Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE PRINCE DE LIGNE FRANC-MAÇON

De tous les écrivains que la Belgique, devenue indépendante en 1830, revendiqua comme des figures représentatives de son apport, dans le passé, à la littérature française, il se fait que le plus prestigieux et, historiquement parlant, le plus légitime, fut un franc-maçon déclaré, attestant sans ambages son appartenance.
   Baptisé à Bruxelles le 23 mai 1735, à l'époque où les Pays-Bas méridionaux étaient autrichiens, mort à Vienne le 13 décembre 1814, au moment où le Congrès remaniait l'Europe dans une ambiance de fête, le prince Charles-Joseph de Ligne demeura tout au long de son existence le fidèle sujet des Habsbourg, lié à cette dynastie par un serment d'allégeance qu'il ne songea jamais à rompre, quelles que fussent les circonstances politiques qui auraient pu l'y amener. Mais cette dépendance d'homme lige n'affaiblissait en aucune manière son attachement aux hommes et aux choses de la Wallonie ancestrale; il en donna des preuves nombreuses. Chassé de son cher Belœil après la bataille de Fleurus, en 1794, il ressentira jusqu'à sa mort la nostalgie du pays hennuyer. Il n'est pas abusif de le considérer comme notre compatriote et d'inscrire son œuvre au palmarès de la littérature française de Belgique.
   Deux évènements — la mort de Charles, son fils préféré, tué le 14 novembre 1792 en Argonne, et la confiscation du domaine de Belœil en 1794 — sonnèrent le glas de l'existence heureuse, comblée, qu'il avait connue durant la quarantaine d'années où, avec allégresse, il s'était partagé entre la guerre et les voyages, la cour et la ville, les salons et la détente agreste, l'amour des femmes et la passion des jardins. Les souverains de son temps — l'impératrice Marie-Thérèse, la reine Marie-Antoinette, Joseph II, Frédéric II, Catherine II — l'avaient honoré de leur amitié et de leur confiance. À l'exception de la gloire militaire d'un maréchal de Saxe ou d'un prince Eugène qui lui fut obstinément refusée, il avait reçu tout ce qu'il avait demandé à la vie. Réfugié à Vienne en 1794, quasi ruiné, réduit à subsister tant bien que mal, il accepta le coup du sort avec une résignation souriante. Mettant à profit ses loisirs forcés, il se consacra à l'édition de tout ce qui était venu sous sa plume et continuait à y venir. Commencée en 1795, la publication des Mélanges littéraires, militaires et sentimentaires était achevée en 1811 ; elle comportait trente-quatre volumes in-12. Tour à tour légers et sérieux, paradoxaux et raisonnables, ces Mélanges sont un mélange adultère de tout, c'est un prodigieux fatras où s'entassent mémoires, pensées, lettres, souvenirs, anecdotes, portraits, discours, poèmes, chansons, dialogues, saynètes, comédies et tragédies. Pas mal d'écrits du prince ne figuraient pas dans ce fourre-tout, notamment la quasi-totalité de sa volumineuse correspondance, chef-d'œuvre de l'art épistolaire, et les Fragments de l'histoire de ma vie, où il se raconte et raconte son époque sur le ton de la conversation : "J'ai quelquefois écrit ce que je me suis rappelé, quelquefois ce que j'ai vu, fait, dit ou pensé dans le moment. C'est plus commode pour eux [les lecteurs] et pour moi : on peut ouvrir ce livre-ci, le fermer quand on veut et n'en prendre qu'à son aise."
   De la masse des textes publiés et des posthumes, on n'a jamais envisagé jusqu'ici de fournir une édition complète, entreprise démesurée et controversable en raison des parties qui sont d'un intérêt trop particulier ou d'une valeur assez mince. Mme de Staël l'avait compris, qui publia en 1809 un choix très judicieux de textes, un volume de Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne, sans conteste à l'origine de la renommée universelle du prince comme écrivain. Un ensemble plus copieux, en quatre tomes, parut en 1860 à l'initiative d'Albert Lacroix. Il y eut surtout, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la série des ouvrages édités ou réédités sous l'impulsion de la Société des Amis du prince de Ligne, constituée en juillet 1914, lors du centenaire de la mort de l'écrivain, et où s'activèrent de fervents lignistes (Félicien Leuridant, Henri Lebasteur, Gustave Charlier). Leur organe, les Annales Prince de Ligne (1920-1938), a repris vie en 1986 sous le titre Nouvelles Annales Prince de Ligne, auxquelles collaborent avec zèle les lignistes d'aujourd'hui (notamment Roland Mortier, Jeroom Vercruysse, Raymond Trousson, Valérie van Crugten-André, Basil Guy, Charles Bruneel, Bruno Colson, Manuel Couvreur, Philippe Mansel, Daniel Acke). Il n'y a guère, la Librairie Honoré Champion a commencé la réédition, rigoureusement scientifique et en huit volumes, des écrits littéraires et moraux majeurs du prince : ont déjà paru Fragments de l'histoire de ma vie (édition Jeroom Vercruysse) et Contes immoraux (édition Roland Mortier et Manuel Couvreur). En outre, le projet existe de reprendre dans un CD-Rom la totalité des Mélanges (8.186 pages), accompagnée d'illustrations et d'index.
   Les écrits de Charles-Joseph nous éclairent faiblement (faussement peut-être) sur son activité maçonnique. Cependant, il ne fut pas un éphémère des loges, comme le montrent à suffisance les historiens de la Franc-Maçonnerie du XVIIIe siècle. Il fut initié à "La Bienfaisante" à l'Orient de Gand, peut-être en 1765, en tout cas avant 1771. Par la suite, il s'affilia à "L'Heureuse Rencontre", une loge bruxelloise où la noblesse était largement majoritaire : son nom, suivi des titres "colonel propriétaire, chevalier de la Toison d'Or", figure au tableau de 1777, parmi les membres "agrégés". On signale que, le 29 janvier 1778, il assista, en compagnie de son fils Charles, à une tenue d'initiation de la loge montoise "La Vraie et Parfaite Harmonie", ouverte en loge d'adoption ; au banquet qui suivit, la Sœur d'Ursel, qui avait été reçue Compagnonne, "chanta un couplet de remerciement, composé en impromptu par le Frère de Ligne". À Paris, il fréquenta, dit-il, la loge "La Persévérance". D'après ce que l'on sait, il participa aux activités de "Saint-Jean de Chartres", à Monsseaux (aujourd'hui Monceau), et de "Saint-Jean de Montmorency-Luxembourg", à Versailles. Ajoutons que les officiers du régiment de Ligne faisaient presque tous partie de la loge tournaisienne "La Ligne Équitable" à l'Orient de Mons et se donnèrent pour Vénérable Maître le major Charles de Ligne, fils aîné du prince, celui-ci leur offrant l'hospitalité de son hôtel, rue de la Grosse Pomme.
   Dans Fragments de l'histoire de ma vie, redigés au fil de ses vingt dernières années, Ligne ramène ses souvenirs maçonniques à quelques anecdotes plaisantes, peu glorieuses pour la Maçonnerie de son temps. Les épreuves initiatiques, encore très physiques alors, faisaient tout de même partie d'une structure symbolique. Ligne se moque, sans un mot qui situerait la pratique dans le système.

J'avais autrefois une grande branche d'amusement aux réceptions de francs-maçons. On m'accordait les honneurs de maître écossais dans les provinces qui dépendaient de moi. On ne pouvait pas croire que je ne fusse qu'un apprenti, et même compagnon. J'y ai eu de rudes pénitences, comme de boire trois verres d'eau, de suite, entre les deux surveillants, pour leur avoir manqué, parce que souvent, étant ivres à force de faire des santés d'usage, ils faisaient de fausses liaisons dans des harangues ridicules. On me jeta un jour sur les cadavres. C'est ainsi qu'on appelle les bouteilles vides. Je faisais quelquefois le chirurgien. Je piquais avec mon cure-dents, et faisais boire de l'eau chaude, en faisant croire au récipiendaire que c'était son sang. On tua un jour innocemment dans une de nos loges, un pauvre diable qu'un frère terrible qui n'était pas assez fort, laissa tomber dans un tournement entier qu'il fit faire à sa personne et dont il ne put jamais se remettre. Je ne faisais mourir personne que de peur par tous les tourments que je faisais éprouver. Les bancs sur lesquels je les élevais jusqu'au grenier les y faisant tenir par les cornes; les rames sur les baquets d'eau qui passaient pour la mer : et mille autres choses pareilles : je faisais faire des confessions générales : je faisais croire qu'il se passait des horreurs, dont on nous a soupçonnés.

Un peu plus loin, l'évocation d'autres pratiques et des décors chamarrés amène soudain une pensée douloureuse, qu'on devine lancinante :

Il y avait tant de petites pratiques, de précieux, de devises à prendre, de traits d'histoire à savoir, d'humanité à afficher, de connaissances à avoir, et de petites manières que malgré nos belles écharpes gris-de-lin et argent, nos rubans, nos uniformes brodés avec des caractères, nous avons prêté au ridicule : et on nous a fait tomber. C'était la seule arme dont on se servait alors en France et qui lui allait si bien. Elle était moins funeste que celles que la folie, la cruauté et la barbare philosophie a mises entre les mains de cette détestable, exécrable et abominable nation qui avait été si heureuse, pendant 150 ans.

"Il est manifeste, a écrit John Bartier, que pour le prince de Ligne […] la Franc-Maçonnerie est avant tout une société d'agrément." Il nous plaît de croire que le divertissement n'était pas à ses yeux son seul attrait, qu'il voyait aussi en elle une institution morale, et qu'il en appréciait d'autant plus les préceptes (probité, loyauté, fidélité, bienfaisance, tolérance, cosmopolitisme) qu'ils étaient parfaitement accordés à ses convictions personnelles, à ses propres règles de vie.
   Cet accord profond se dégage lumineusement de ses écrits. C'était un homme probe : "Mais je ne veux pas qu'on me dise que si l'on ne croyait pas à l'immortalité [de l'âme], on commettrait tous les crimes les plus horribles; je déclare ces gens-là aussi scélérats que s'ils les commettaient. Il me semble, moi, que la vertu a sa récompense dans ce monde-ci. Le sentiment intérieur est un enfer, si, en rentrant en soi-même, on se trouve un crime." C'était un homme libre. À Rousseau, à qui, en 1770, il offre un asile sur sa terre de Fagnolles, il écrit : "Comme vous, je n'aime ni les trônes ni les dominations : vous ne régnerez sur personne, mais personne ne régnera sur vous." Il respectait les humbles : "J'ai fait attendre des empereurs, mais jamais un soldat." Il faisait la guerre, mais sans haine. Évoquant le siège de Belgrade (1789), épisode de la guerre contre les Turcs, il déclarait : "Je voyais avec un grand plaisir militaire et une grande peine philosophique s'élever dans l'air douze mille bombes que j'avais fait lancer sur ces pauvres infidèles." Ses paradoxes, ses facéties, les écarts de sa tête en liberté ne doivent pas nous dissimuler sa bonté, ses élans de compassion :

Ce qui seul suffit pour faire croire à l'immortalité de l'âme, c'est l'injustice du sort. Comment cet Être admirable qui a fait de si belles choses pourrait-il être si habile, si universel, si grand, sans être juste? Et comment le serait-il, si tant de braves gens malades, estropiés, n'ont pas quelque autre état à espérer? Il se peut très bien que la condition pour l'obtenir soit la patience à supporter celui où ils souffrent tant. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils me font bien souffrir lorsque, sortant d'un dîner magnifique, où j'ai laissé des hommes qui n'en ont que la figure, le ventre à table et le dos au feu, je rencontre des misérables mourant de froid, de faim et de mépris sur un grand chemin, où ils sont rebutés et injuriés encore. Heureux quand, exposés à être foulés aux pieds des chevaux, ils peuvent y échapper en se traînant sur les membres qui leur restent, sans essuyer les coups de fouet d'un coquin de postillon.

Au point de vue religieux, Ligne se conformait à l'article 1 des Constitutions d'Anderson; il écartait l'irréligion et l'athéisme : "L'incrédulité est si bien un air que, si on en avait de bonne foi, je ne sais pas pourquoi on ne se tuerait pas à la première douleur du corps ou de l'esprit. On ne sait pas assez ce que serait la vie humaine avec une irréligion positive : les athées vivent à l'ombre de la religion." Puisqu'il faut de la religion, la catholique lui paraissait la meilleure : "Il y a des preuves pour ceux qui les trouvent, de la foi pour ceux qui ne les trouvent pas, des consolations pour les uns et pour les autres." Mais ce catholicisme qu'il adoptait par tradition et par raison, par option sentimentale et esthétique (la splendeur des offices), il souhaitait qu'il fût souriant, ouvert, indulgent, qu'il tolérât même l'impertinence. Son voltairianisme affûtait parfois sa plume, comme dans ce propos du Coup d'œil sur Belœil (1781, 1786) : "Lorsque la mesure des moines sera à son comble, que le danger des uns, l'inutilité des autres auront été bien reconnus, en détruisant les cloîtres, on détruira du même coup les préjugés en théologie." En 1795, il se rétractait, la Révolution l'ayant conduit à reconsidérer ses idées d'antan : "Je criais autrefois contre les moines, avant de savoir par l'expérience l'enchaînement nécessaire de cette classe aux autres de la société. Respectons les préjugés en théologie."
   Grand voyageur par devoir et par goût, sans cesse en route pour remplir ses obligations militaires ou ses missions diplomatiques, et aussi pour retrouver des êtres chers ou pour nouer de nouvelles relations, avide d'impressions et plein de curiosité, Ligne réalisa à sa manière l'idéal maçonnique du cosmopolitisme : être "de toutes les nations, de toutes les langues, de toute parenté, de tout dialecte". Ne disait-il pas : "J'aime mon état d'étranger partout : Français en Autriche, Autrichien en France, l'un et l'autre en Russie; j'ai cinq ou six patries, c'est le moyen de se plaire en tout lieu"?
   En vérité, ce qui semble aujourd'hui le distinguer des autres grandes familles non régnantes du XVIIIe siècle, c'est son européanisme, très fort, très vécu, qu'il devait à la fois aux alliances de ses ancêtres, à la situation de ses terres, à sa carrière de militaire, à ses itinéraires de diplomate et au fait qu'il appartenait à ce qu'on appelait alors la République des lettres, véritable puissance européenne où les échanges s'opéraient en français, partout la première langue de l'élite.
   Rappelons les points de repère retenus par Philippe Mansel. Par le jeu des alliances familiales, il était cousin au septième ou huitième degré de l'empereur du Saint-Empire, des rois de France, de Prusse, d'Espagne et de Pologne. Par la géographie (le domaine de Belœil) et par l'histoire (celle du pays "belgique"), il était couvert de titres dans les Pays-Bas, grand d'Espagne de la première classe, prince du Saint-Empire et sujet autrichien. Au service des Habsbourg dont le pouvoir s'étendait de Bruxelles à Buda, il parcourait l'Europe et, comme officier de leur armée, commandait à des soldats wallons, croates, hongrois et allemands. Féal de la République des lettres, il partageait l'esprit des Lumières qui la caractérisait et qui consistait essentiellement à mettre en question les arguments d'autorité. Il dénonça donc des injustices, des situations intolérables (nous y reviendrons), toujours au nom d'un droit intouchable, le droit au bonheur, qu'il revendiquait autant pour les autres que pour lui-même. Aux trois Europe auxquelles il se rattachait — l'Europe des cours et des dynasties, l'Europe des services et l'Europe des Lumières — vint s'ajouter, à partir des années terribles, l'Europe de la Contre-Révolution. Il y adhéra, comme tous les adversaires européens de la violence révolutionnaire, ensuite de l'impérialisme napoléonien. Mais sans une once de rancœur personnelle et gardant sa liberté de jugement. Les Anglais avaient beau être du bon côté, il n'aimait pas leur politique : "Si les Français avaient attaqué le Danemark aussi injustement que les Anglais [en 1801] et tué deux mille bourgeois par le bombardement de Copenhague, comme on crierait contre eux. Quels montres, dirait-on. Mais les Anglais sont des anges."

Sur deux sujets — le sort des Juifs, le sort de la femme —, Ligne se distanciait des idées courantes de la société de son temps.
   La diffusion des Lumières avait favorisé une certaine amélioration de la condition juive en Europe occidentale et centrale. Frédéric II prit quelques mesures libérales. Joseph II, par son édit de tolérance (janvier 1782), supprima le port de l'insigne et la capitation, encouragea l'assimilation, admit l'accession aux études universitaires. En France, dans les dernières années de l'Ancien Régime, Mirabeau (qui était Maçon, affilié à la loge parisienne "Les Neuf Sœurs") et l'abbé Henri Grégoire (qui était peut-être Maçon) soutinrent la cause de l'émancipation, le premier dans son ouvrage Sur Moses Mendelssohn et sur la réforme politique des Juifs (1787), l'autre dans son Essai sur la régénération physique et morale des Juifs (1788). L'idée ayant mûri rapidement sous l'effet de la Révolution, l'Assemblée constituante, le 27 septembre 1791, accorda aux Juifs l'égalité complète. Mais ces quelques gains du mouvement émancipationniste étaient fragiles. On s'en rendit compte après 1815 lorsque les gouvernements de la Sainte-Alliance révoquèrent tout ce qui rappelait 1789.
   Pour sa part, Ligne savait que les préjugés ont la vie dure, et singulièrement ce qu'on appelle depuis la fin du XIXe siècle l'antisémitisme. Voltaire, dont la sensibilité était pourtant si vive à l'injustice, ne se gardait pas de l'hostilité qu'il éprouvait à l'égard des Juifs et dont témoignent maintes déclarations du genre de celle-ci, datée de 1756 : "Enfin vous ne trouverez en eux qu'un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. Il ne faut pourtant pas les brûler." Ligne, dans son Mémoire sur les Juifs (1797), s'insurgeait : "Je conçois très bien l'origine de l'horreur qu'inspirent les Juifs; mais il est grand temps que cela finisse. Une colère de 1800 ans me paraît avoir duré longtemps assez." Il avait eu l'occasion d'observer l'affreuse misère physique et morale des populations juives de l'Europe centrale et orientale. Quel état de délabrement par comparaison avec les Juifs nantis et assimilés qu'il rencontrait à Vienne, à Prague ou à Berlin! Avilis, humiliés, exclus de la société civile, les Juifs sont devenus fatalement ce qu'on leur reproche d'être : "trompeurs, peureux, menteurs et bas." Il faut sortir de ce cercle vicieux. Qu'on leur accorde donc un statut civique; on n'aura pas à le regretter, car ils ont de grandes vertus, "jamais ivres, toujours obéissants, sujets fidèles au souverain au milieu de révoltes", comme ils sont fidèles à leur religion, un entêtement qui prouve leur courage. Ou bien — autre solution — qu'on leur offre la possibilité de reconstituer une patrie en Palestine, terre ottomane que leur génie industrieux mettrait en valeur, et "Jérusalem, petit trou horrible à présent, qui fait mal au cœur aux pauvres diables de pèlerins qui y vont de temps en temps, redeviendrait une capitale superbe".
   La femme a occupé une grande place dans la vie du prince. Tout imprégnée de l'odor di femmina, son œuvre romanesque se distingue cependant de la littérature érotique de son époque, de cette masse de romans où la femme était présentée systématiquement comme un être voué, par sa faiblesse et sa passivité, en un mot par sa nature, à subir la volonté du mâle dans une relation de maître à esclave. Ligne aime trop l'amour pour réduire la femme à l'état d'objet. Dans le propos liminaire de Confessions ou Indiscrétions de mes amis, rééditées récemment par Roland Mortier et Manuel Couvreur, il déclarait : "Je dis quelquefois du mal des hommes; mais au moins je vais dire du bien des femmes. Pauvre sexe qu'on perd à force de trouver, qu'on adore, qu'on abhorre, qu'on persécute, quand on ne réussit pas, et qui est blâmé, quand on réussit." L'éducation donnée aux filles détermine ensuite leur condition inférieure dans la société et tous les stratagèmes qu'elles doivent inventer pour faire face. Il dit ce qu'il en pense dans maints passages de Mes écarts ou ma tête en liberté, par exemple dans celui-ci :

On apprend à une jeune fille à ne pas regarder un homme en face, à ne pas lui répondre, à ne jamais demander comment elle est venue au monde. Arrivent deux hommes noirs avec un homme brodé sur toutes les tailles. On lui dit : «Passez la nuit avec ce Monsieur.» Ce Monsieur, tout en feu, brutalement fait valoir ses droits, ne demande rien, mais exige beaucoup; elle se lève en pleurs, tout au moins, et lui tout en eau… Toute la pudeur est déjà partie; est-ce la pudeur qui peut alors empêcher cette jolie femme d'accorder par goût à celui qu'elle aime ce qu'elle a accordé par devoir à celui qu'elle n'aime pas? Et voilà l'engagement le plus sacré des cœurs profané par des parents et un notaire.

Qu'il plaide pour les Juifs ou pour la femme, la raison et le cœur, intimement liés, inspirent à Ligne des réflexions de précurseur.

Dans un texte intitulé "Testament maçonnique" (1796), il porta sur la Maçonnerie un jugement global qui dit beaucoup plus que les confidences amusées de Fragments sur l'histoire de ma vie :

Je ne sais trop comment les francs-maçons sont à présent dans le monde. Ils ont eu bien du haut et bien du bas… En attendant, quand la franc-maçonnerie est de bonne compagnie, ce qui est rare malheureusement, tout concourt de l'émulation, des connaissances, de l'agrément et de l'excellente plaisanterie.
   La Maçonnerie exige de l'éloquence, de la mémoire, de la présence d'esprit, de la bravoure de corps et d'esprit, de la douceur, de la patience, de la modération, de la sobriété, de la prudence, de la charité, de la générosité, l'amour du prochain, de l'imagination, de la voix, de la complaisance et de la gaieté…

Tout de même, sa qualité de Maçon apparaît mieux quand il ne parle pas de la Maçonnerie.

 

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