Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
VOYAGER AVEC MARGUERITE YOURCENAR. LE BRIS DES ROUTINES

Le premier chapitre de L'Œuvre au noir, intitulé «Le grand chemin» fournit l'objectif essentiel du voyage pour Marguerite Yourcenar. À son cousin, Henri-Maximilien, qui lui rappelle qu'une femme dévouée et aimante l'attend tandis qu'il quitte Bruges, Zénon répond :

Un autre m'attend ailleurs. Je vais à lui.
      
Et il se remit en marche.
Qui? demanda Henri-Maximilien stupéfait. Le prieur de Léon, cet édenté?
Hic Zeno, dit-il. Moi-même.

Il a alors vingt ans et calcule qu'il lui en reste au mieux cinquante pour s'instruire. Le but de cet aventurier du savoir est clairement défini : Il s'agit pour moi d'être plus qu'un homme, confie-t-il à son cousin qui vient d'affirmer qu'il voyage pour être un homme. Il se désigne lui-même comme un pèlerin et s'interroge plus qu'il n'interroge son cousin en questionnant : Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison?

Le même court chapitre révèle la conception que l'auteur se fait du monde : des villages succédant aux villages, des abbayes succédant aux abbayes... et partout les mêmes vallées, le même souci des morts, la même foi en un être au-dessus de nous, la même certitude de la place privilégiée de l'humain dans l'univers, et, finalement, l'uniformité sous la variété des apparences, le même fond humain.
   Evoquant sa méthode pour entrer en contact avec le IIe siècle lors de la rédaction de Mémoires d'Hadrien, l'auteur exprime déjà cette certitude de l'homme universel : ... ces hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s'engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l'ombre d'un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent.
   
Les mêmes maux et les mêmes erreurs sont partout sous des formes différentes, insiste-t-elle dans sa conférence sur les voyages, donnée au Japon à la fin de sa vie[1] *.

Las du foin des livres*, Zénon considère le libre univers comme un texte qui bouge à déchiffrer. Et il n'est pas indifférent qu'au moment de se séparer les deux voyageurs empruntent deux routes distinctes : Henri-Maximilien choisit la grand-route. Zénon prit un chemin de traverse, le seul qui permette de véritablement  explorer le monde.
   En dix pages, Marguerite Yourcenar livre l'essentiel de sa conception des voyages dans ce roman mûri durant quarante-cinq ans et dans lequel elle a exprimé sa compréhension de l'existence qui, à première vue, peut sembler modeste (mourir un peu moins sot qu'on n'est né), mais, à y regarder de plus près, représente un réel manifeste de l'homme libre (ou libéré) qui n'a pas trompé les étudiants révoltés de Paris qui découvrirent le livre, à sa sortie, en mai 1968.

Il convient aussi de noter que l'auteur travaillait, à la fin de sa vie, à deux recueils d'essais consacrés aux voyages, En pèlerin et en étranger et surtout Le Tour de la prison, tous deux édités de manière posthume.

Pour Marguerite Yourcenar, voyager c'est avant tout se libérer des routines et des préjugés. Cette conception originale du voyage jalonne son œuvre à la manière d'un leitmotiv. L'empereur Hadrien la reprend à son compte : Peu d'hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés[2].
   Elle insistera aussi auprès de Matthieu Galey sur la fonction du voyage qui consiste à remettre toute certitude en question. Sa conférence de Tôkyô le répète encore maintes fois : La connaissance de mondes étrangers, que ce soit dans le temps ou dans l'espace, a pour résultat de détruire l'étroitesse d'esprit et les préjugés, mais aussi l'enthousiasme naïf qui nous faisait croire en l'existence de paradis, et la sotte notion que nous étions quelqu'un.
   
Conviction tellement ancrée dans l'esprit de Marguerite Yourcenar que, dans son ultime roman, Un homme obscur – sorte de testament littéraire –, Nathanaël, qui voyage pourtant par hasard et comme contraint, arrive aux mêmes conclusions qu'un Hadrien ou un Zénon : il se méfiera des opinions courantes de son pays et de son siècle et aura découvert le fond commun de toute aventure humaine.
   Le voyage doit aussi être considéré comme une rupture avec les habitudes, comme une manière d'être fidèle «à ce qu'on est» en échappant au confort de la réussite ou de la tranquillité.

Mais il ne s'agit pas seulement de voyager dans l'espace, on voyage aussi dans le temps. Et cette autre dimension ne connaît pas de limite pour Marguerite Yourcenar : la remontée du temps la conduit jusqu'aux origines de la Terre, jusqu'au moment où l'homme, ce prédateur-roi, ce bûcheron des bêtes, cet assassin des arbres, n'était pas encore et où la Terre avait l'allure d'une boule morte[3].
   Et lorsque, rarement, elle regarde vers le futur, c'est pour y contempler l'univers retourné à une vaste plaine marécageuse, après l'action destructrice de l'homme et la reconquête de l'univers par la Nature. Entre ces deux extrêmes, se tient l'histoire des hommes et leurs diverses manières de comprendre le monde et de se l'approprier. Mais cette curiosité-là mène également à la découverte d'un homme commun universel derrière une trompeuse diversité : partout l'homme a été plus ou moins cruel, plus ou moins avide, souvent aveugle à l'autre et toujours destructeur. La conclusion est amère : Peu de bipèdes depuis Adam ont mérité le nom d'homme, constate Zénon.

Conception originale, disions-nous; subversive plutôt car on ne revient jamais indemne de la confrontation avec l'Autre et le cheminement est d'abord périple intérieur. Tout voyage, toute aventure (au sens vrai du mot : ce qui arrive) se double d'une exploration intérieure, affirme-t-elle à Matthieu Galey[4]. Frotter ses préjugés à ceux de l'étranger, apprendre la méfiance à l'égard des opinions de son siècle, rechercher tous les modes de connaissance, détruire l'étroitesse d'esprit… sont autant d'attitudes de remise en cause de soi, une contestation de ses propres coutumes et une semence de révolte contre toutes formes de contraintes qui empêchent l'homme d'être libre. (On n'est pas libre, dit Zénon, tant qu'on désire, qu'on veut, qu'on craint, peut-être tant qu'on vit.Nous avons choisi, écrit-elle au poète Alexis Curvers, de renoncer à une morale courante faite de préjugés et de payer le prix qu'il faut ce grand luxe et cette grande nécessité : une morale libre. Cette licence nous oblige en quelque sorte à des vertus héroïques. (…) Nous sommes responsables, en quelque sorte, d'un idéal de vie et de bonheur qui nous est en ce moment commun avec si peu d'êtres[5]
   
Voyager ainsi suppose de regarder le monde au-delà de ce qu'il a été, tel qu'il est, d'y voir les injustices sociales, l'imposture publicitaire, la pollution, les cicatrices et les menaces nucléaires… Autant de paravents qui se dressent entre la beauté du monde, son exotisme et nous, autant de barrières qui nous enseignent à remettre en cause nos certitudes.
   Et si le hasard nous place devant une aurore exceptionnelle admirée d'un éperon rocheux, devant l'espace immense et immaculé d'une région désertée des hommes ou devant le vol de milliers d'oiseaux ébranlés en même temps, ce contact avec le sacré nous renvoie face à nous-mêmes et ne peut que renforcer la conscience de la médiocrité de nos vies routinières. La beauté, tout autant que la laideur, se révèle subversive.

Analysant les voyages organisés modernes qui protègent contre les chocs culturels, les voyageurs troupeaux qui écrèment le monde et excluent le sordide et le laid pour ne montrer qu'ordre et beauté et font croire à l'illusion de se quitter un moment soi-même, la conférencière dénonce, sans pour autant l'exprimer, une tentative – politique? – d'échapper à la subversion du vrai voyage qui devrait conduire à bien voir un pays, c'est-à-dire à le connaître, le faire sien dans le présent et le passé, voir ce qu'il signifie pour ceux qui y vivent. Ce qui devrait être une école d'endurance, un étonnement, presque une ascèse, devient un agrément, une denrée vulgaire dont le souvenir s'efface aussitôt rentré, et dont rien ne subsiste qui a pu ébranler. Au contraire du véritable voyage, on revient de ceux visant la seule évasion, convaincus de la supériorité de nos réalisations et de nos coutumes. On a fui son chez soi en croyant aller hors de soi et, finalement, on n'est allé nulle part.
   Tandis que les touristes reviennent chargés de faux souvenirs, les voyageurs de Yourcenar rentrent dépouillés des faux semblants, libérés des fausses valeurs, pour se retrouver devant le nu et l'essentiel : un corps qui sent et un esprit qui pense.

Pour l'auteur, tous les départs culminent dans le départ final et préparent le voyage sans retour vers la mort, ultime étape que la pérégrination tentait pourtant de repousser. À cet égard, tous les personnages voyageurs de Yourcenar meurent dans des espaces restreints comme si, après s'être instruits, il ne leur restait plus qu'à rentrer chez eux pour mourir. Hadrien s'éteint dans sa villa de Baïes, dans le golfe de Naples, en contemplant la mer; Zénon se donne la mort dans son étroite geôle, à Bruges, son pays natal réintégré; et Nathanaël meurt dans un creux herbeux de l'île de Texel, en Hollande qui le vit naître. Autant de symboles du retour à soi après le pèlerinage d'une vie, du cycle d'une existence qui se termine là où elle a commencé, comme pour mieux juger du terrain parcouru entre le vagissement et le râle.

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Dans les textes qui vont suivre, on percevra une conscience politique très affinée pour quelqu'un qui ne s'engageait que très rarement sur le terrain (on ne connaît à Marguerite Yourcenar qu'une manifestation de contestation contre la guerre du Vietnam), mais qui usait constamment de sa plume pour dénoncer les abus de pouvoir de tous ordres, l'action destructrice de l'homme et l'immense désespérance devant l'état de plus en plus accablant du monde.
   On y rencontrera aussi une perception, quasi visionnaire, de l'âme des pays traversés avec lenteur et curiosité (Yourcenar répétait ses visites aux mêmes sites et s'en imprégnait, en quelque sorte, y méditant longuement). Un sens aigu de l'évolution de l'histoire et des civilisations observées. Une sorte de prescience des vraies valeurs des hommes s'exprimant souvent par le biais d'artisanats et de coutumes ancestrales maintenues à travers les âges. Un sens quasi inné de ce qui fait la valeur d'une culture à travers des manifestations qui peuvent sembler accessoires comme les théâtres populaires. Et cette acuité particulière pour sentir l'exact moment où une limité a été passée qui marque la fin d'un monde. 

Grande voyageuse, Marguerite Yourcenar ne se reconnaissait pas de patrie. Elle s'en attribuait une douzaine, sans plus de précision. Rappelons que, née en Belgique, mais française, elle négligea d'opter pour la double nationalité quand elle se fit naturaliser américaine en 1947. On peut lui appliquer la réflexion de l'empereur Hadrien : Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres.
   
Les livres ont, en effet, été pour Marguerite Yourcenar non seulement une nourriture intellectuelle, mais aussi, et surtout, le point de départ de passions et de choix d'existence. On connaît l'influence de la lecture d'Après la neuvième heure de Reynès-Monlaur, que la petite fille de sept ans feuilleta lorsque son père le choisit par hasard et le lui tendit pour la tenir tranquille pendant les préparatifs d'un départ*. Une autre lecture, faite à l'adolescence, lui ouvrira la voie vers l'Asie : Je n'ai jamais rencontré P. L. Couchoud, mais un de ses livres, Sages et poètes d'Asie, que j'ai encore, relié, sur les rayons de ma bibliothèque, à Northeast Harbor, a peut-être été le premier ouvrage par lequel la poésie et la pensée asiatiques sont venues jusqu'à moi. J'avais quinze ans : je continue à savoir par cœur tel haïkaï traduit ou transmis par lui; ce livre exquis a été l'équivalent pour moi d'une porte entrebâillée[6].
   Parallèlement, les sites visités nourrissent l'œuvre : la découverte d'un pays a une incidence immédiate sur l'écriture : à Anna, soror…, nettement empreint du mysticisme  chrétien de l'Italie du Sud où voyage alors (1922-1929) Yourcenar, succèdent des Nouvelles orientales dont certaines expriment directement l'ardeur sensuelle et le charnel bonheur nouvellement (1932-1939) révélés à l'auteur par la découverte de la Grèce, ce miracle, produit d'une certaine terre et d'un certain ciel[7], terre, aussi, des mythes.
   Le voyage devient, à cet égard, une nécessité quasi vitale et Petite Plaisance, la maison de l'île des Monts Déserts, dans le Maine, où elle résida près de quarante années, n'était pour elle qu'un endroit où garager [s]es livres. C'est le lieu d'où elle part et où elle revient après ses longs voyages. Et lorsque la maladie de sa compagne, Grace Frick, l'empêche de partir, elle évoque avec amertume cette vie immobile à laquelle elle a soumis Zénon à la fin de sa vie : Ma vie immobile date de près de dix ans avoue-t-elle en 1978, dans les Carnets de notes de L'Œuvre au noir. Et elle ajoute : À certains aspects, «prison» plutôt que «vie immobile» puisqu'il ne dépend plus de moi de franchir la porte ouverte, dénonçant la torture que représente pour elle l'impossibilité de voyager.

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À peine âgée de six mois, elle quitte Bruxelles, où sa mère est morte des suites de l'accouchement, et passe ses premières années dans le Nord de la France où, déjà, l'existence se distribue entre le Mont-Noir et Lille. Enfant, à peine capable de marcher, son père l'initie aux voyages : Bruxelles, la Hollande, Paris et, surtout, le Midi de la France pour échapper aux hivers du Nord. Dès le décès de sa mère (1909), Michel de Crayencour s'installe avec elle à Paris et passe les étés sur la côte belge. La Première Guerre les fait fuir en Angleterre, puis vivre dans le Paris de la guerre avant de retourner dans le Midi où ils résident à Menton, Monte-Carlo, Saint-Roman et en Provence durant une dizaine d'années. Les séjours sont toujours longs et s'apparentent plus à des emménagements qu'à de simples voyages, ce qui expliquera la connaissance approfondie des lieux.
   Son père, aventurier, nomade et amoureux du jeu, a coutume de dire : On s'en fout, on n'est pas d'ici, on s'en va demain !, formule que sa fille intègre tout en l'interprétant de manière moins anecdotique : On peut dire cela de la vie elle-même, explique-t-elle à une journaliste du Monde[8]; on doit même le dire si on veut rester libre en face de la vie.

Vers vingt ans, Marguerite Yourcenar découvre seule l'Italie (Milan, Naples, Vérone, Rome…); le voyage acquiert, alors, une nouvelle dimension : il devient source d'écriture : Anna, soror… est imaginé à la suite d'une semaine sainte vécue à Naples, Denier du rêve, après qu'elle a été témoin de la Marche sur Rome et s'est attardée dans le Sud italien, Mémoires d'Hadrien, lors de la découverte de la villa Adriana , à Tivoli. Tout le recueil Nouvelles orientales sera rédigé pendant une croisière dans le Bosphore, ainsi que l'étonnant Feux et l'essai sur les rêves, Les Songes et les sorts. De même, certains personnages sont créés à partir d'intuitions survenues dans des sites étrangers : ainsi le prieur des Cordeliers, interlocuteur essentiel de Zénon dans L'Œuvre au noir, est né brusquement, en 1964, un an avant l'achèvement du roman, en assistant, (agenouillée sur les dalles) à la messe dans l'église des Franciscains[9] à Salzbourg : il était là, très vivant, il avait beaucoup à me dire, confie l'auteur à Matthieu Galey.
   Le livre s'en verra augmenté de 200 pages !

Mais, la plupart du temps, Marguerite Yourcenar, particulièrement réceptive à l'extérieur et à l'autre, mémorise lieux et faits qui resurgissent de manière inopinée lors de la rédaction de livres. Elle reparcourt Bruges en 1956 avec l'intention de se mettre à la refonte de D'après Dürer qui deviendra L'Œuvre au noir dont l'essentiel se passe dans la ville côtière belge, mais c'est une dalle funéraire, sans doute aperçue dans l'enfance et redécouverte par hasard trois ans après la publication du roman, qui resurgira à sa mémoire pour caractériser très précisément le fils du prieur. C'est l'histoire [qui vient] après coup à ma rencontre et l'être ou l'incident inventés se révèle[nt] réels, explique l'auteur que le phénomène a interpellée. Il la fait rêver sur l'intensité des poussées obscures qui nous ont dirigés vers un nom, un fait, un personnage plutôt qu'un autre. Nous entrons là dans la forêt sans sentiers[10], conclut-elle.

N'ayant pas fréquenté l'école, la jeune femme se forme par les livres, les visites de musées, les spectacles et les déambulations dans les villes fréquentées. Manière d'emmagasiner une culture qui appartient à la vie plutôt qu'à l'école, de se frotter directement aux choses et aux êtres plutôt qu'aux idées préétablies des programmes scolaires. Le monde est, pour elle aussi, un livre qui bouge, un libre univers qui offre ses énigmes.
   La fin des années 1920 se passe en Suisse romande où son père se fait soigner d'un cancer. De là, l'écrivain découvre la Suisse alémanique et l'Allemagne. C'est à Lausanne qu'elle écrira son premier récit qui intriguera la critique, Alexis ou le traité du vain combat. Dès ce premier texte, on remarque une option qui deviendra essentielle et significative dans l'œuvre future : l'habitude de situer des faits contemporains dans un cadre spatialo-temporel passé, une sorte d'alibi, justifiera-t-elle. Une manière de maintenir la distance à l'égard d'événements vécus servant de matière romanesque, dirions-nous* .
   En effet, reconnaissant que le sujet scabreux d'Alexis lui a été inspiré par des circonstances toutes récentes – on est en 1926 très probablement –, l'action du récit est repoussée dans une ambiance autrichienne d'avant 1914. Le seul souci de protéger l'intimité des faits relatés ne peut justifier ce choix qu'on retrouvera tout au long de son œuvre. Une raison, au moins, l'y pousse qui n'a pas seulement trait à l'apaisement intellectuel que fournit le recours à une époque révolue. Il y a sans doute dans cette attitude, la marque d'une confiance plus grande dans l'éloigné que dans l'époque contemporaine, une manière de s'attacher à ce qui a été, qui est mesurable et appréciable, contrairement au présent, et dont ce dernier ignore trop souvent les enseignements. Et surtout une certitude d'atteindre à un temps universel, hors du temps, où l'Homme représente l'essence du genre humain. Étrange comportement à une époque où la littérature s'efforçait, au contraire, de «coller» au présent.
   On retrouvera cette véritable obsession du passé dans ses voyages : chaque lieu visité fera resurgir un fait historique qui le rattache à un temps où l'homme n'était pas encore – ou était déjà – le prédateur qu'il est devenu.

Après la mort de son père, survenue en 1929, Marguerite Yourcenar est orpheline et seule pour orienter sa vie. C'est donc par choix personnel qu'elle décide de partager son existence entre Paris (l'hiver), la Belgique, la Hollande, l'Italie et les pays d'Europe centrale, notamment les Balkans. Ces derniers constituent un nouvel élargissement du cercle de ses pérégrinations, dont l'une des motivations est sans aucun doute, à nouveau, l'écriture d'un roman sur une amie de son père dont le mari est originaire de Lettonie*. Le Proche Orient s'ajoutera dans les années trente.
   Plus importante est sans doute sa découverte de la Grèce et son amour, quasi inconditionnel, pour ce pays et sa culture; ce lieu géométrique devenu centre et occasion de longs séjours, confirmant son désir de faire siens les lieux visités, d'en intégrer la culture et le passé. Elle y retrouve l'importance du mythe et composera des textes manifestant l'intime emmêlement du mythe et de la vie. Plusieurs courts essais, parus dans la revue Voyage en Grèce, en témoignent.

Durant la décennie 1930-1939, Marguerite Yourcenar se fixe plusieurs résidences en Europe, entre lesquelles elle partage son temps et sa vie : l'hôtel Wagram à Paris, la villa Casarella à Capri, l' hôtel Meurisse à Lausanne et un appartement de l'avenue Louise à Bruxelles. Mais son centre reste la Grèce.

La rencontre, à Paris, en 1937, d'une jeune Américaine, Grace Frick, va l'entraîner vers la découverte d'un nouveau continent : l'Amérique. Les deux femmes voyagent d'abord longuement en Europe, puis Marguerite Yourcenar est invitée à New Haven, dans le Connecticut, où elle passe l'hiver. Elle découvre ainsi la Nouvelle Angleterre et divers Etats du Sud américains comme la Virginie, la Caroline du Sud et la Géorgie.
   À nouveau continent, nouvelles ouvertures : d'abord celle des bibliothèques où elle poursuit ses recherches sur Hadrien, ensuite celle des negro spirituals, gospels et autres blues qui l'amènera à en publier des traductions. Yourcenar ne revient en Europe, à Capri, que pour y écrire Le Coup de grâce, aventure sentimentale douloureuse dont le récit est repoussé en 1918-19, lors des luttes antibolcheviques en Courlande. Suit une série de voyages à Sorrente, Sierre, Paris, Vienne, à nouveau la Suisse, l'Autriche sous la domination nazie, le Tyrol, la Bavière…; elle quitte l'Autriche déjà plongée dans un crépuscule d'avant-guerre pour se retrouver à Athènes.
   Invitée par Grace Frick à passer l'hiver 1939 aux États-Unis, elle rentre à Paris en août. Entre temps elle retourne à Sierre quand éclate la Seconde Guerre. Le voyage aux États-Unis étant annulé, elle tente de se rendre en Grèce où elle recherche une mission culturelle, n'ayant plus les moyens de s'y rendre. Cette tentative échoue, elle se retrouve à Bordeaux et embarque pour New York, pensant y rester quelques mois.

L'Amérique va coïncider avec un nouveau mode de vie : sans ressources, elle effectue diverses besognes (journalisme, traductions) et se voit offrir une tournée de conférences qui la conduit à Chicago et dans le Middle West. Finalement, elle enseignera le français et l'histoire de l'art à Hartford puis à Bronxville, dans la banlieue de New York, et restera aux États-Unis durant plus de onze années. C'est une période pénible qui l'éloigne de l'écriture, l'exile de l'Europe et, surtout, de sa langue. Malgré la découverte de l'île des Monts-Déserts, dès 1942, et l'achat de Petite Plaisance dans le village de Northeast Harbor (en 1951), malgré les séjours en Floride, en Géorgie, en Virginie et au Canada (surtout pour se mettre en règle administrativement), malgré les conférences, Marguerite Yourcenar vit mal cet éloignement et révèle avoir essayé de mourir le moins possible.
   L'essentiel de sa découverte du nouveau continent est existentielle : elle a épuisé les ressources intimes, sujets de ses premiers livres, et se tourne, maintenant, vers l'histoire et les mythes (Électre, le Minotaure, Alceste…). L'île des Monts-Déserts devient lieu d'écriture. Cette presqu'île, dont la moitié est occupée par un parc naturel et le reste par une nature quasi inviolée, la met en contact avec une dimension géologique qui ne l'avait pas interpellée jusque-là. La Terre, le climat, la Nature, les plantes, les migrations d'oiseaux… prennent le pas sur l'histoire des hommes et révèlent leur dimension éternelle que l'histoire n'inclut pas.
   La fin de la Seconde Guerre ne la ramène pas en Europe où elle craint la solitude, inévitable conséquence des amis disparus ou que leurs choix, durant la guerre, ont éloignés. Elle craint aussi le relâchement qui succède à toute période trouble et douloureuse et cet air de fête qu'affiche l'Europe libérée. Elle fait venir des malles de Suisse et y retrouve un premier jet d'Hadrien : ce sera le retour de la grande aventure de l'écriture qui aboutira en 1951 à la publication de Mémoires d'Hadrien qui assurera sa réputation de femme de lettres. Pour ce faire, elle passe la majeure partie de son temps dans les riches bibliothèques américaines de Yale, Hartford, Harvard et Bangor où Grace la seconde magnifiquement. Elle interrompt également son travail d'enseignante pour se consacrer totalement au livre en cours.

Son premier retour en Europe date de mai 1950. Elle y restera deux ans. Ce seront les grandes retrouvailles avec Paris, la Suisse, l'Italie et l'Espagne. Dès l'automne 1953, elle s'y trouve à nouveau (Angleterre, Scandinavie et Finlande). La prédiction d'une diseuse de bonne aventure qui avait lu dans le marc de café, à Athènes, se réalise : Vous traverserez des dizaines de fois l'océan.
   Sa vie se partage désormais entre l'écriture, dans le calme des Monts-Déserts, et les longs voyages en Europe d'abord, élargissant lentement son cercle, jusqu'en Russie en 1962, puis en Egypte vingt ans plus tard, enfin, en Asie avec le Japon, l'Inde et la Thaïlande, et en Afrique, avec le Kenya et le Maroc. Ces éloignements ne furent rendus possibles que par l'abandon, difficile, du bateau pour l'avion, bien après la disparition de Grace Frick survenue en 1979 et sur l'insistance de son nouveau compagnon de voyage, le jeune Jerry Wilson. Elle n'apprécie pas ce moyen de transport qu'elle craint et qui vous catapulte à des milliers de kilomètres sans donner le temps de regarder le paysage changer, de s'adapter au climat ou de prendre le temps de méditer devant l'immensité bleue du ciel et de la mer lors des traversées océaniques.  En outre, pour elle, la vitesse annulant les distances annulera aussi la différence entre les lieux, traînant partout les pèlerins du plaisir vers les mêmes sons et lumières factices, les mêmes monuments aussi menacés de nos jours que les éléphants ou les baleines, un Parthénon qui s'effrite et qu'on se propose de mettre sous verre, une cathédrale de Strasbourg corrodée, une Giralda sous un ciel qui n'est plus si bleu, une Venise pourrie par les résidus chimiques[11]

L'éloignement est significatif pour Yourcenar : elle aime les pays éloignés pour y chercher ce qu'il y a de semblable et de différent chez les êtres dans les endroits les plus lointains possibles[12], répétant, s'il en était besoin, le but essentiel de ses pérégrinations.
   La veille d'un nouveau départ qui devait inclure l'Inde et le Népal et s'étendre de novembre 1987 à janvier 1988, Marguerite Yourcenar est hospitalisée à la suite d'une hémorragie cérébrale. Elle décédera, à l'hôpital de Bangor, le 17 décembre 1987, sans avoir vu Katmandou.

Finalement, son plaisir de remettre les pas dans ses pas, de revenir en pèlerinage, sur les sites parcourus avec des êtres chers disparus, ne lui aura pas permis de diversifier ses destinations. La liste des pays fréquentés hors Europe n'est guère longue et on n'y compte pas des pays exotiques comme le Cambodge, le Vietnam ou le Yémen. Pas plus de pays des émirats arabes ou Israël. Le tour de la prison, même s'il fut constant, reste assez restreint, mais la vingtaine de pays visités le furent avec attention, ardeur et constante volonté de les comprendre et d'en saisir l'âme. Les retours, fréquents, sur les mêmes lieux lui permettaient aussi d'en saisir l'évolution et d'en dénoncer les dégradations subies et les pertes irrévocables.

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Des carnets de notes ont été consacrés à ces multiples voyages, souvent édités, parfois inédits. Notes préparatoires ou notes après l'expérience vécue, parfois véritables essais aboutis ou abandonnés. Elles montrent l'exigence attachée à leur préparation : renseignements recueillis sur divers hôtels, mais aussi sur les sites recommandés par des amis, sur les moments les plus opportuns pour les visiter; nombre impressionnant de livres lus sur l'histoire du pays, sur les religions qui y sont pratiquées, sur leur civilisation, leurs cultures, leurs spectacles... On trouve même des listes de vocabulaire visant à maîtriser les langues étrangères, notamment un carnet avec des transcriptions en japonais.
   Une fois sur place, Marguerite Yourcenar se conduit en touriste exemplaire, courant les musées, les églises, les ruines, mais elle consacre aussi énormément de temps à se promener dans les rues, à examiner les aspects contemporains, la misère, la laideur, la dégradation. À cet égard, l'essai «Tôkyô ou Edo», paru dans Le Tour de la prison, est significatif de l'acuité du regard porté sur une cité qui a oblitéré son passé et où circulent onze millions de robots. Elle observe les artères commerçantes aux heures de pointe, va, au-delà des temples, explorer les grands bois sacrés, se fait conduire dans les boutiques inconnues des touristes... Loin des coups d'œil hâtifs des excursions organisées, l'auteur s'immisce dans les endroits les plus intimes, et parfois les plus inquiétants, pour s'initier à la vie locale : restaurants autochtones, bars nocturnes, avec streap-tease de travestis ou en compagnie de geishas.
   Partout, elle note des moments éphémères qui l'ont bouleversée : un animal maltraité, un bouquet offert, un moment de grâce, une sensation exquise à l'attouchement d'un bras nu, la trace d'une pollution extrême, la découverte de la pierre de rêve, un étal sous le soleil, la photographie d'une femme saisie un instant avant d'être happée par une vague, ou l'émotion ressentie devant un beau visage.
   Voyager, pour elle, c'est aussi cela : être réceptif à la moindre émotion, rencontrer les petits miracles de l'existence, être prête, à tout moment, à les vivre. Non pas une conception uniquement intellectuelle du voyage, mais une ouverture aux hasards, aux sensations, aux êtres et aux songes.

Lors de ses voyages, Marguerite Yourcenar a certainement joui du privilège d'être guidée et accompagnée de personnalités remarquables : professeurs d'université ou écrivains, ambassadeurs, intellectuels, spécialistes en toutes sortes de matières, conservateurs de musées, historiens... Elle reconnaît, dans Feux, l'importance de cette sorte d'initiation due aux «autres» : J'ai dû chacun de mes goûts à l'influence d'amis de rencontre, comme si je ne pouvais accepter le monde que par l'entremise de mains humaine[13]. Mais, même entouré d'une telle prévenance, faut-il encore être doué de curiosité et avide de connaissances pour en tirer parti, comme elle le fit. En outre, c'est seule qu'elle aime à découvrir une ville et c'est sans aucun doute ce qui justifie qu'elle y retourne fréquemment après une première visite accompagnée : Il y a longtemps que je me suis aperçue que ces visites de ville, pour être bien faites, doivent se faire seul; c'est ainsi que j'ai «raté» Trèves pour l'avoir visitée avec le plus charmant des amis; nous parlions littérature au lieu de regarder la Porta Nigra. Et c'est ainsi qu' «un musée qu'on visite avec le directeur est un musée qu'on n'a pas vu» (Montherlant)[14].

*

On aurait tort de croire que l'effet des voyages sur l'écriture se traduira par des détails topographiques, des descriptions, voire des itinéraires voués à donner aux romans une allure réaliste. Des études montrent qu'il n'en est rien[15]. De la même manière dont Yourcenar explore le monde et rend compte des émotions surgies de tel paysage ou de tel être, elle évacuera les descriptions des lieux pour ne retenir que quelques noms de villes ou de sites, quelques visions de lieux, pour la plupart naturels (ciel, eau, plaine, montagne…), témoins d'un épisode vécu, important parce que presque toujours émotionnel. En tous lieux, finalement, se noue et se dénoue éternellement l'aventure humaine[16] et en ce sens, ils sont interchangeables. Même si les personnages historiques ou fictifs sont toujours inscrits dans un lieu et un temps précis (Rome fasciste de Denier du rêve, Naples du XVIe siècle d'Anna, soror…, Bruges de la Renaissance de L'Œuvre au noir, Amsterdam du XVIe siècle d'Un homme obscur…), tant de recherches faites, de livres lus, de renseignements glanés et de sites vus et revus ne seront, apparemment, d'aucune utilité romanesque. Force est de constater que les villes n'y transparaissent qu'à peine, que la topographie est quasi inexistante, qu'aucune description de villes n'existe dans les romans…
   On pourrait l'expliquer par une certaine horreur des villes : lieux de débauche, de perversion et d'enlaidissement, sortes de créations artificielles humaines, de termitières où la vie est solitaire, sinon dégradante. Les rares touristes des romans, le peintre Clément Roux et l'anglaise Miss Jones, visitant la Rome fasciste de Denier du rêve, le confirmeront par leur déception, soit que les sites revus aient subi des dégradations irréparables, soit qu'on n'y ait pas trouvé l'exotisme recherché.
   Mais d'autres raisons, plus profondes, justifient cette absence de réalisme qu'on retrouvera, d'ailleurs, dans les essais consacrés aux voyages. Tout d'abord, les villes sont visitées par la médiation des livres (ainsi Leningrad est d'abord celui des écrivains russes), à travers les peintres (on connaît, ainsi, le « musée imaginaire» de L'Œuvre au noir[17] ou la statuaire dont s'inspira Mémoires d'Hadrien[18]) : il s'agit, donc, d'une vision toute culturelle. Ajoutons-y l'histoire qui vient se superposer à la vision actuelle et en modifier la perception. Enfin , comme en témoignent les textes sur les relations des voyages, l'appréhension des sites est intériorisée : l'itinéraire est avant tout spirituel. C'est son effet sur l'individu qui compte en premier lieu, son interraction avec l'être qui observe et confronte le site vu ou revu avec sa mémoire et sa culture. Dans cette conception, le nom seul suffit pour renvoyer le lecteur à « sa » Rome dont l'évocation des ruines défigurées fera écho à ce que lui-mëme a éprouvé, à « son » Bruges dont la notation des pavés gras et du vent venu du large suffiront à le faire affleurer à sa mémoire. Bref, comme en rhétorique c'est l'effet d'un trope qui en détermine l'audace et la valeur stylistique, c'est l'effet ressenti devant un site ou une ville qui en constitue la valeur. Il n'est plus, ici, question d'exactitude, si importante aux yeux de Yourcenar, mais d'interprétation, de sensations vécues face à un paysage ou une cité, un monument ou une ruine : chacun éprouve les siennes et il ne s'agit pas d'empêcher le lecteur de confronter ses propres sensations à celles des personnages en imposant l'image d'une soi-disant objectivité castratrice. Tout un chacun peut imaginer une tour, une rue délaissée, un porche, un banc, une venelle, un pignon ou un rempart : ils sont de partout et de toujours. Mais l'effet d'une tour qui s'abat, la rencontre d'un démuni sous un porche, d'un homme abandonné dans une rue délaissée, d'un pauvre ou d'un soulard sur un banc, d'une fleur qui émerge d'un rempart, et l'émotion qu'ils ont pu déclencher, restent des expériences uniques plus importantes à transmettre que l'exacte topographie des lieux où se déplace et pense un personnage yourcenarien.
   Avançons un exemple du traitement de la ville à travers la vision d'un personnage romanesque. Avant de quitter Naples, Anna[19] regarde la baie et en épingle certains lieux : à peine nommés, ceux-ci sont tous les rappels de moments vécus intensément de sa passion pour son frère Miguel :

Anna restée seule s'avança sur le balcon pour regarder Naples et le golfe dans la blancheur mate du matin. C'était une journée du milieu de septembre. Anna, penchée sur la balustrade, cherchait au-dessous d'elle, comme les stations d'une voie qu'elle ne referait jamais plus, chacun des lieux où s'était un moment arrêtée sa vie. La déclivité d'une colline, à droite, lui cachait l'île d'Ischia où deux enfants pensifs avaient ensemble épelé une page du Banquet. La route de Salerne, à gauche, se perdait dans la distance. Anna reconnaissait, près du port, l'église de Saint-Jean-de-la-Mer, où elle avait rejoint Miguel pour la dernière fois, et, jaillissant de l'étagement des toits en terrasse, le campanile de Saint-Dominique-des-Aragonais.

Les lieux, vaguement situés (à gauche, à droite, près du port...), l'indication de l'époque (milieu de septembre) et du moment (blancheur mate du matin) sont de vagues bornes susceptibles de renforcer l'image-souvenir qui subsistera. Anna, en réalité, revoit sa vie, avec la distance voulue (au-dessous d'elle), comme si celle-ci s'achevait là; ce qui sera le cas, puisque, après la mort de Miguel, elle s'enfermera dans un couvent. Quant à l'évocation du dernier lieu, Saint-Dominique, qui n'est volontairement reliée à aucun événement, il s'agit de l'église où se célébrèrent les funérailles de Valentine, mère des deux enfants, et de Miguel... Il n'était, sans doute, nul besoin de le rappeler à un lecteur attentif.

L'Amsterdam d'Un homme obscur est celui de Nathanaël et peu importe qu'il ne soit pas tout à fait en adéquation avec l'Amsterdam de l'histoire. La Bruges de Zénon est celle d'une geole, ce lieu restreint qui ne peut conduire qu'à l'extrême solitude et à la mort d'un homme encore vigoureux à plein d'égards, que le touriste devra ajouter à sa vision idyllique et faussée des visites organisées. Le Presbourg d'Alexis est sombre et inquiétant, fait de murs gris, sans arbres, que les visiteurs trop pressés n'auront sans doute pas vu et qui se superposera au décor plus banal qu'ils auront … En imposant une vision personnelle des villes et des sites, Marguerite Yourcenar renvoie le lecteur à sa propre mythologie des lieux, l'obligeant à la reconsidérer.

Finalement, tous les personnages de Yourcenar fuiront les villes, perçues par l'auteur comme des agglomérats désordonnés d'êtres et de béton, pour se réfugier dans la nature plus vaste et plus libre où la géologie l'emportera sur l'histoire. Ils connaîtront la fusion avec des lieux vierges comme l'île de Texel où Nathanaël, le dernier personnage du dernier livre, mourra seul et pourtant entouré : Il y avait autour de lui la mer, la brume, le soleil et la pluie, les bêtes de l'air, de l'eau et de la lande; il vivait et mourrait comme les bêtes le font. Cela suffisait[20].
   
            La mer, le ciel, le soleil et la pluie, les bêtes et les arbres, seront aussi les décors immuables des voyages de Marguerite Yourcenar, décors sur fond desquels des humains seront peints en quelques traits vifs, mais précis, qui en révéleront à la fois la singularité et la dimension universelle.



* Les notes numérotées renvoient aux références des citations qui sont en fin de volume.

* Ce qui ne sera jamais le cas de Yourcenar, bien au contraire : on verra que les livres agiront comme un véritable mode d'approche des sites parcourus.

* Elle y lut un coucher de soleil sur le Nil, tandis que des personnages montaient en barque. L'image s'imposera en 1949, lorsque Yourcenar décrira un moment du voyage de l'empereur Hadrien en Egypte.

* Ainsi, Alexis, de l'aveu même de l'auteur, a été rédigé à la suite d'une confidence «de l'intéressé» et Le Coup de grâce rend compte à la fois d'une anecdote réelle survenue en Courlande durant les guerres antibolcheviques et de la pénible relation entretenue par l'auteur avec André Fraigneau, alors lecteur chez Grasset.

* Jeanne de Vitienghoff qui a déjà été la Monique d'Alexis.



[1] «Voyages dans l'espace et voyages dans le temps», Tôkyô, 26 octobre 1982. (Le Tour de la prison, Paris, Gallimard, 1991, pp. 161-176.) Reprise intégralement en annexe.
[2] Mémoires d'Hadrien, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Pléiade, 1991, p. 381.
[3] Voir Archives du Nord, Paris, Gallimard, 1977, le premier chapitre, «La nuit des temps» et surtout pp. 16 à 18.
[4] Les Yeux ouverts, Entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Le Centurion, p. 325.
[5] Lettre du 3 mars 1955, (D'Hadrien à Zénon, Paris, Gallimard, 2004, 630 p., pp. 457-58). [Noté dorénavant HZ]
[6] Lettre à Alexis Curvers du 18 mais 1955. (HZ, p. 473).
[7] Lettre à E. Thornbury du 9 décembre 1954.(Lettres à ses amis et quelques autres, édition établie, présentée et annotée par Michèle Sarde et Joseph Brami, Paris, Gallimard, 1995, pp. 114-115. [noté dorénavant L]
[8] Josyane Savigneau, «La bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar», Le Monde, 7 décembre 1984, p. 17 sq.
[9] Carnets de notes de L'Œuvre au noir, L'Œuvre au noir éd. Folio, 1997, p. 456.
[10] «Jeux de miroirs et feux follets», Le Temps, ce grand sculpteur, Paris, Gallimard, Folio, p. 102.
[11] Archives du Nord, op. cit., pp. 371.
[12] Le Monde, op. cit.
[13] Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 1982, p. 1123.
[14] Lettre à Alexis Curvers, 5 novembre 1956, (HZ, p. 588).
[15] La Ville de Marguerite Yourcenar, Textes édités par Bérengère Deprez, Bruxelles, Racine, et Marguerite Yourcenar et la Méditerranée, Clermont-Ferrand, 1995.
[16] Denier du rêve, Paris, Gallimard, 1971, p. 7.
[17] Voir, à cet égard, l'Album illustré de L'Œuvre au Noir, Bruxelles, Cidmy et La Renaissance du Livre, 2003, qui reproduit les clichés réunis par l'auteur de l'iconographie, très diverse, qui servit d'inspiration au roman.
[18] Notamment en ce qui concerne Antinoüs. Voir Michèle Goslar, Antinoüs, de la pierre à l'écriture de Mémoires d'Hadrien, Bruxelles, Cidmy, 2007, également fondé sur un album composé par Yourcenar.
[19] Anna, soror…, Paris , Gallimard, 1981, p. 71.
[20] Un homme obscur, Œuvres romanesques, op. cit., p. 995.


 

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