Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
PEU AVANT LA CATASTROPHE
PAR STÉPHANE LAMBERT

Ici un cerveau souffre sous le feu d'un astre. Il se libère dans son œuvre, peu avant la catastrophe.
Paul Klee à propos de Van Gogh

PROLOGUE

Le voici qui se hâte à travers champ, un fusil de chasse à la main. Pour sûr que ce n'est pas pour tirer le lièvre. Il ne faut pas oublier que je suis né pour être mélancolique. La phrase le tient à la gorge. Mots scandés qui ne veulent plus le lâcher et dont le sens lui échappe. Il voudrait leur tirer une bonne balle dans la tête à ces chenapans. En finir avec eux une bonne fois pour toutes! Ah! s'il n'y avait eu que la couleur… Et pas ce brusque dégoût, ces crises à répétition qui creusaient sur son visage des sillons ineffaçables! Mais même la couleur l'avait trahi. À Saint-Rémy il croyait être allé au bout. Et nul ne savait vraiment ce qu'il avait pu endurer. – Au bout de la vue et de la couleur, tout se dégradait, il le savait, il l'avait expérimenté. L'au-delà était une bouillie infréquentable. Ou était-ce cette terre dont on était issu qui refaisait sauvagement surface? Une terre boueuse qui embourbait la lumière. Soleil éteint au fond d'un ciel crépusculaire. Pensées sales. Et à présent c'était l'été, le plein mois de juillet, la surface des champs était sèche, presque crayeuse, il lui semblait; le bouillonnement recouvrait tout ce que sa vue pouvait voir, et l'aveuglait, et sa tête était en ébullition, il marchait à une cadence folle, il cherchait un endroit à l'écart, faire cela discrètement, comme un animal perdu, il cherchait un endroit où cacher ce corps qui ne correspondait plus à rien d'autre qu'un malheur incarné. Après l'extinction de la lumière, de Saint-Rémy il était remonté à Auvers. Un train direct de Tarascon à Paris, à vingt-cinq francs seulement. D'instinct il était remonté vers le nord. Question de survie. Et ses pas l'entraînaient furieusement quelque part. Qui l'aurait observé à cet instant l'aurait pris pour un épouvantail en mouvement. Mais tout irait mieux désormais. Le travail était un paratonnerre, et le Nord, une source d'énergie. Il fallait juste régler leur compte à ces mots encombrants. Repartir de zéro, le cerveau vide. – De loin on aurait pu prendre la détonation pour des pétards tardifs de la fête nationale. Quelque gamin brûlant sa dernière mèche. Mais le fusil de chasse était difficile à manier. Surtout si c'était son propre cœur que l'on visait. Il fallait tendre le bras, positionner l'embout du canon à un point précis contre la poitrine, et maintenir la pression alors que le doigt serrait de plus en plus fort la gâchette jusqu'au déclic. Mais le coup parti avait provoqué un sursaut. Le corps avait bougé sous la violence soudaine du choc. Le canon avait glissé sur la poitrine. Et la balle était passée sous le cœur. Les mots n'avaient pas disparu, il les entendait encore, et la couleur était revenue, une couleur rouge foncé qui imprégnait le tissu de sa veste, cela n'avait pas la vivacité des coquelicots, ni des lèvres, c'était humide et chaud, et ça sentait une odeur âcre, presque nauséabonde. Puisqu'il en était ainsi, que la journée n'était pas terminée, il avait fallu continuer à vivre malgré tout, raisonner malgré le sang qui s'écoulait du trou qu'il s'était fait dans la poitrine. Et il avait repris la direction de l'auberge Ravoux. Qu'y avait-il d'autre à faire à présent que le coup était parti sans chasser les mots? Il avait marché plus lentement qu'à l'aller. De temps en temps son souffle venait à manquer. Il s'arrêtait, figure immobile tel un arbre épuisé stationnant au milieu d'un horizon défait, puis se remettait en marche avec toute la peine du monde. Il s'accrochait à l'idée de son lit qu'il allait rejoindre pour se donner le courage d'avancer. Cette chambre minuscule sous les combles qu'il louait 3,50 francs par jour depuis un peu plus de deux mois était la seule direction à prendre. Raté était un drôle de mot qui râpait le palais et l'âme en le prononçant. Oh n'y pensons plus alors! il fallait surtout veiller pour l'heure à ne pas croiser les Ravoux. Ne pas éveiller l'attention était un souci majeur. Que diraient-ils encore en le voyant dans cet état? Devant cette couleur grenat qui recouvrait une partie de sa poitrine et qui avait la fâcheuse tendance à se foncer au contact de l'air, ils ne manqueraient pas de lui demander des comptes, et il était trop fatigué pour ça. Trop fatigué. Il fallait qu'il s'allonge. Et qu'il dorme. – Mais la douleur. Il respirait de plus en plus difficilement. La paix allait venir. Fallait-il appeler Théo? Puis sa main palpait un morceau de papier sous le tissu de sa veste. Il fallait terminer cette lettre. Combien de temps s'était-il passé depuis qu'il avait regagné sa chambre? Une nuit intense était tombée, lui semblait-il. Et un nouveau matin. Et encore des heures. Il avait dormi. Suffoqué. Et à nouveau dormi. Non, il ne fallait pas déranger Théo. Attendre que le mal passe. Il devait s'être vidé d'une grande partie de son sang, il se sentait si faible. Rien n'irait mieux ici que là-bas. Tout était si loin. Le jour derrière la lucarne. La paroi des murs. C'était donc cela l'abstraction à laquelle le vouait son travail d'artiste. Tout s'en allait sans lui. Et ces coups, d'où venaient-ils? – Les Ravoux, alarmés par sa disparition, avaient appelé les gendarmes. Venimeux fainéants électeurs municipaux, murmura-t-il lorsqu'ils débarquèrent dans sa chambre, se remémorant tout à coup la pétition de la population d'Arles contre le roux hollandais qui semait le scandale. Être emmerdé dans sa mort par les gendarmes, cela devait arriver aussi. Rien ne lui serait épargné. Tout serait dur jusqu'au bout. Mais personne ne comprit ses propos d'agonisant. Métier de fou, diagnostiquèrent les Ravoux, qui aura eu raison de sa peau et de sa tête! Et les gendarmes le saisirent. De ta faute, lui disaient-ils. C'était de ta faute, lui disaient-ils, en désignant sa plaie. Il essayait de comprendre à son tour le sens de leurs paroles. Une vindicte qu'il ne connaissait que trop et qui ne lui disait plus rien. Tu te l'es mise tout seul ta balle dans la poitrine. Et le sang avait noirci et séché sur sa poitrine. Sa peau avait terriblement blanchi. Il devenait une terre crayeuse. Le docteur Gachet qu'on avait dépêché confirma qu'il n'y avait plus rien à faire. Des heures avaient dû encore passer, car une nouvelle nuit était tombée. Et dans la peinture je ne cherche que le moyen de me sortir de la vie. Une pensée claire perça dans la confusion. Et Théo? Théo? Théo était à ses côtés. Les heures, les jours, les années. Grabuge incertain. Le lieu, le lien, cela était pareil, je me sépare du monde, le monde se sépare de moi. Je vis un instant unique. Bout du labeur. Lucarne. Mur.

*

Comment se peut-il – venons-en tout de suite à la question qui fâche – que les œuvres d'un peintre aussi « désespérant » que Van Gogh, avec ce que ce désespoir recèle d'énergie – car il en avait fallu, de la force, pour persévérer à peindre au fond de son implacable solitude –, me consolent et me réjouissent à un point tel qu'elles me font oublier la peur qui emprisonne mon quotidien, qu'elles éclairent la douce noirceur de mes jours, si ce n'est que, dans le monde de plus en plus factice où nous sommes forcés de vivre, de plus en plus entraîné vers sa chute, ces œuvres ne fassent figure d'îlots de vérité donnant à la tragédie une raison d'être?  Amsterdam. Un hiver. Je marche en direction du musée Van Gogh avec ces pensées. Pluie fine et froide, désagréable, qui transperce le tissu de mon manteau, me gèle le corps. L'acharnement des éléments contraires, d'une destinée maudite (mot passé de mode), n'a pas triomphé, Dieu soit loué, de son propre acharnement de bête de somme s'activant matin et soir à produire de la couleur. Nul repos. Les tremblements contiennent de la jubilation. Confiance retrouvée en cette succession d'épreuves qui nous brisent, puisque de la vie épuisée reste l'émotion intense de l'œuvre. Il faudrait décrire le bonheur ressenti devant la tempête pétrifiée, la transformation du terrible doute sur le monde en agréable sensation de quiétude, recourir à la voix d'Hofmannsthal pour exprimer la force de cette âme humaine qui avait donné forme à cette nature, cet au-delà qui était derrière la chose peinte, tout cela, je le vis au point d'en perdre, en face de ces tableaux, le sentiment de moi-même, et de le recouvrer, plus puissant, et de le perdre à nouveau! Il faudrait dire la renaissance de l'âme perdue dans la parole de la couleur.
   Et la couleur, il avait tenté de l'absorber. Fin décembre 1889, quelques mois avant le désastre final, il s'était emparé d'une fiole de jaune tonitruant. On imagine le foudroiement du geste. Ce jaune passant comme un éclair dans son champ de vision, poison attirant sa proie, une note colorée déclenchant la pulsion d'avaler la lumière, désir qui monte en un clin d'œil, de la posséder aussi fiévreusement qu'il aurait possédé l'une de ces filles de joie si tristes qui se vendaient pour trois fois rien à la misère des passants, et de se ruer, ruer sur le récipient sans crier gare avant d'être interrompu. Ces murs blancs du musée où s'étale aujourd'hui le travail de la couleur sont les mêmes murs que ceux qui arrêtèrent la vue dans son cheminement vers la matière, même fond abrupt où se heurtait la pensée. Et ces tableaux accrochés ont la nature des lucarnes où se seraient collées des parcelles de monde ramenées à lui,  renaissant dans l'interstice miraculeux de la rétine, vision à double face tels des vitraux où le motif et la couleur seraient peints de part et d'autre de la plaque de verre, un procédé qui apporte simultanément à la représentation ambivalence et profondeur (mots extraits de la matière comme un jus). Deux images se superposent alors dans mon esprit, bien avant les supercheries de Warhol, deux Semeurs d'après Millet (le maître paysan) illustrent, aux deux extrémités de la si brève trajectoire de l'artiste (une décennie), l'empreinte de la vocation. Ma voix est comme un feu aux mille intonations. De la terre brute à cultiver, atmosphère lourde et brune du nord comme une épaisse bière d'abbaye (Essen, 1881), à la tempête des couleurs du midi, bouillonnement de vert sous l'éclaboussure du soleil (Saint-Rémy, 1889), c'est la même image métamorphosée, non par l'artifice d'un concept, mais par l'épreuve du labeur, le tannage des années. Même pesanteur de l'atmosphère malgré la tonalité changeante, comme si l'amertume de l'orge s'était diluée dans la vitalité de l'ébullition, contaminant la couleur de l'intérieur, en faisant un poison identique à l'orage camouflé sous l'éclaircie. L'astre solaire est un œil éblouissant dont il faut se méfier : il réchauffe en distillant son venin pailleté. Ajouter à ce premier danger la sorcellerie du champ de blé, il y a de quoi, vous l'admettrez, perdre la tête. Ciel et terre fusionnent en un grand abdomen dans lequel je ne serais que dieu enfermé. Secouant l'espace de sa vue comme il secouerait les barreaux invisibles de sa maladie. Dans la tiédeur d'un paysage, couve la crispation.
   Car tout fut échec dans la vie de cet homme jusqu'à la mort ratée. À présent que j'écris, l'hiver est passé et je m'embourbe dans la terre séchée, buttant contre la date fatale du 29 juillet.  Un peintre comme homme est trop absorbé par ce que voient ses yeux et ne maîtrise pas assez le reste de sa vie. Sa vie est un jour imprenable. Trop grande clarté. Picotement. Je suis l'âme dissimulée dans l'arrière-salle enfumée. Redoute ce qui l'attend. Attend. La vie est un projet irréalisable. Sable mouvant de la pensée. Le jour pour être récolté est une affaire d'insouciance. Mais il y a ce poison qui guette. Le bras peignant qui se transforme en vipère. J'ai été trop incarné pour m'ensevelir. Trop mystique pour le culte. Défaut de tempérance, dit-on. Trop grande présence au monde. Il y a tant de choses que l'image ne dit pas. Je voudrais atteindre le creux de l'être, par tous ses fils, par toutes ses artères. J'écris ces lettres pour consigner ce que je n'ai pas… Dire le deuil permanent de ma vie en soufflant mon haleine chaude dans un bocal vide. La paroi embuée est la preuve. L'émotion est un traître mot qui naît de mon malheur. L'espoir, un vocable démuni. Je peine à habiter quelque part. Je suis déjà le mouvement que je ferai. Je ne mesure ni la température ni la distance. Je vis si résolument en-dehors… que mes sens… la peine… notifier… Je veux ce que voit mon regard. Je donne ce que saisit ma main. Mon désir est un déchet pour les cochons. Ma vie est mangée sous mes yeux. Le jour offre à ma vue son calvaire. J'écris le mémorandum inépuisable de mes journées gâchées. Au fond, je redoute le caractère incurable du drame dont je suis l'acteur. Le silence est pesant. J'entends venir les crises. J'ai assez de conscience pour savoir que l'une d'elles sera le bout. J'attends. Je fais des vœux dont tout m'apprend qu'ils mouront avec ma mort. Lorsque la fin a pris forme en moi, la peinture est née, je suis en marche vers… La foi est une folie. Je vis si résolument au-dedans.
   Je suis l'homme. Je suis l'homme à la bile malade. Le paysage est vide. La salle à manger éclairée, sans convive. La fin commence avec la vérité nue. Ce qui se dénoue se termine. Chaque coup de pinceau de Van Gogh, écrivait Artaud, est plus qu'un événement : déclic de revolver! Mon malheur est mon défaut de tempérance. J'ai chargé l'arme qui m'a tué. Chargé les vergers déserts, chargé les chambres dépeuplées, de présence. Mais ce que disent les gendarmes est faux. Le trou dans ma poitrine, ce n'est pas ma faute. C'est le poison que mes yeux ont absorbé. C'est le cosmos, ou la proximité du désert. La distraction des voix qui ne sont pas les miennes. C'est le bruit dans le silence. La brutalité de vos coups contre la porte. Les racines arrachées à la terre. La révolution du soleil. Tout ce qui fourmille dans l'espace inhabité de ma vue. Les sons qui entrent dans mon regard. Les odeurs incommodantes. Et les chants de plus en plus endiablés. Il y a en moi ce ciel sombre où les étoiles ne sont que des instants. Jadis est un mot qui me convient. Nous ne sommes que des arbres livrés à la volonté des orages et qui tendent leurs branches au vol des corbeaux. Je ne crois pas au lendemain. J'ai gagné contre la douleur du côté droit de l'hypocondre.

 

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