Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
ÉLÉGIE À MICHEL ANGE

Un jour, un coup de cloche retentit à la porte de Michel — qui aussitôt s'en indigna : "Prend-on ma demeure pour une église, à s'octroyer ainsi le droit d'y aller et venir? D'ailleurs ne sait-on pas que je ne réponds jamais?"
   Ce jour-là cependant, il se sentait si mal qu'exceptionnellement sa porte s'entrouvrit.
   Et celui qui sur le seuil se tenait, pour une fois n'était ni pontife ni mourant, mais un nobliau convaincu qu'à son nom de Cavalieri auraient cédé les portes mêmes du paradis; à l'artiste il permit néanmoins de l'appeler Tomas; car ayant décidé de devenir architecte, ce serait à l'Ange qu'il accorderait aussi la faveur de lui enseigner son métier. S'attendant toutefois à un créateur comme en représentaient les gravures de son père, les yeux au ciel et la main sur le cœur, le jouvenceau fut quelque peu surpris d'avoir en face de lui un vieillard débraillé, qui sentait fort mauvais et paraissait stupide : à son discours composé avec tant de soin, le sculpteur, en effet, ne trouvait rien à répondre.
   Celui-ci, à vrai dire, était assommé : "Il fallait bien que ça m'arrive un jour, comme un rocher qui me tomberait dessus, ou me pétrifierait, enfin je ne sais plus, d'ailleurs je ne sais plus rien, sinon qu'un coup de foudre n'est rien auprès d'un tel choc, car qu'était-ce que Raphaël, à côté de ce gamin, qui me fait mal d'être si beau, c'en devient monstrueux, à moins que ce ne soit moi, encore, qui me le figure tel :
   Dimmi, di grazia, Amor, se gli occhi mei
   veggono 'l ver delle beltà, ch' aspiro,
   o s' io l'o dentro, allor che, dov' io miro,
   veggio scolpito il viso di costei…

   Et voilà que je parle en vers, moi qui ne peux aligner trois mots, comme si aucune langue ne m'était plus étrangère :
   Dis-moi, de grâce, Amour, si devant mes yeux
   Se tient vraiment cette beauté à laquelle depuis toujours j'aspire
   Ou si elle est en moi, quand je vois,
   Où que se portât mon regard, sculpté ce visage…

   Car ce ne peut qu'être une sculpture; certes ce n'est pas courant, les statues qui frappent aux portes, mieux vaut que je ne lui serre pas la main, celui-là, je le sens, ne me lâcherait plus, comment oublier une telle main — et je n'avais, mon Dieu, pas encore vu ses pieds, moi je ne regarde jamais que les visages, les corps je me contente de les sculpter, de Sanzio même je ne saurais dire s'il était petit ou grand — mais à présent tout va changer, déjà je sens des ailes me pousser, ainsi que le décrit Platon, et voici que crèvent les écailles qui m'occultaient les yeux, c'est le dard de ces yeux-là qui a dû se planter en eux, et maintenant ça gicle de partout, serait-ce de la sueur, car assurément j'ai de la fièvre, à moins que ce ne soit du pus, Platon en parle aussi, comparant ces démangeaisons et ces élancements à des poussées de dents, ne dirait-on pas que ma sève remonte et qu'un germe en émerge, qui dresse comme un membre, et demain ce sera une grande aile blanche…"

En réalité, Tomas était moins beau que Raphaël, mais il était encore plus jeune, et l'Ange, lui, avait vieilli; approchant des cinquante-sept ans, son corps endolori était trop assoiffé de vie pour ne pas s'amouracher, éperdument, de ces vingt-cinq printemps qui venaient le sonner. "Si celui-là ne me sauve pas, c'est vraiment que personne ne peut plus rien pour moi; jusqu'aujourd'hui j'ai pris patience, mais là, mon choix est fait, l'amour aura ces traits ou il ne sera pas."
   Les fruits verts sont acerbes, hélas, et si à un vieil homme, parfois, ils rendent sa jeunesse, ils peuvent aussi lui rappeler combien elle est lointaine. "Or moi l'insouciance, je ne l'ai jamais connue, et quitterai la vie sans avoir eu ma part, si cet enfant ne me l'octroie. Que ne céderais je pas, pour me délester de trente ans, et retrouver cette fraîcheur qui me faisait paraître moins laid! Que pourrais-je encore te donner, mon cher Tomas, avec ce qu'il me reste d'avenir, c'est mon passé que j'aurais dû t'offrir, pour qu'à ton image tu le modèles…"
   À croire qu'il n'avait rien entendu, de ce qu'avait dit le Cavalieri; celui-ci en effet voyait si bien ce que l'artiste pouvait lui apporter, que totalement aveugle au cataclysme qu'il venait de susciter, il ne partirait pas sans fixer une date pour la première de ses leçons.

Afin que son professeur mesurât son talent, le jeune homme lui laissa certains de ses croquis. On y devinait l'écolier sage et appliqué, qui se reprend à trois fois pour tracer une ligne; l'Ange néanmoins ne vit qu'une chose : son disciple était un génie. Or ayant encore à tirer cinq jours avant de le revoir, et ne pouvant davantage contenir son enthousiasme, ni cette folle liesse qui s'était emparée de lui, il saisit une plume, et comme c'était le premier jour de l'an, après Dante écrivit : Incipit Vita Nova. Car une ère nouvelle commençait, avec un artiste de la trempe de Tomas, et de son tempérament, et là l'Ange s'embrouillait, évoquant également ce que promettait son corps incomparable : "Chi dipinge dipinge se, comme disait Vinci, dès lors songez aux merveilles que vous produirez." Lui-même, qui avait pu se croire le dernier homme de talent, déjà sentait faiblir son aura, auprès d'une pareille relève; et au long de pages et de pages, le sculpteur ainsi s'humiliait — comme si à force de poncer le marbre, il avait pris le goût de mordre la poussière.
   Concédant toutefois qu'il dessinait un peu moins mal qu'il n'écrivait — alors que la plume de Tomas, certainement, excellait à la prose aussi bien qu'à l'esquisse — l'artiste se permettait de lui envoyer deux ou trois de ses œuvres — prix certes frauduleux de celles, fabuleuses, qu'il venait de recevoir; s'il s'agissait, plutôt que de sculptures, d'études sur papier, c'était pour que son jeune élève, qui semblait tellement zélé, pût sans peine les copier; car derrière ses louanges et ses périphrases, l'Ange ne manquait pas de lui rappeler qu'un novice, aussi doué fût il, ne pouvait se passer de la poigne d'un maître. «Abandonnez-vous à mes mains — et de vous je ferai mon chef-d'œuvre»; il avait beau se rabaisser, en lui le Pygmalion remontait, et ne voulait pas manquer cette créature qui aurait fait frémir n'importe quel démiurge.
   Le premier sujet qui lui vint, pour ses dessins, fut un phénix illustrant son impression de renaître de ses cendres. Lui prêtant ces ailes blanches que dans le dos il se sentait pousser, il finit par en faire une sorte de cygne, puis à son côté planta une Léda; mais lorsque celle-ci se mit à le caresser, le volatile ne dissimula plus le désir qu'il avait d'aller fourrer son cou dans les cuisses de la dame. "Seuls les esprits fort mal tournés, pourtant, y verront quelque métaphore : n'y a t il pas là qu'une femelle, avec laquelle Tomas ne présente aucun rapport?"
   Se laissant dès lors voguer au gré de l'onde mythologique, il se souvint que le roi des dieux ne s'en tenait pas toujours à des allures d'oiseau d'eau douce, pour séduire ses aimés; et le parant de plumes d'aigle, il lui fit ravir un mortel en un ciel de délices — comme si les corps, soudain, de fardeaux devenaient envols.

De se voir ainsi porté aux nues, Tomas fut éberlué. "Ses statues doivent l'avoir accoutumé à mettre tout le monde sur un piédestal; à moins que ses compliments ne soient que railleries déguisées : peut-être l'ai-je blessé, en m'adressant à lui pour former un débutant tel que moi. Dans ce cas ses dessins ne viseraient qu'à me faire sentir qu'en dépit de tout progrès, jamais je ne lui arriverai à la cheville."
   Tandis qu'il contemplait ces tracés, son père, les apercevant par dessus son épaule, frôla l'apoplexie : «D'où te viennent ces cochonneries?» Le jeune homme pensa que ne trouvant pas de mots pour exprimer son admiration, comme l'artiste son père se servait des antiphrases de l'ironie; mais quand il le vit cramoisi, il se dit que sa réaction était un peu vive pour n'indiquer que du respect. «Ne saisis-tu donc pas à quoi font allusion ces ignobles bestioles?» Ce fut le tour du fils de devenir écrevisse : «Penseriez-vous que le Buonarroti, comme le Vinci…?» «Parce qu'avec ces artistes, tu t'attendais à autre chose? Si c'est celui-là que tu choisis pour maître, en tout cas, sois sûr qu'il ne t'apprendra pas seulement à manier le crayon — mais sache que ma maison ne sera plus la tienne.»
   Le jouvenceau, d'abord, eut un sursaut de pudeur; les propos de son géniteur, cependant, ne tardèrent pas à le remplir d'aise : au plus célèbre des artistes, ne venait-il pas d'insuffler une passion? Aussi se jura-t-il d'en profiter, non pour les plaisirs de sa chair, qui pouvait prétendre à mieux qu'un vieillard, mais pour accéder à la gloire. "En ce qui concerne mon père, rien ne m'oblige à lui conter ma vie. Si mon maître, du reste, se fait trop entreprenant, pour le remettre à sa place n'ai-je pas la vigueur de mes vingt ans?" Dans sa réponse à l'Ange, il s'efforça pourtant de lever certaines ambiguïtés.
   Soucieux de ne pas le vexer, il commença par dire son ineffable gratitude pour les dessins reçus. «Quant à ce que vous affirmez de mon propre talent, je n'aurai pas la fatuité d'y croire; mais par ces louanges imméritées, sans doute tentez-vous de me donner courage — et de cela déjà, je suis infiniment flatté.» Puis il en venait au fait : «Pourrais-je par ailleurs vous prier de garder le secret sur notre relation — les mauvaises langues, pour jaser, s'emparant de n'importe quoi. Il va de soi que pour ma part je ne doute pas un instant de la pureté de vos sentiments — inspirés par cette seule ardeur que je mets à m'instruire; mais je ne me pardonnerais point de nuire, fût-ce malgré moi, à votre réputation.»

L'Ange était trop subtil pour ne pas deviner, derrière tant de précautions, les inquiétudes du Cavalieri. "De quoi pense-t-il donc que j'irais me vanter? Me soupçonne-t-il d'avoir des visées sur sa personne, ou en aurait-il sur la mienne?" Et ne sachant, entre ces éventualités, de laquelle il devait le plus s'indigner, pour une fois l'artiste, afin d'assurer sa défense, passa par l'assaut. Mettant sa rage en un nouvel oiseau, à Tomas il fit parvenir l'aigle de Jupiter déchiquetant son amant — dont le cœur, sous les serres, ne cessait de resurgir, pour rappeler qu'entre eux tout n'était qu'affaire de cœur : "Et voilà ce qui arrive, à ceux qui osent en douter!" La légende était si criante que l'artiste ne prit pas la peine de l'écrire.
   À présent, néanmoins, il n'aurait plus raillé ces vers qu'au dos de ses esquisses inscrivait Raphaël — et redoutant toujours que son amour ne fût trop clair, à son tour sacrifiait aux gloses afin de le dissimuler : "Comment mon âme, vouée à l'éternité, convoiterait-elle un corps mortel? A chi vive quel che muore quetar non può desirà ce qui vit ce qui meurt ne peut inspirer de désir; or que le désir tue, j'ai assez vécu pour l'avoir éprouvé." Ainsi faisait-il taire, à coups de rhétorique, les poésies qui bouillonnaient en lui — tel un aigle qui se serait lui même rongé le cœur. "Si je parle à cœur ouvert, à tous coups je le perds." Pour rassurer le jeune homme, dès lors, il ne savait à quelles images en appeler : d'avoir étreint ceux-là qu'ils chérissaient, comme ses anges ses amours se voyaient privés d'ailes; ou bien c'était Eros qui en perdait ses flèches; ou le fils d'Apollon, qui à trop s'approcher du soleil, s'écrasait dans la boue.

Face à de telles violences, Tomas eut un peu peur, quand vint le jour du rendez-vous; il tenta donc de justifier cette soudaine timidité : «Vous m'en imposez tellement, qu'à côté de vous il me semble n'être pas encore né…» «Félicitez-vous-en, naître n'est-ce pas tomber dans une suite d'erreurs?» Le jeune homme qui s'attendait à un lyrisme débordant fut décontenancé par ce sobre désenchantement. «Moi qui croyais vous rendre la joie de vivre…» «Ne sais-je pas qu'un jour tu me la reprendras?» Et ce disant l'artiste avait un air si malheureux que le Cavalieri, oubliant sa prudence, ne songea plus qu'à le réconforter : «Douteriez-vous de mon amitié?» «Tu verras, quand tu rencontreras l'amour…» «Pour moi l'amour est avant tout occasion de progresser; or qui mieux que vous pourrait améliorer mon âme?»
   Mais là c'était un pas de trop; car immédiatement Michel fut repris d'élans socratiques, qui pour jouir des grâces d'Alcibiade prétendent élever son âme. Il se mit à clamer qu'en fait de pédagogue, on ne peut trouver mieux qu'un amant : «Celui-ci ne désire-t-il transmettre à son aimé tout ce qu'il sait comme tout ce qu'il possède?» «Parce que l'aimé, lui, ne possède rien?» Cela commençait mal : aussi peu formé que fût l'Alcibiade, il prenait déjà son maître en défaut, et fort ingénument réinventait Platon : «Ne serait-ce pas plutôt celui qui aime, qui se sent indigent?» Pour savoir à quel point, l'Ange était bien placé, mais trop souvent il avait dû mendier pour n'avoir pas envie, cette fois, d'échanger les rôles. Son interlocuteur, hélas, poursuivait avec une rigueur toute philosophique : «Du reste pourquoi un aimé, qui aurait jeunesse et beauté, les chercherait-il en un autre? Seule pourrait l'attirer la misère d'un amant…»
   D'une telle franchise, qui mettait si bien les pieds dans le plat qu'en une phrase elle résumait le Banquet, l'Ange ne put s'empêcher de sourire : «En somme, tu juges équitable notre marché : ta jouvence contre mon art?» Honteux d'avoir si mal caché son jeu, après avoir si justement calculé, Tomas ne sut que répondre. Et dans cette déroute, le maître continuait à l'enfoncer, de son rire caverneux : «Certes je suis un vieil affreux, qui déjà sent un peu le macchabée, mais pour devenir un génie, tu es prêt à tout endurer…» Puis posant sur le jouvenceau un regard qui lui alla jusqu'aux entrailles : «Tu te fais des illusions, mon petit, en pensant qu'il suffit de traverser la nuit pour découvrir l'aurore… Moi je ne suis qu'obscurité, sans lendemain, l'aurore c'est toi qui l'as, et tu ne me la rendras pas… Mais cela je vais encore l'oublier, toujours tenté d'y croire, et de ravir ce que tu ne veux, ni ne peux me donner… Il faut me fuir, Tomas, tu avais raison, celui qui aime est dépouillé de tout, et ne lis jamais Platon, qui révèle le fond de pareil dénuement, car celui-ci rend mauvais et envieux, l'amoureux n'aspirant qu'à voler son aimé, ou du moins le voir dans la misère, pour pouvoir le combler, et que l'aimé lui doive tout — quel amant ne rêve d'un infirme qui sans lui ne pourrait faire un pas…»
   Le Cavalieri n'avait plus de voix : «C'était donc cela que vous vouliez dire, en m'assurant que je serais votre œuvre…» «Quel artiste ne finit par jalouser son œuvre, au point de vouloir la détruire…» Effectivement il était urgent de fuir, pour ce jeune homme plus horrifié que si l'eût violenté le vieillard, dont la démence dépassait tout ce qu'on racontait, à moins que l'art lui même ne fût une folie — mais de résoudre cette question, Tomas ne prendrait pas le temps : à peine prit-il celui de saluer Michel — qui ne fit rien pour le retenir.

 

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