Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







Traduit de l'italien par Nicole Bouchez

Lisez, en italien, L'assassino di Melassa & Mantello

 
L'ASSASSIN DE MELASSA & MANTELLO

Comment et pourquoi Monsieur Capussotti est arrivé parmi nous, je m'en souviens bien, je me souviens même très bien qu'il est arrivé seul, tout élégant comme toujours, bien mis dans son costume gris perle, chemise blanche et cravate de soie azur, et qu'il a dit à peu près ceci en entrant, son carton à dessins sous le bras, beau et plastronnant : Je suis Renato, Renato Capussotti, maître tailleur, je suis ici parce qu'on m'a dit de venir vous consulter, car je n'ai pas été bien, pas très bien, enfin comme ça, troubles de caractère… je suis un peu capricieux, un peu comme ça, facilement altérable, mais je suis une personne sérieuse, très sérieuse et je travaille beaucoup dans le domaine du style, des créations d'art, je suis un styliste, comme on dit aujourd'hui.
   Tout cela, il le déclara en avalanche avec sa petite voix, nous dirons ainsi, sourde, avec un certain petit sourire froid, comme son visage émacié, ses petites dents blanches et fines, ses yeux bleus, très beaux, lumineux comme sa cravate. Un homme d'environ soixante-cinq ans, malade, peut-être paranoïaque; il dérangeait les voisins, hurlait pour le moindre bruit, se déchaînait à cause des escaliers communs, mettait Les Noces de Figaro au volume maximum la nuit, au grand dam des mitoyens.
   C'était en l'occurrence un casse-couilles, inoffensif jusqu'à ce qu'arrive la police appelée par le voisin d'en face, et alors il avait saisi un agent par le cou et lui avait flanqué des coups de pieds dans les tibias, férocement, avec ses chaussures pointues. De là, placement dans un petit service hospitalier, puis retour maison, re-service hospitalier, maison, visites chez des psychiatres, cures, haldol, gouttes d'étumine pour dormir : il entendait des voix, aussi.
   Puis, il se calma pendant un bon bout de temps, vint chez nous de sa propre initiative et ce fut extraordinaire.
   Il fut même l'âme de notre centre de jour. Là, à l'intérieur, au centre de jour de la rue Ormea, comme dans les autres centres nous sommes peu nombreux : moi, Cesare Semprini dit Rino, puis Gaetano, nous sommes les infirmiers de l'ASL, puis il y a la psychiatre, la doctoresse Livia Gaudio, et les éducateurs Ettore, Armida et Susanna, puis des patients, des gens qui vont et viennent, et parmi ceux-ci Renato fut une belle découverte pour nous autres accoutumés aux habituels pauvres diables, parce qu'il était et est resté une personne spéciale.
   Pour commencer, tellement net, distingué avec son langage raffiné, recherché, parfois tu ne le comprends même pas, il te lance des phrases latines, sort la Divine Comédie de sa mallette de cuir et se met à lire, à déclamer et cela vaut la peine de l'entendre; si ce n'était sa voix plutôt rauque, il serait un grand acteur.
   C'est un grand casse-bonbons qui, quand il commence n'en finit plus, mais au début c'était un amusement avec tout ce fatras de vie des affaires et de petites histoires de sa vie, et untel, et ce tailleur, et j'ai fait le complet pour Pavarotti et pour Alberto Sordi et je suis un ami d'Alida Valli, sans parler de Fellini qui, quand il venait à Turin, courait après mon atelier, et moi j'ai été fournisseur de comtes et de marquis et de l'aristocratie qu'il y avait quand j'étais jeune, mais je suis encore jeune et j'ai toujours ma clientèle, eh oui je l'ai! Nous l'avons écouté pendant des jours, pour lui redonner courage, puis il a commencé à s'agiter, il voulait faire — et faire du zèle —, tout excité, il voulait créer, là, dans notre centre, il se mit à dessiner, à remplir des feuilles de croquis magnifiques, il voulait transformer le centre psychiatrique en un centre de stylisme : pourquoi pas? dites, pourquoi pas?, il se mit à nous invectiver.
   Gaudio a décidé de lui prescrire des injections, et moi et Gaetano nous devions le tenir ferme, malheureusement, car le bonhomme avait une peur dingue des aiguilles. Le soir, il retournait chez lui en tram ou bien c'est Susanna, qui habite de son côté, qui le ramenait.
   Très ponctuel il arrivait tôt le matin, chaque fois avec une idée et une tenue différentes; ses fringues étaient colorées, rien d'étrange mais pleines de couleur, ses pantalons étroits, clairs; il avait une quantité de chemises hawaïennes pour l'été, sans parler de ses chemises "créatives" pour bosser, très amples avec la bouche rouge des Rolling Stones au dos : un peu provocateur mais pas mal quand même.
   Quoi qu'il en soit, Susanna, qui est une brave fille, frêle mais forte de caractère, réussissait à le contrôler, je dirais même que Renato subissait l'ascendant de Susi, parce que Susi est très cultivée et elle parvenait à le mettre hors course avec des citations qui l'embarrassaient ou des récits et des personnages historiques, et ainsi de suite. Alors Renato restait placide et lui obéissait, à elle seule.
   Susanna l'incita à participer à la rédaction du petit journal des centres et Renato s'y jeta avec une grande énergie, et allez, allez, se mit à concevoir la mise en page, à faire des illustrations et surtout à inventer les pages de la mode.
   C'était tout un bordel forcené dans ces temps du petit journal, on finissait par n'être que derrière les mille élucubrations de Capussotti et on perdait le fil de la prise en charge des autres pauvres usagers et assistés; de fait, Giardino qui était toujours sombre dans un coin se mettait en colère et commençait à crier, Amalia boudait et pleurait, sans parler de Gino qui envoyait Renato se faire foutre, le traitait de petit-bourgeois; je ne vous dis pas Renato alors…
   En outre on ne comprenait rien à son côté homo, parfois il parlait de ses grands amours, de femmes, de belles femmes mystérieuses, grandes, très élégantes, de ces femelles d'Hollywood, puis il se taisait et se rembrunissait et disait n'avoir pas été compris. Il était inoffensif sexuellement, il faisait des compliments aux femmes, aux éducatrices, mais avec discrétion et ironie, ne fit jamais d'avances aux hommes, peut-être embrouillé avec le sexe, peut-être impuissant, incompétent, que sais-je, peut-être qu'il ne tirait dans aucun sens.
   En un mot, Renato avait beaucoup animé le centre et, avec ses feuilles gigantesques couvertes de dessins, il arrivait qu'il stimule l'imagination de l'un ou l'autre patient; et lorsque mon collègue Gaetano lui a appris à manipuler les programmes graphiques, je ne vous dis pas, après trois mois, Renato était capable de créer avec PaintShop Pro; pour un homme de soixante-cinq ans il était très éveillé, sa vitesse d'apprentissage était fabuleuse et son envie de faire était dingue, extraordinaire.
   Bien sûr il était souvent enquiquinant; quand il s'engageait sur le thème de la mode pure il attrapait des colères soudaines et lançait des reproches à ceux qui l'avaient licencié et à ceux qui ne l'avaient pas compris et puis il y avait les entremetteurs et les petits malins et les salauds, et cela finissait par une piqûre quand il devenait furibard.
   Mais lorsqu'il nommait Capucci, alors là, n'en parlons pas, il planait, ah oui, il grandissait, il parlait des nœuds pap, des habits de soirée, des coloris, des fastes de la haute couture, celle qui se hausse au rang des grandes œuvres d'art; alors il quittait sa table de travail et ses croquis et se livrait à une danse à travers les salles du centre, tu avais l'impression de le voir tournoyer dans les traînes de satin, les pourpoints de cretonne, les strasses de voile et de chiffons : un papillon.
   Après, il s'écroulait sur une chaise et pleurait, il craquait, le pauvre bonhomme, il me faisait vraiment de la peine, il disait : J'y suis presque arrivé, je le sais… je n'ai pas réussi à rester aux côtés du Maître, j'ai travaillé pour lui mais, mais… j'ai un mauvais caractère et lui c'était un saint… un magicien, un artiste véritable de la haute couture, la haute couture, ah oui, Capucci, Capucciii!
   S'il avait vraiment été l'assistant de Capucci et le tailleur des divas, de Pavarotti ou de Fellini, s'il était allé pour de vrai à Los Angeles et à Hollywood, moi je ne m'en suis jamais soucié : ça fait 15 ans que je bosse comme infirmier et je vous assure que si je prêtais l'oreille aux discours des patients, j'aurais déjà la tête sursaturée d'idées fantasques et de visions alarmantes, rien qu'avec la trentaine de mes "clients" qui ont rencontré des extra terrestres.
   Le fait est et reste, quoi qu'il en soit, que Renato Capussotti était un sacré premier rôle, moi j'ai un tas de dessins de lui, qu'il m'a offerts, dans un carton, je ne vous dis pas les couleurs et les excentricités de ces habits, mais ils sont beaux, excessifs, immettables peut-être mais je ne sais pas, avec ce qu'on voit aux défilés à la télévision.
   D'ailleurs cette affaire de Capucci et de la télé amena Capussotti Renato à un moment crucial de sa, disons ainsi, maladie ou paranoïa; en effet, lui à la maison ne voulait pas avoir de télévision, il écoutait la radio le soir, de la musique classique, des fictions ou des trucs bien à lui sur Radio 3; par contre nous au centre on avait une télé et chaque fois que nous l'allumions, Renato commençait à tripoter la télécommande pour trouver un programme sur la mode, et des défilés il en trouva autant qu'il en voulait.
   Nous ne lui avions jamais vraiment permis à Renato de regarder les défilés : il s'enflammait, se levait, installait un bordel de la sainte vierge, et salaud par-ci et salaud par-là, bâtards dégueulasses, assassins crasseux, ignorants incapables, incompétents massacreurs, immoraux, vendus, il en disait de toutes les couleurs.
   S'il voyait Ferré ou Valentino ça allait encore, Ungaro aussi, mais si ensuite on passait après à, je ne sais plus les noms, il devenait terrible, et particulièrement si on voyait défiler des mannequins de Melassa & Mantello. Alors c'était un supplice, une suite d'injures que je ne vous dis pas, ces grenouilles puantes, ces porcs dégueulasses, ces vendus, et cette maudite connasse de putain américaine qui les finance.
   On éteignait la télé de force, sous les protestations des autres patients, et une bagarre à interrompre, Renato à contenir, à apaiser. On finit par garder la télévision sous contrôle et par distraire Renato quand il y avait des émissions de mode; nous avions touché son point faible, c'est-à-dire son aversion pour deux stylistes, peut-être gays, qui avaient du succès.
   Comme disait la Gaudio, peut-être qu'il se reflétait en eux et que son homosexualité réprimée et son échec professionnel se manifestaient sous une forme évidente et agressive quand il se trouvait face à ces ténors de la mode. C'est vrai que ces deux-là, Melassa et Mantello ne m'étaient pas sympathiques à moi non plus, mais moi je me fous de ces choses et je laisse tomber, c'est un monde trop éloigné de mon horizon.
   Cependant Renato ne se calma vraiment pas et de jour en jour il se mit à trouver toutes sortes de raisons pour lâcher des litanies d'insultes contre les deux stylistes; il y eut aussi la chaleur qui ces mêmes jours commença à augmenter, et la chaleur, on le sait, étourdit tout le monde, mais Renato avait vraiment du mal à la supporter, en un mot il semblait aller plus mal.
   Un matin il est arrivé pâle comme un mort, chemise blanche, cravate et costume noirs comme s'il allait à des funérailles, l'air inspiré, la voix prophétique : Cette nuit j'ai vu Capucci, je l'ai vu, et mon maître me l'a dit, il a prononcé la sentence, il m'est apparu sur un trône recouvert de satin aux couleurs iridescentes, beau très beau, étincelant d'art et d'éclairs, il m'a dit : Renato c'est à toi maintenant, toi tu sais que ceux-là sont les violateurs de notre monde, la sodomie et l'infamie, les fossoyeurs du monde de l'Art… c'est à toi maintenant de faire justice — et puis il a disparu dans un choeur angélique, à la fois délicat et fastueux , une merveille, Rino, j'ai compris ma mission, pour moi maintenant elle est claire comme jamais, Rino!
   Gaetano, Susanna et moi nous nous sommes regardés et nous avons eu la même pensée : là ça se gâte! — car, quand un de ces pauvres bonshommes commence à le prendre sur ce ton et à entendre des voix, ou qu'il voit aussi des morts, ça va mal pour lui et aussi pour nous, car les misères augmentent et les espérances diminuent. En somme, à partir de ce jour, peu à peu Renato commença à devenir plus sombre, taciturne ou subitement agressif : nous, nous étions tristes parce que cet homme-là nous plaisait et nous faisait de la peine, nous lui administrions alors quelque chose en plus comme tranquillisant, mais Renato devenait encore plus pâle, mangeait très peu, dessinait seulement des choses sombres, des vieilles bagnoles ornées de galons noirs, des cimetières avec des croix biscornues.
   Il portait chaque jour son costume noir et affirmait, compassé : Je suis en période de deuil… la mode, le style sont en deuil, l'Art est en berne à cause de ces individus louches qui prétendent indignement Le pratiquer — et il secouait la tête avec des gestes significatifs —, une purification est nécessaire… mon univers est désormais trop corrompu, il est temps qu'un homme fasse son devoir et décontamine le milieu… je ne sais pas si je m'explique… hein!
   Toute cette dramaturgie de prophète fanatique me fit soupçonner quelque chose de dangereux sinon de tragique pour lui; dans les années passées j'avais vu finir plutôt mal quelques personnes prises de ces manies obsessionnelles de persécution; je restais davantage avec lui, je le faisais penser à autre chose, je l'emmenais à l'extérieur voir l'une ou l'autre exposition, nous l'emmenions au cinéma pour le distraire, mais dans toutes les sorties hebdomadaires auxquelles il participait, il avait tendance à s'isoler et il écrivait dans un petit carnet.
   Parfois tout à coup il semblait de meilleure humeur mais, après avoir esquissé un sourire, il fronçait les sourcils et proclamait soudain : quand on a une mission à accomplir, ce n'est pas bien de se distraire, de se perdre en futilités. Une fois, peut-être parce que j'étais déjà de mauvais poil pour un truc personnel, chez moi, j'ai failli lui donner une tape sur la tête, car avec cette histoire de Melassa & Mantello il commençait vraiment à me les casser. Dans des moments pareils, il me regardait en coin et murmurait : Toi aussi, hein Rino… aurais-tu changé de camp… toi aussi tu es de la clique…?
   Quoi qu'il en soit, je me suis dit, celui-ci nous en combine une des siennes, ça j'en suis sûr. En effet, il disparut en septembre, au tout début, le bonhomme s'en est allé, n'est plus venu au centre et moi et Susanna, après avoir téléphoné, nous sommes allés le chercher chez lui, il n'y était pas, ni le concierge ni aucun voisin ne savaient quelque chose, il fallait voir comme ceux d'en face jubilaient. Nous avons attendu encore un jour, puis nous avons téléphoné aux hôpitaux, nous espérions une plainte ou quelque chose, puis nous nous sommes occupés des autres.
   Alors arriva cet appel téléphonique à notre centre, la voix de Renato Capussotti, à 10h30 du matin le jeudi 13 septembre 2001; une voix défaite, immensément triste, lente, saccadée disait : Rino, Rino… je ne sais pas si tu pourras me comprendre… mais j'allais faire une grosse connerie… Rino… Est-ce que Susanna est là? Je ne sais pas… excuse-moi… peut-être qu'elle me comprendra mieux que toi… tu sais, la sensibilité féminine…
   Merde, Renato, où es-tu — criais-je — où as-tu disparu!? Je viens te prendre tout de suite, on est là pour toi, j'ai le minibus, tu es chez toi? Renato a dit : Non, non… Semprini… je ne suis pas chez moi… passe-moi Susanna.
   Susanna était là, elle écouta une déclaration de souffrance énorme mais d'une lucidité particulière, l'histoire de Renato à Milan, perdu, repenti à cause d'une action désespérée qu'il avait voulu accomplir; il était sans un sou et ne voulait pas s'adresser à un hôpital ou à la police parce qu'il aurait dû expliquer des choses honteuses. Susanna lui hurla : Renato reste là, à la gare centrale, dans la salle d'attente, je viens te prendre, je te ramène ici tout de suite, oui tout de suite, je suis là dans deux heures!
   Susanna me prit par le bras et me traîna devant la porte de Gaudio : Maintenant, je vais le chercher, ce pauvre type, si tu veux venir le repêcher, viens aussi, moi je ne suis pas employée de l'ASL, je suis éducatrice, je dépends de la Coopérative, je peux sortir quand je veux, j'en parle à Gaudio et je file en bagnole!
   Nous sommes entrés tout excités chez Gaudio, et elle, sidérée de nous entendre gueuler en même temps, nous contredit et protesta contre notre départ, fit tomber un dossier, puis secouant la tête et bougonnant finit par me signer un bon de sortie. Nous ne prîmes pas le minibus de l'ASL mais la vieille Peugeot de Susanna, ce n'était pas une merveille d'auto, mais ça roulait, ça fonçait même.
   C'étaient des journées de deuil celles-là, de misères, où je désespérais intérieurement du genre humain, il y avait seulement 48 heures qu'on avait frappé les Twin Towers et le Pentagone, des images de mort tragiques affligeaient les yeux et l'esprit de tous; les patients étaient déprimés, seul Gino s'en sortait, il paraissait carrément fier, imaginant une vengeance des aliens, que sais-je, de ses amis les vénusiens, ses confidents : Piazza Carducci, ils lui avaient confié que les hommes avaient commis un énorme péché d'orgueil, spécialement les Américains, et que c'est pour cela qu'ils étaient punis. Misère humaine, prends donc cela aussi.
   Dieu, quel désespoir! Moi je fumais, fenêtre ouverte, je me taisais, Susanna conduisait par à-coups, nerveuse et taciturne puis, Corso Vercelli au feu rouge, elle se pencha vers moi et dit, impassible : Renato a vu sa mère dans une église à Milan… et sa mère est morte il y a trente ans, lui aussi a vu le désastre, Rino… au téléphone il pleurait presque, il semble bien que l'affaire de New York l'a empêché de commettre une énorme bêtise, Rino… que voulait-il faire… se tuer? Et pourquoi à Milan?
   Bof! moi, je n'avais pas envie de penser, pourtant je me creusais la cervelle, mais j'aurais préféré ne pas me souvenir de Renato Capussotti, j'aurais même voulu effacer mon boulot, pourtant je pensais, je ruminais, toutes sortes d'élucubrations foisonnaient dans ma tête qui tournait comme une soucoupe. Je me demandais pourquoi je m'attachais à certains patients qui me fichaient un tel bordel. La réponse était dans la question : parce que je suis fait comme ça, moi je m'attache, et je n'ai pas fait l'infirmerie et tous ces cours spécialisés juste pour trouver du boulot, je l'ai fait parce que je suis dingue moi aussi, un peu moins seulement que Renato. Ce Renato Capussotti qui était planté là maintenant à l'entrée d'une salle d'attente, gare centrale, complètement habillé de noir, sans cravate, pas rasé, décharné, flanqué de son beau grand sac, son classeur azur, celui des croquis, serré contre son torse.
   Il ne vint pas à notre rencontre, il restait figé comme le marbre et il pleurait, Susanna se précipita sur lui et le serra dans ses bras comme un enfant, et Renato avait l'air d'un bambin, tout petit, avec ses yeux bleus d'où coulaient et coulaient des ruisselets de gouttes. Renato ferma les yeux sur l'épaule de Susanna et soupira : J'ai tellement honte…
   Moi, après l'avoir pris à mon tour dans mes bras, je lui fis : Allez, Renato, tu es toujours le même couillon…. tu vois qu'il n'est rien arrivé! Je cherchais à plaisanter, à cause de l'embarras, chose que font tous les hommes, on le sait, même les infirmiers.
   Coincé entre nous deux qui nous rendions vers l'emplacement de l'auto, Renato s'était fait encore plus petit et nous souriait tristement dans le soleil de septembre et dans la puanteur milanaise; avant de monter dans la voiture il me susurra à l'oreille : Je suis content, Rino, que ce soit toi, je crois que tu as compris tant de choses…
   Moi je m'installai à l'arrière et nous le plaçâmes à l'avant, on sait que je n'aime pas trop rouler : Je suis content que vous soyez là avec moi… — se mit à dire Renato, serrant toujours son petit carton à dessins contre son coeur — j'ai tellement honte de vous avoir tous dérangés, mais j'avais même honte de téléphoner… J'ai vu maman… ma mère… dans une église ici à Milan… avant-hier… elle était merveilleuse, resplendissante sous un voile de beauté, je n'ose vous la décrire, je ne peux que vous dire : lumière… lumière… Lentement, à hauteur du Viale Certosa, Renato Capussotti se mit à raconter et, jusqu'à Chivasso, ce fut un récit entrecoupé de larmes et de sanglots.
   Ce fut un flot de paroles, sa maman qui lui était apparue dans l'église, sans doute San Marco, elle lui avait fait comprendre son erreur et le mal qu'il pouvait encore faire avec ses gestes inconsidérés et absurdes; cependant, avant d'en venir au geste absurde et inconsidéré, il nous décrivit une partie de Milan, ses errances dans le quadrilatère de la mode, il reparla de Capucci et puis surtout de la terrifiante chute des deux tours, qu'il avait vue à la télévision dans un bar de la Via della Spiga.
   Renato ajouta : Ça a été vraiment cela, de voir ce flux de haine se développer parmi les flammes et les explosions, c'est ça qui m'a fait revenir à moi, qui m'a réveillé et m'a secoué de ma torpeur, des brouillards néfastes qui m'avaient embrouillé la raison et le sentiment, et qui m'a fait dire… Pourquoi encore des morts… pourquoi… il y a déjà tant de douleur en ce monde… et les gens qui se jetaient des fenêtres du centième étage… Susanna…, Rino…, je n'en pouvais plus, j'ai commencé à me sentir mal, et ça a été mon salut, sur le seuil du bar je me suis mis à tousser et à vomir, j'ai eu tellement honte, mais je sentais la présence de ma mère, oui là, du ciel, elle m'a secouru.
   Et tout ce flot de paroles belles et fortes, mais pour autant il n'en venait pas au fait et je renfonçai le clou : pourquoi donc s'était-il sauvé à Milan. Et le pauvre Capussotti, se remit à évoquer sa honte, et que moi et Susanna nous étions trop bons pour lui et, lui, il s'indignait de notre protection; puis, avec le peu de voix qui lui restait, il hurla : Moi, qui suis un assassin en puissance, un homicide… moi, j'ai fini comme ça…!
   Il avait fini comme ça, disloqué, ce sont ses mots; il était parti de Milan le matin du 11 septembre dernier pour aller butter Melassa & Mantello, vraiment Melassa et Mantello, les "diables de la mode". Ce gringalet avait tout organisé, il s'était rendu à Milan, un revolver en poche, le vieux Beretta d'un cousin mort à la guerre; pleurs, itinéraires, horaires, adresse des deux stylistes pour aller les attendre à la sortie de leur atelier et les descendre tous les deux, tu vois un peu comment est foutu l'esprit humain.
   Renato s'était informé par téléphone qu'à une certaine heure le 11 septembre, les deux prétentieux devaient être présents à leur boutique de la Via della Spiga, peut-être le plus beau de leurs commerces, mais comme il tenta de nous l'expliquer, tout en étant décidé à les descendre pour de bon, il avait emmené son carton à dessins avec ses tout nouveaux croquis et un curriculum, on ne sait jamais, disait Renato : il voulait les tuer et en même temps leur faire voir ses modèles, bof?! Contradiction in terminis, comme disait Susanna.
   Et puis, et puis, et puis, il fait les cent pas, nerveusement, Melassa et Mantello n'arrivaient pas; à 11h30 Renato fulmine mais attend, mange un sandwich dans un bar hors de prix, prend un apéritif, reste là, l'oeil toujours aiguisé à fixer leur vitrine, là, puis ils ont fermé le magasin, presque à une heure, les deux ne sont pas arrivés, aussi peu ponctuels, que dis-je, aussi traîtres. Renato fait un tour avec son carton à dessins, son sac, la tête toute tourneboulée. Il fait un très long tour à pied, Piazza Duomo, San Lorenzo, Sant'Eustorgio, Castello Sforzesco, marche comme un fou, se fatigue, transpire, sa rage augmente et il s'énerve; à 15h30 il est de nouveau Via della Spiga, défait et très tendu; ils doivent être en train de rouvrir la boutique, Renato a une soif terrible, il n'en peut plus, il retourne au bar, la télévision est allumée, Renato voit le premier avion qui se jette dans le ventre de la première tour, Renato hurle et commence à avoir honte de son hurlement mais tous se mettent à brailler, le barman a les yeux rougis et pousse au maximum le volume de la télé, ça a l'air d'un film, personne n'y croit, quelqu'un dit que ça doit être un truc pour lancer un film, du genre de cette combine, là, d'Orson Welles avec les martiens.
   Ce n'était pas une combine et Renato commence à ressentir aussi de la honte, pour avoir prémédité un assassinat, Renato s'assied à une petite table, Renato pleure, un homme lui met une main sur l'épaule et lui demande s'il a des parents à New York. Renato voudrait s'enfoncer dans la profondeur de l'enfer et dit : Nous sommes tous des assassins! L'homme retire sa main.
   Renato sortit du bar et continua à pleurer et à traîner dans les rues de Milan, tout tournait autour de lui comme une fable confuse, même les appels des balcons, et les cellulaires qui sonnaient de partout dans la rue, Renato aurait voulu vraiment mourir pour ne pas devoir écouter, ne pas sentir au plus profond de ses viscères la tragédie présente, un autre témoignage de la méchanceté humaine.
   Il éclatait, Renato, comme si son coeur avait éclaté, disait-il, mais rien n'arrivait, rien n'arrivait; lui, il arriva enfin face à l'église San Marco, une vieille église, entra comme sous l'effet d'un ordre supérieur ou hypnotique; il s'affala sur un banc et les mots tournaient en lui : ajouter de la douleur à la douleur, de la souffrance à la souffrance, cela ne se fait pas, Renato, le pardon, Renato… et Renato… et il leva les yeux vers un autel à droite et vit à l'emplacement de la statue de la Sainte Vierge, sa mère qui lui murmurait ces mots. Sa mère, ceinte d'une aura lumineuse, sa mère morte en 1973, qui lui disait très doucement : Renato, ne pleure plus et pardonne, le monde est déjà tellement plein de douleur, la compassion est nécessaire, miséricorde, pitié pour les malheureux qui souffrent, Renato, pardonne… Renato pardonne, garde confiance… moi je t'aiderai, Renato… rentre à la maison…
   Renato resta prostré dans l'église de San Marco jusqu'à la fermeture, en dialogue intérieur avec sa mère; une fois sorti, il se remit à marcher sans direction précise, les heures passaient, parsemées de sentiments contrastés de honte et de repentir, d'indignation et de tristesse. Il ne réussit pas à prendre une décision précise, la nuit lui tomba dessus pendant qu'il passait d'un bar à l'autre pour écouter les nouvelles informations du désastre américain. Il ne retourna pas à Turin, il se retrouva dans les environs de la Darsena, à minuit : là dans cette eau noire il jeta le pistolet et se paya une chambre dans un petit hôtel, oui là, dans les environs.
   La nuit ne lui apporta aucun repos, il arpenta sa chambre de long en large, il ne s'endormit qu'au matin. Puis il dut quitter la chambre car il n'avait plus assez de sous, le jour du 12 septembre fut encore plus abominable, entre la tension extrême, la douleur, la honte, il s'aperçut qu'il n'avait pas assez d'argent non plus pour le train de Turin. Pour tout dire, cette journée, il la passa presque entièrement dans le Duomo de Milan à parler avec lui-même et à demander pardon pour sa personne et pour toute l'humanité, il invoqua et pria Dieu, la Sainte Vierge, tous les saints, spécialement San Carlo Borromeo, parce que c'est un Milanais; il nous dit qu'il pria particulièrement pour les défunts de l'énorme tragédie américaine, mais également pour la conversion de Melassa et Mantello et de leur mécène, et pour nous deux aussi, Susanna et Rino, qui l'avions tant aidé dans les mauvais moments. Le bonhomme ne mangea et ne but presque pas, resta toute la journée du 12 à respirer de l'encens dans le Dôme, puis une fois celui-ci fermé, il s'en fut à la gare où il réussit à sommeiller quelques heures dans la salle d'attente. Puis nous sommes arrivés.
   Maintenant, il me reste à dire que plusieurs mois ont passé et que, Renato, je ne le vois plus très souvent, car monsieur Renato Capussotti, s'est remis à bosser chez un tailleur, mon Dieu, pas un tailleur en vue, certes, au contraire, mais il accepte ce travail avec une modestie toute neuve, afin d'améliorer ses revenus; ce n'est pas qu'il soit vraiment guéri, car chaque jour il se rend à l'église du Sacro Cuore di Maria où il parle avec sa maman, une sainte de marbre blanc qui se trouve là sur l'autel principal; mais c'est étrange, singulier, le fait qu'une tragédie aussi grande lui ait permis de voir sa mère et que, salvatrice, celle-ci l'ait foudroyé d'un éclair de lucidité et de conscience et l'ait protégé, guéri en partie, je crois. Moi je sais qu'autrefois on faisait des électrochocs pour remédier à certains troubles mentaux graves, c'était alors une thérapie ordinaire, puis on les a interdits parce que certains médecins inconscients, sinon malfaisants, en abusaient et brûlaient la tête des patients; pourtant, oui, pourtant il arrivait que l'un ou l'autre s'en sorte, mais aucun comme Renato qui, avec ce choc mental américain et mondial, s'en est tiré, a trouvé une force neuve et, à travers la douleur du monde, a pris contact avec son instinct de conservation. Le monde est étrange! Moi, depuis cette année, je sais qu'une fleur peut prendre racine dans de la merde.
   Quoi qu'il en soit, monsieur Renato Capussotti, véritable maître tailleur (il m'a même confectionné un distingué costume bleu) vient ici presque toutes les semaines et donne un coup de main à Susanna pour faire le petit journal; il prépare des dessins, comme toujours originaux, il a même décidé de développer la rubrique d'art et de mode, et, sur la mode et son histoire, il écrit des articles délicieux, consacrés, en particulier, à Roberto Capucci.

 

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