passons une grande partie de notre vie à apprendre à écrire en français, et les plus instruits et les plus intelligents d'entre nous n'y parviennent qu'imparfaitement», écrivait Pierre Larousse en 1874 dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, dans l'article orthographe.
Cela résulte surtout de deux causes historiques.
Primo, l'orthographe n'a guère suivi les évolutions de la prononciation après le XIIIe siècle : elle garde un grand nombre de lettres consonnes qui ne sont plus prononcées, comme l's du pluriel, les finales s, t, nt des verbes ; les voyelles sont souvent représentées par des groupes de lettres dont chacune était jadis prononcée, comme dans eau, au, faon; autre cas exemplaire : femme, où le premier e se prononce a et le deuxième s'appelle muet à juste titre, tandis que l'on prononce un seul m. Ces évolutions phonétiques n'ont pas d'équivalent en italien et en espagnol : comparez eau à acqua et à agua (latin aqua); août à agosto (qui perpétue exactement la prononciation du latin populaire, pour le latin classique augustum); femme à l'italien femmina.
Secundo, soit spontanément parce que le latin était familier à tous ceux qui écrivaient au Moyen âge, soit artificiellement pour donner au français le prestige du latin, on a réintroduit des lettres pour des sons que l'évolution avait fait disparaitre : par exemple, temps au lieu de tens (latin tempus), avec un p muet en français, mais correspondant à un son en italien (tempo) ou en espagnol (tiempo). Dans la conjugaison, on a abandonné des règles générales, en remplaçant (tu) prens, (il) prent par prends, prend; vains, vaint par vaincs, vainc. Pour les mots empruntés au grec, on avait dans les trois langues des lettres superflues : y, th, ph, rh ; on les a éliminées dans les langues méridionales. Ce n'est pas l'y qui donne la grâce aux nymphes, disait Apollinaire. La ninfa italienne ou espagnole est toute nue.
Résultat : en français, par rapport à la prononciation, beaucoup de lettres ne se prononcent pas, une lettre peut correspondre à plusieurs prononciations, un son peut être transcrit de plusieurs façons, une suite de lettres peut représenter un son. L'anglais présente des singularités analogues.
Au XVIIe siècle coexistaient encore deux orthographes.
L'une était compliquée, encombrée de lettres inutiles, la plupart pour montrer l'étymologie (temps, baptiser, adjouster, mousche, nopce, picquer, poinct, obmettre; chronique, hymne, hypothese, mystere, physique, rhume, theatre), parfois non fondée (sçavoir rattaché au latin scire), quelques autres par respect du passé (veue), d'autres encore sans raison (notamment, des consonnes doubles : affaire, atteler, honneur; y final : roy; le h d'autheur). Ce fut malheureusement le choix de l'Académie française en 1694 dans la première édition de son dictionnaire, de laquelle sont tirés tous les mots qui viennent d'être cités. On devrait ajouter les mots pour laquelle étaient données deux graphies, la plus simple en second, comme «cheoir, ou choir».
Une autre orthographe, sans tous ces enjolivements gratuits, était souvent pratiquée dans l'écriture manuscrite, même par un savant comme Pascal. Elle fut adoptée dans le dictionnaire de Richelet en 1680, notamment pour tous les mots qui viennent d'être cités : afaire, ateler, batiser, cronique, himne, hipotese, mistere, rûme, teatre, tems (outre les mots pour lesquels l'Académie est venue plus tard à résipiscence : ajouter, auteur, noce, point, roi, savoir, vue, etc.). Hélas! Richelet, quoique réimprimé tout au long du XVIIIe siècle, ne l'a pas emporté. Il aurait rendu inutile l'ingéniosité des réformateurs qui se sont évertués depuis à sortir le français de son imbroglio. Que de larmes eussent été épargnées à des générations d'écoliers! Et le présent article n'aurait pas été écrit.
Depuis très longtemps, de grands esprits ont porté sur l'orthographe française des jugements critiques et ont prôné des modifications : Ronsard, Corneille, Bossuet, Sainte-Beuve, Voltaire, Valéry, d'autres encore, s'en sont mêlés. Je citerai plutôt un grammairien belge, dont l'ombre tutélaire n'a pas disparu : «Notre système graphique se hérisse de tant d'anomalies et de singularités » (M. Grevisse, Code de l'orthographe française, p. 55). Mais il aurait voulu qu'on y apportât remède, écrivant : «On ne peut que souhaiter qu'un tel programme obtienne l'agrément de l'Académie française et du Ministère de l'éducation nationale» (p. 25), à propos d'un projet d'Albert Dauzat (1940), projet qui concernait beaucoup plus de mots que les modestes rectifications plus récentes dont je vais parler et qui, elles, ont eu les deux agréments souhaités par Grevisse, dont la bénédiction posthume nous accompagne.
2. Comment évolue l'orthographe?
En 1990 ont été proposées quelques rectifications qui font de nouveau reparler d'elles en ce début de 2009. Les critiques entendues ou lues il y a une vingtaine d'années sont reprises et il semble nécessaire de les examiner avec sérénité. L'une d'elles est particulièrement dépourvue de fondement, quelle que soit l'opinion que l'on a sur l'opportunité ou sur le contenu d'une réforme. Elle témoigne, chez des gens pourtant fort raisonnables, d'une méconnaissance totale d'un fait constant.
Le fait qu'une langue évolue est du ressort de l'évidence, par exemple pour
la phonétique. Je
viens d'en donner des exemples en comparant l'ancien français à l'usage actuel. Mais cela est vrai pour les périodes plus récentes.
Il serait absurde de jouer une comédie de Molière en prononçant rwè et non rwa pour ce qui est écrit roi (ou roy). (Je rappelle qu'à
la Restauration Louis XVIII
a fait rire en disant : «C'est mwè le rwè.») Qui a décidé de cette évolution? Les grammairiens? évidemment, non.
En me récitant, au cours d'une insomnie, Après la bataille de Victor Hugo, je me suis avisé que le pronom tous y rimait avec doux. J'ai pensé d'abord que c'était ce qu'on appelle une licence poétique, comme quand l'écrivain écrit Charle pour gagner une syllabe dans «Ces bons Flamands, dit Charle, il faut que cela mange». Mais non : Littré, en 1872 (au début de l'article tout), considère que c'est une «mauvaise prononciation» de faire entendre l's dans «Tous viendront», «Ils y sont tous». Au XXe siècle, plus aucun dictionnaire, non seulement ne recommande, mais même ne signale la «bonne prononciation», qui avait pourtant pour elle de correspondre à une règle concernant la totalité du lexique : l's du pluriel est muet (sauf en liaison et souvent dans murs). Qui a décidé de cette évolution de tous? Les grammairiens? Surement pas, puisqu'ils auraient été contre (comme Littré), et pour une excellente raison puisqu'il s'agissait d'introduire une exception à une règle générale. Comme personne n'a décidé de la règle générale, personne n'a décidé de créer une exception. Ce sont les usagers qui ont changé l'usage, spontanément, le peuple si l'on veut, nos arrière-grands-parents, tout le monde, sans avoir réfléchi, sans s'être concertés.
Pour la syntaxe, personne n'a décidé d'exclure de l'usage parlé l'imparfait du subjonctif, que les gens du Moyen âge employaient couramment (que l'ouvrier liégeois et le paysan ardennais ont continué à employer en wallon, en faisant la concordance des temps comme Bossuet). Sauf erreur, je crois être le seul qui ait signalé que le tour Jean n'a de cesse (c'est-à-dire de repos) qu'il n'ait obtenu son dû est concurrencé et quasi évincé par Jean n'a de cesse (c'est-à-dire ne cesse) de réclamer son dû.
Pour le vocabulaire, les innovations conscientes sont plus fréquentes, mais ce n'est pas mon sujet.
Cette spontanéité n'existe pas pour l'orthographe, et le peuple ou l'ensemble des usagers n'ont jamais eu l'occasion de choisir, de décider. à une époque où l'écriture était pratiquée par une minorité, les premiers scribes qui ont écrit en français ont choisi, sans consultation populaire (d'ailleurs le peuple d'alors n'écrivait pas), d'adapter au français les procédés du latin écrit. Les copistes ultérieurs ont décidé d'ajouter un h au début de uile et de uit pour éviter la confusion avec ce que nous écrivons vile ou ville d'une part, avec vit et jut d'autre part. Ils ont choisi de montrer leur connaissance de l'étymologie en truffant les mots de lettres empruntées au latin. Les imprimeurs du xvie siècle ont décidé de distinguer i et j, u et v, pour éviter les confusions que nous venons de voir, et d'ajouter les accents et la cédille pour remédier à d'autres ambigüités. À partir du XVIIe siècle, on a donné le pouvoir à l'Académie française, et elle en a usé d'une manière fâcheuse en 1694 comme vous l'avez vu plus haut et comme Maurice Druon l'a reconnu dans la préface de l'édition en cours. Heureusement, en 1740, elle a corrigé plus de 4 000 mots (soit un quart de sa nomenclature), surtout en réduisant le nombre des lettres superflues. Par la suite, d'édition en édition, jusqu'en 1932-1935, elle a continué à faire des corrections en tenant compte non pas de l'usage, puisque celui-ci était fondé avant tout sur ce qu'elle-même avait décidé antérieurement, mais pour apporter quelques simplifications ou pour entériner l'évolution phonétique, sur laquelle elle n'avait aucune prise puisqu'il s'agit d'un pouvoir des usagers, mais d'un pouvoir inconscient.
Si un usager prenait l'initiative d'écrire fame au lieu de femme, verrait-on en lui un précurseur génial, un modèle que l'on s'empresserait de suivre avec enthousiasme? Plutôt un ignorant ou, au mieux, un doux rêveur. Par parenthèse, il est intéressant de faire remarquer que le verlan a tiré du mot femme meuf et non maf : les inventions libres d'un langage essentiellement parlé se font sur les formes écrites!
3. La réforme de 1990
Mais les critiques de l'orthographe traditionnelle n'ont pas cessé et des dizaines de projets réformateurs se sont succédé à l'extérieur de l'Académie, dus parfois à des utopistes sans autorité, mais, avec l'avènement de la linguistique comme science, inspirés souvent par des linguistes compétents, soutenus par l'administration. Certains ont appliqué leur réforme dans leurs écrits personnels, mais cela n'a pas suffi : modérés ou radicaux, tous ces projets sont tombés à l'eau l'un après l'autre.
À la suite de demandes émanant de divers milieux, aussi bien d'une association d'instituteurs que de l'Académie des Sciences, et notamment à la suite d'un appel lancé dans le Monde par une dizaine de linguistes, une initiative nouvelle a été décidée par le Premier ministre Michel Rocard et confiée à un nouvel organisme, un Conseil supérieur de la langue française, qui était présidé par le Premier ministre et qui avait notamment une composition originale : il n'était pas formé essentiellement de fonctionnaires de l'éducation nationale, comme d'autres projets de réforme, mais de quelques ministres (dont celui de l'éducation nationale, Lionel Jospin), des secrétaires perpétuels des Académies (il était habile de tenir compte du prestige traditionnel de l'Académie française, même s'il avait pâli), des linguistes, des écrivains, des représentants de la presse (le directeur du Nouvel observateur), de la télévision (Bernard Pivot), de l'économie (le président-directeur général de Saint-Gobain), de la chanson (Pierre Perret) et d'autres personnalités importantes, ainsi que, contrairement à tout ce qui s'était fait jusque-là, des représentants des principaux autres pays francophones, comme la Belgique (j'eus cet honneur). Parmi les tâches prévues pour ce conseil, une réforme de l'orthographe. Mais l'objectif était limité, précis, l'échec des tentatives précédentes montrant que des ambitions trop grandes eussent été chimériques. Bref, la variété des participants et la modestie des ambitions permettaient d'espérer que les rectifications proposées seraient acceptées facilement par l'opinion.
Une commission d'experts fut chargée de rédiger un projet répondant aux cinq points fixés par le Premier ministre : le trait d'union, l'accent circonflexe, le pluriel des noms composés, l'accord du participe passé des verbes pronominaux et un cinquième point aux contours moins précis (il y était question, notamment, de séries étymologiques désaccordées et d'incohérences).
Le Comité d'experts était composé de cinq spécialistes de la langue : Nina Catach, qui, à l'époque où l'oral était souvent considéré comme le seul objet de science, avait réussi l'exploit de faire admettre l'étude de l'orthographe dans le cadre rigoureux des disciplines linguistiques, Bernard Cerquiglini, André Martinet, Charles Muller et moi ; des rédactrices principales des dictionnaires Larousse et Robert; du chef-correcteur du Monde; d'un inspecteur général de l'éducation nationale.
De nombreuses réunions soigneusement préparées, des discussions franches, nous permirent d'arriver à un accord unanime (que je croyais unanime) et nos propositions furent soumises à la commission du Dictionnaire de l'Académie, puis à l'Académie dans son ensemble, qui l'accepta, aussi à l'unanimité, moyennant quelques petites suppressions arbitraires, comme ce qui concernait vingt et cent. (à mon grand regret : pourquoi un pluriel cesse-t-il d'être un pluriel quand on y ajoute une fraction?) L'assemblée générale du Conseil supérieur approuva notre projet, dont un mot avait été subrepticement retiré; comme je manifestais mon étonnement, le maitre des cérémonies me fit comprendre par un index dirigé vers le ciel qu'une intervention était venue d'en haut : le i de la finale de groseillier avait été sauvé par le président Mitterrand.
L'enthousiasme des débuts semblait un peu refroidi. C'est que des rumeurs malveillantes, fondées sur une information approximative, commençaient à circuler dans Paris. Bernard Pivot, qui était assis à côté de moi, me dit : «Je suis continuellement agressé.»
Le texte fut publié au Journal officiel le 6 décembre 1990. Une épreuve ultime m'a été envoyée le soir du 29 novembre, veille de la fête de mon saint patron : un fax d'une bonne douzaine de mètres, auquel je consacrai
la nuit. Je
protestai en vain contre deux nouveaux petits changements, que je persiste à trouver regrettables; ils ne venaient pas cette fois de l'élysée.
4. L'accueil
Comment se répartissent les pour et les contre? Cela est difficile à déterminer. Les adversaires crient plus fort et sont donc peut-être moins nombreux qu'on ne pense. Mais ils ont refroidi ou effrayé un certain nombre des acteurs ou des témoins.
Parmi les experts du Comité, quelques-uns essayèrent de faire oublier qu'ils en étaient; d'autres furent freinés par leur maison d'édition, qui craignaient d'éloigner des clients. Le gouvernement, quoiqu'il fût à l'origine de l'affaire, oublia lui aussi ce qu'il avait prévu : adopter la «nouvelle» orthographe dans les publications officielles; la faire connaitre dans l'enseignement.
Les experts linguistes tinrent bon. Leurs efforts ne furent pas vains. L'émission de télévision francophone L'Orthonet, de Charles Muller, est un remarquable porte-voix international. Des revues belges adoptèrent la «nouvelle» orthographe : très tôt la Revue générale (son âge elle est née en 1865 ne la voue pas au conservatisme), puis d'autres, nombreuses, soit systématiquement, soit chaque fois qu'un collaborateur le demande, des livres aussi. Des organismes de soutien se créèrent : en Belgique, en France, au Québec, en Suisse romande.
En Belgique, les autorités de l'enseignement dit libre, beaucoup plus fréquenté et plus organisé que son équivalent français, l'enseignement privé, ont fait connaitre assez tôt la réforme; l'enseignement d'état, dit officiel, a suivi, moins vigoureusement. Sur l'accueil concret reçu chez les principaux intéressés, les enseignants des divers niveaux, j'ai plus de renseignements positifs que de réserves, mais il est déjà utile qu'ils aient été informés, ce qui n'est guère le cas en France.
À l'Académie française, les membres absents (des personnes mal intentionnées ajoutent : ou inattentifs) lors du vote unanime ont reproché au secrétaire perpétuel de les avoir engagés dans une aventure. Celui-ci, Maurice Druon, a, lui aussi, tenu bon. Le dictionnaire de l'Académie mentionne donc toutes les rectifications, mais avec une certaine prudence; un signe spécial est placé au début des articles et un commentaire figure dans chaque fascicule : «L'Académie a précisé qu'elle entendait que ces recommandations soient soumises à l'épreuve du temps. Elle maintiendra dons les graphies qui figurent dans son Dictionnaire jusqu'au moment où elle aura constaté [comment?] que les modifications recommandées sont bien entrées dans l'usage», puis, après la liste des mots concernés : «Aucune des deux graphies ne peut être tenue pour fautive.»
Mais cet ouvrage n'a plus l'autorité de jadis. C'est dans des dictionnaires plus courants que le public cherche
la norme. Les
plus répandus ont tout de même enregistré assez vite un certain nombre de rectifications, parfois avec des formules précautionneuses. Mais les choses progressent. Le dictionnaire publié chez Hachette s'est engagé à fond; l'édition de 2006, que j'ai sous les yeux, mentionne toutes les formes rectifiées, soit comme entrées principales : tire-fesse (var. tire-fesses), soit comme variantes : voute (entrée : voûte).
Et voilà que le Nouveau petit Robert de 2009 annonce pages xxiv-xxv, sans mentionner le document de 1990, un grand nombre de changements qui y ont leur source. La présentation varie, mais les deux formes sont généralement présentes, la nouvelle figurant souvent comme variante à l'entrée : «dessiller ou déciller» (la justification est donnée implicitement par l'étymologie : «de cil»), «cahute ou cahutte» (avec justification plus loin : «La graphie cahutte avec deux t, d'après hutte, est admise»). Parfois la variante est mentionnée à la fin : «la variante exéma est admise; «la graphie tire-fesse, régulière au singulier, est admise ». Pour les verbes du type céder, le tableau de conjugaison, page 2815, donne les formes traditionnelles céderai, céderais, mais ajoute cette note : «La prononciation actuelle appellerait plutôt l'accent grave au futur et au conditionnel (je cèderai, je cèderais).» Sur ce point, la prudence semble excessive, l'Académie ayant adopté sans la moindre réserve, dans le corps du dictionnaire, les formes avec accent grave. Le Nouveau Petit Robert ne fait aucune concession pour l'accent circonflexe.
On pourrait conclure que, ces dernières années, les rectifications sont sorties de l'ombre d'une manière définitive. Il est donc surprenant que des initiatives récentes, notamment dans les quotidiens, aient suscité en Belgique une opposition assez vive (plus vive qu'en 1990, où les éclats parisiens semblent s'être arrêtés à la frontière).
5. Quelques erreurs
Je ne tenterai pas de convaincre le lecteur qu'il doit adopter les rectifications (ce serait d'ailleurs entériner la première erreur discutée), ni de les justifier ou même de les expliquer, ce que j'ai fait dans un petit livre publié chez Duculot en 1990 sous le titre : La «nouvelle» orthographe. Exposé et commentaires. Je souhaite seulement qu'on ne caricature pas ces propositions et qu'on ne se fonde pas pour les critiquer sur des erreurs manifestes.
La première erreur consiste à dire que l'on veut contraindre les usagers à adopter la «nouvelle» orthographe. Qui pourrait les y forcer et sous peine de quelle punition? Jamais dans le passé une réforme ne s'est imposée d'un coup. Seuls étaient dociles les grands imprimeurs au temps où le prestige de l'Académie n'était pas contesté. Après 1932, grand'chose et grand'mère n'ont pas disparu de l'usage malgré l'absurdité de l'apostrophe (il n'y a pas eu une élision, mais la survivance d'un féminin identique au masculin comme dans le latin grandis).
Ouvrons ici une parenthèse polémique. En 1996 (dans une remarque de l'article grand), l'Académie a rendu une certaine vie à grand'mère (remis en concurrence avec grand-mère), sous prétexte que le trait d'union ne l'avait pas emporté dans l'usage depuis 1932. Je doute que cela soit fondé sur des statistiques. Si oui, elles ne concorderaient pas avec les miennes. Je crains que certains académiciens se fondent surtout sur leurs propres habitudes ou gouts. Or, dans le domaine de l'orthographe, l'Académie avait le droit (comme on l'a vu plus haut) en 1932 d'exclure une forme historiquement fautive, alors que dans d'autres domaines, comme la syntaxe, où la force de l'usage devrait l'emporter sur les préférences des académiciens, c'est abusivement qu'elle s'arroge le droit de critiquer, par exemple, un tour comme Est-ce que vous seriez malade? qui est de façon constante (chez Racine comme chez Hugo, etc.) dans la langue depuis les origines, et dans le dictionnaire de l'Académie depuis 1694 jusqu'en 1932. Fermons la parenthèse.
Autre exemple de la survie d'une forme malgré la rectification : le remplacement du tréma par un accent grave dans poète en
1878 a
choqué ceux qui revendiquaient ce titre; jusqu'à la fin de sa vie (1955), Claudel s'est voulu poëte. A-t-il encore des imitateurs? Ils sont surement rarissimes.
La Gazette de Liége garde encore son titre tel que je viens de l'écrire et comme le souhaitent encore des Liégeois qui continuent, soixante-trois ans après la décision officielle (qui n'est pas du ressort de l'Académie, qui ne s'occupe pas des noms propres), à vénérer cet accent aigu comme ils vénèrent leur perron et leurs potales. C'est leur droit, comme aussi de prononcer Liéch. C'est l'occasion d'ouvrir une autre parenthèse. Cette prononciation liégeoise (je parle du é et non de la consonne qui suit) a été celle du français commun. Mais l'évolution phonétique du français (le passage de é fermé à è ouvert devant une syllabe contenant e muet, ce à quoi le wallon liégeois a généralement échappé) s'est traduite très progressivement dans l'écriture : collége n'est devenu collège qu'en 1878. Les derniers bastions cèdent en 1990 : événement rejoint enfin son frère jumeau avènement, cédera rejoint lèvera, et les inversions plus écrites qu'orales chantè-je, fussè-je sont proposées.
D'autre part, la coexistence de deux formes n'est pas rare : tous les dictionnaires signalent clé, qui correspond à la prononciation moderne, et clef, à celle du Moyen âge. La concurrence de je m'assieds et je m'assois devrait gêner davantage.
La deuxième erreur porte sur l'étendue de
la réforme. Laissons
de côté les écarts de plume qui accusent les réformateurs de saper la civilisation occidentale (dont le modeste i d'oignon serait un des fondements!). Plus modérément : la langue serait profondément altérée par les changements. C'est confondre l'orthographe avec la langue, dont elle n'est que le vêtement. Et ce vêtement n'est que légèrement retouché : un mot par page d'un texte ordinaire en moyenne. Dans la totalité de celui-ci (spontanément écrit, où je ne cherche ni à choisir ni à éviter les mots concernés), j'en compte huit. Aucun lecteur et presque aucun auteur de la Revue générale, depuis 1990, ne s'est plaint, et une enquête a même montré que plus d'un d'entre eux ne s'était même pas aperçu du changement. Nous sommes loin d'une orthographe fonétik!
Troisième erreur, résultant de la précédente : il faudrait réimprimer tous les livres. Ce serait absurde, vu la faible proportion des mots concernés, comme le montre l'alinéa précédent. Un ancien Premier ministre français affirmait avec tristesse que les écrivains classiques deviendraient illisibles. Cette réaction est plutôt comique. En effet, nous les lisons dans des éditions qui ont totalement modernisé la graphie, souvent la ponctuation, parfois les règles d'accord.
Prenons la première fable de La Fontaine, dans l'édition de 1694, corrigée par La Fontaine lui-même, et dans la version de
la Pléiade. On
compte 23 différences, plus 5 pour la ponctuation. Si on applique les rectifications au texte de la Pléiade, un seul mot est concerné : l'oût perdrait en principe son accent; en principe, puisque c'est aout qui est aujourd'hui concerné (La Fontaine était plus hardi pour le début du mot).
Si on regarde les manuscrits des Pensées de Pascal (Zacharie Tourneur en a procuré une édition diplomatique), aux différences orthographiques, il faut ajouter des différences graphiques : «L homme n est qu vn roseau le plus foible de la Nature, Mais c est vn roseau pensant». Chez Pascal, un blanc tient lieu de l'apostrophe et du trait d'union; il ignore aussi
la cédille. Le
dessin v à l'initiale du mot et le dessin u à l'intérieur servent aussi bien pour notre u que pour notre v (preuue pour preuve, l Vnivers); il ne met d'accent sur la lettre e que pour le son é final (composé, au pluriel qualitez, seuere = sévère), mais il en met deux sur notre finale -ée (entréé); il ne connait pour la ponctuation que la virgule et le point, la première servant seulement, avec parcimonie, pour des pauses importantes; ni point d'interrogation ni guillemets.
Qui se plaint que l'on ait travesti ou trahi les classiques?
6. La situation des enseignants
Il faut reconnaitre que la situation des enseignants n'est pas aussi facile que celle des usagers ordinaires, tant par rapport aux élèves que par rapport aux parents. Pour ceux-ci, cela rappelle un peu l'introduction de la mathématique moderne, mais la comparaison est difficile, car le nombre de parents qui s'estiment compétents en matière d'orthographe est beaucoup plus élevé et, pour la plupart, les rapports affectifs sont d'une autre nature qu'avec
la mathématique. Je
vais y revenir.
Mais le nombre de mots courants est assez faible; pour les trois règles qui sont de portée générale (concernant l'accent circonflexe, le pluriel des noms composés et la conjugaison des verbes du type céder), il s'agit souvent de mots peu fréquents : on n'écrit pas tous les jours cure-dent ou passe-montagne ou même cloitre, ou le futur de céder. L'intérêt est justement que, pour des termes moins familiers, les doutes soient écartés.
Comme le dit l'Académie (voir ci-dessus), il s'agit non pas de remplacer, mais d'accepter une coexistence. D'après ce que je sais, les erreurs d'orthographe constatées dans les travaux des élèves sont incommensurables (au sens propre de cet adjectif) avec les mots pour lesquels deux formes sont acceptées. Les professeurs ne sont pas menacés de revenir bredouilles de leur chasse aux fautes d'orthographe. Et, si cela était, ce serait une victoire et non une défaite.
7. D'où vient la résistance aux changements?
Les gens pratiquent le français parlé depuis l'enfance. Ils ont appris inconsciemment la prononciation, la morphologie (le pluriel chevaux; la conjugaison : je suis, tu es, nous sommes, vous êtes, ils sont), la syntaxe (par exemple l'ordre des mots, l'accord : Luc est beau, Luce est belle). Que leur apprend-on à l'école? à écrire, c'est-à-dire à écrire ce qu'ils ne prononçaient pas : que sont prend un t à la fin, que es se distingue de est et de ait, et même, pour certains élèves, de et.
Ils prennent alors conscience de ce qu'est le français, qu'ils identifient à son vêtement écrit. Même un poète comme René Char, parlant de sonorités, affirme que le mot oiseau présente toutes les voyelles du français, alors que, s'agissant de phonétique, wazo n'en contient que deux : a et o, toutes les deux camouflées par des graphies héritées du Moyen âge. Dès lors, changer l'orthographe, c'est contredire ce qu'on a appris et où ils voient l'essence de la langue, alors que le subjonctif suivant après que s'est substitué à l'indicatif sans qu'ils s'en soient aperçus et qu'ils en aient été choqués, parce que le changement s'est d'abord produit dans l'oral; pourtant il s'agit d'une évolution d'une autre portée que la suppression de l'i d'oignon ou de l'accent circonflexe de voûte. (Qui d'entre mes lecteurs peut m'expliquer la présence de cet accent?)
Le nombre d'heures consacrées à l'orthographe, les innombrables dictées, la fierté de ceux qui dominent les difficultés, les mauvais points pour ceux qui s'en sortent moins bien, tout cela donne à cette orthographe, acquise (ou censée acquise) au prix de tant d'efforts, un caractère presque sacré : on a exigé d'eux qu'ils écrivent événement contrairement à avènement, chariot avec un seul r contrairement à tous les mots de sa famille, qu'ils veillent surtout sur l'accent circonflexe (qui est l'occasion du plus grand nombre de fautes dans les copies des lycéens; viennent ensuite les consonnes doubles et les lettres grecques).
La qualité esthétique ou suggestive prêtée aux mots et pas seulement par les écrivains dépend ou de leur sens (amour, cristal) ou de leur forme écrite : poète était moins poétique que poëte; la phthisie a perdu de son agressivité en perdant un de ses deux h (phtisie) en 1878. Parmi les corrections de 1990, celle de nénuphar a été vivement critiquée, alors que cette graphie est due à une erreur étymologique (on croyait qu'il avait la même origine que nymphéa) et alors que personne ne sursaute en lisant nénufar dans un beau passage de Proust (qui ne pouvait pas deviner qu'en 1935 l'Académie abandonnerait cette forme). On s'aperçoit de la qualité des mots seulement quand on attire sur eux l'attention, quand on les menace. Parmi les mots non retouchés en 1990, des usagers sensibles tremblent à la pensée qu'on aurait pu s'en prendre à nymphe, et j'ai entendu un libre penseur dire qu'âme perdrait toute profondeur en même temps que son accent… or, pour l'accent circonflexe, la réforme concerne seulement l'i et l'u.
Rassurerai-je mes lecteurs en leur répétant qu'ils peuvent continuer toute leur vie comme ils ont appris, que cela concerne d'abord les apprenants actuels, à qui on veut épargner en partie les difficultés que leurs prédécesseurs ont vécues, que cela permettra de consacrer un peu plus de temps à des choses moins superficielles et peut-être favorisera l'apprentissage du français ailleurs que dans les pays purement francophones? Par parenthèse, il est permis de penser que, pour la clarté et l'efficacité de la communication écrite, le vocabulaire, la syntaxe et même la ponctuation jouent un rôle plus fondamental, mais l'acquisition du système d'écriture est un préalable qu'on ne peut éviter.
8. Perspectives
Je ne me présente pas en observateur de la pratique journalière des jeunes et je n'ai pas le don de prophétie. Mais un homme compétent comme mon collègue français André Chervel, qui a démontré qu'en moyenne les élèves de 1873 n'avaient pas une orthographe meilleure que ceux de 1987 (les filles, elles, avaient très nettement progressé), estime maintenant que les choses ont fortement empiré depuis 1987, le seul remède étant pour lui une réforme profonde du système (A. Chervel et D. Lamesse,
La dictée. Les Français
et l'orthographe, 1873-1987. Calmann-Lévy, 1989). Je me réjouis de la pénétration progressive, malgré les oppositions, de la modeste réforme, de la réformette, à laquelle j'ai été associé. Je ne vois pas comment des changements plus nombreux (que je ne critique pas) réussiraient plus facilement à convaincre que ceux du Conseil supérieur de la langue française, dont la composition, les objectifs et la méthode avaient été si habilement étudiés. Je suivrai les développements en spectateur attentif et favorablement disposé, mais sceptique.
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