Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
PALME
PAR SAMUEL SZYKE

Dany avait huit ans lorsqu'il demanda à son grand-père qui en avait septante-six :
   «Bon papa, est-ce que Dieu existe?
   – Personne ne peut répondre à cette question, Dany.
   – Alors personne ne sait s'il existe?
   – Personne, non. Tout ce qu'on peut dire, c'est que certains croient savoir qu'il existe et que d'autres croient savoir qu'il n'existe pas.
   – Et toi, qu'est ce que tu crois savoir, bon papa?
   – Je crois savoir qu'il n'existe pas.»
   Dany réfléchit, puis demanda :
   «Quelle différence ça fait s'il existe ou s'il n'existe pas?»
   Ce fut au grand-père de réfléchir.
   «La différence c'est que ceux qui croient qu'il y a un Dieu pensent qu'après leur mort ils continueront à exister, tandis que ceux qui croient qu'il n'y en a pas pensent qu'après leur mort ils cesseront d'exister.»
   Dany réfléchit à nouveau.
   «Ça veut dire quoi, continuer à exister, bon papa?
   – Ça veut dire continuer à être quelqu'un qui sait qu'il existe.
   – Donc, bon papa, toi tu crois que quand tu seras mort tu ne seras plus quelqu'un?
   – C'est ce que je crois, Dany, en effet. La seule chose que j'espère c'est que je continuerai à exister dans le souvenir de quelques-uns… de toi, par exemple.
   – Ne t'en fais pas, bon papa, pour moi, tu continueras toujours à exister.
   – J'en suis certain.»
   Puis Dany posa à son grand-père la question.
   «Ça te fait peur de mourir? Avant de répondre, le grand-père dévisagea tendrement Dany, en se demandant comment un enfant de huit ans peut envisager la peur de la mort.
   – Pas du tout.»
   Dany sourit malicieusement.
   «Au fond, tu ne tiens peut-être pas tellement à continuer à exister.
   – Tu as parfaitement compris, mon petit. Je n'ai aucun besoin de me considérer immortel.»
   Dany haussa les épaules.
   «C'est normal, non? Tout le monde meurt un jour ou l'autre. Bon papa passa la main dans les cheveux de Dany.
   – Sauf les poètes, mon petit.»
   Le grand-père avait été professeur de français dans des lycées où il s'était efforcé de communiquer son amour de la poésie à des adolescents.
   «C'est dommage que tu n'es pas poète.
   – Dommage, oui. Mais je me console en me disant que les poètes ont besoin de moi pour ne pas mourir. Et j'espère que, plus tard, ils auront besoin de toi.»
   Le grand-père poursuivait songeusement, autant pour lui-même que pour Dany.
   «Mais j'ai autant besoin d'eux qu'ils ont besoin de moi, tu sais. C'est du donnant-donnant. Je contribue à leur survie, eux, ils contribuent à ma vie… Tu comprends ce que je veux dire?… Fais-moi une promesse Dany… Apprends des poèmes par cœur. Se les réciter, c'est comme prier.
   – Je te promets bon papa… Puis, avec un petit sourire narquois
   – Je croyais que ce ne sont que ceux qui croient en Dieu qui prient.
   – C'est là que tu te trompes.»
   Et sur un ton soupçonneux
   «J'ai bien l'impression que tu me pièges, fiston… que tu en sais plus que tu veux me le faire croire sur Dieu, la foi et tout ce qui s'ensuit.»
   Le grand-père cessa paisiblement d'exister trois ans plus tard, ainsi qu'on le dit «dans une parfaite sérénité». Dany grandit, devint Monsieur Daniel. À la différence de son grand-père, il ne bénéficia pas de sa sérénité. Son tempérament était plutôt inquiet. Lorsque son inquiétude menaçait de toucher à l'angoisse, il appelait bon papa à la rescousse. D'ailleurs, même en dehors des accès de déprime, il avait recours à lui, tentait de récupérer dans sa mémoire des bribes d'une sagesse qui lui faisait défaut.
   Cependant, il réalisait que son grand-père avait simplifié les choses en classant les humains en deux catégories : ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Il en avait négligé une troisième dont il faisait partie, ceux qui ne savent pas s'ils croient ou ne croient pas.
   La plupart des gens, absorbés par les soucis, les devoirs, les plaisirs du quotidien relèguent dans un petit coin d'eux-mêmes le doute métaphysique. Tant que l'on vit, celui-ci ne représente pas une priorité — du moins chez ceux que l'on considère, à tort ou à raison, comme équilibrés. Et si, en chaque homme, existe quelque part le besoin de sublimer, de donner un sens à l'absurdité des quelques années qu'il lui est donné de vivre, la plupart se consacrent à la famille, à une profession, et les âmes d'élite, à l'amour du prochain, la fraternité, la solidarité, la justice sociale. Chaque chose en son temps. Le moment venu, la métaphysique revendiquera ses droits.
   Ainsi, sous ce qu'il est convenu d'appeler l'adulte, en Daniel, subsistait le petit garçon demandant à son bon papa : «Est-ce que Dieu existe?» Il était un assidu des conférences, des débats sur la religion, la philosophie. Il ne manquait pas, chaque dimanche, l'émission télévisée consacrée aux diverses religions. Dans ses relations avec ses camarades, ses amis, il ne ratait pas l'occasion de ramener la conversation à des questions métaphysiques, et il s'était même fait une réputation, un rien narquoise de chercheur de Dieu. Il y avait en lui un besoin d'absolu qui coexistait mal avec la condition éphémère de l'homme — de lui-même. Bien sûr, il n'en était plus à poser la question naïve du garçonnet : « Est-ce que tu crois que Dieu existe? », mais il avait tendance à orienter les discussions vers les considérations existentielles sous lesquelles couvait sa quête perpétuelle.
   À cet égard, il vécut un jour une expérience décisive. Il lui arrivait d'assister, le dimanche, au culte protestant. La simplicité du temple, l'austère communion du cul-te, la ferveur des cantiques chantés en chœur, le prêche dépouillé du pasteur éveillaient en lui un sentiment religieux que ne lui apportait pas l'église. Il était particulièrement attiré par ce que dégageait la personnalité du pasteur : une sorte d'autorité inaccessible au doute. Un dimanche — il avait vingt-quatre ans — à la sortie du culte, alors que les fidèles étaient déjà sortis, qu'ils n'étaient plus que deux — le pasteur et lui — dans le temple, mû par il ne savait quel besoin de provocation et de certitude, il demanda, avec l'ingénuité du petit garçon s'adressant à son grand-père :
   «Est-ce que Dieu existe?»
   Le pasteur posa la main sur son épaule.
   «Cette question n'a pas de sens, mon ami. Personne ne peut y répondre, sauf celui qui la pose. La réponse ne peut venir que de soi-même.»
   Ce fut la dernière fois qu'il posa la question.
   Contrairement à son grand-père, l'idée de la mort, celle de ne plus exister le poursuivait. Au fil du temps, il avait eu l'occasion d'assister à plusieurs enterrements. Comme pour chacun, la descente du cercueil dans la fosse avait quelque chose d'insupportable. On a beau se dire que le cadavre n'est plus qu'une chose inaccessible à l'obscurité, au froid, à la solitude de la tombe, c'est son propre corps que l'on inhume.
   Dany avait onze ans lorsqu'il assista aux funérailles de son grand-père. Ce fut sa première relation personnelle avec la mort — avec le néant.
   Son grand-père avait eu l'immense privilège de mourir quatre jours auparavant, en bonne santé, d'un infarctus. Il avait occupé un étage dans la maison des parents de Dany. Tout en menant sa vie à lui, il prenait part au dîner avec sa famille. Chacun avait sa place : le grand-père et Dany assis face à face aux petits côtés du rectangle formé par la table. Le grand-père participait à ce repas avec un mélange remarquable de présence et de discrétion. C'était un homme qui savait «se conduire», prendre part ou se tenir à l'écart des conversations. Que furent ces quatre jours pour Dany devant la chaise inoccupée? À quelle émotion donner le privilège dans ce qui constituerait, jusqu'au terme de sa propre existence, son essence? Le chagrin, la nostalgie, l'apprentissage du vide, la prescience du néant, les prodromes de l'angoisse, l'ébauche d'une transmission?
   Le premier jour — pèlerinage — Dany monta aux trois pièces qui avaient servi de domicile à son grand-père. C'est là que celui-ci avait initié Dany aux échecs. Dans la chambre à coucher — sur la table de nuit, à la gauche du lit, un petit livre. C'était dans la collection «Poésie» chez Gallimard, Poésies de Paul Valéry. Dany prit le livre, l'ouvrit à la page où un signet dépassait. Il lut le début : «de sa grâce redoutable voilant à peine l'éclat…» Il ne continua pas, bien sûr. C'était trop obscur pour un garçon de onze ans. Mais les vers restèrent gravés en lui. Il prit le livre et l'emporta avec lui, dans sa chambre.

Avec le temps, Dany devint Daniel. Contrairement à son grand-père, il ne se maria pas et n'eut pas d'enfants, ni de petits-enfants. Par contre, il connut d'innombrables liaisons avec des poètes, et, autant pour respecter la promesse faite à son bon papa que pour assouvir ce qui était devenu un besoin, en apprit des dizaines par cœur. Il avait pris l'habitude le soir, au lit, avant de s'endormir, de se réciter un poème. Il avait ses poètes préférés, Verlaine, Mallarmé, Apollinaire, Max Jacob, Toulet, Valéry, Eluard, Cocteau, Aragon. Il aima à la passion «La Chanson du Mal Aimé» : «Voie lactée, ô sœur lumineuse des blancs ruisseaux de Chanaan…» Mais le privilégié restait «Palme». Il se le distillait au compte-gouttes — il tenait à ne se l'accorder qu'en des moments privilégiés, des moments de grâce.
   Daniel devint vieux. Ainsi, un soir, avant le sommeil, en voulant se réciter «Palme» il eut un trou. Il ne parvenait plus à s'en souvenir. Désespérément, il appelait le poème à lui, mais continuellement, il lui échappait. À côté de lui, sur la table de nuit, telle une relique, il y avait les « Poèmes » que jadis il avait emportés. Mais il se refusait à l'ouvrir. Avec une sorte de rage, il se disait : «il faut que ça me revienne tout seul.» Et le combat se renouvelait chaque soir, mais «Palme» fuyait Daniel. Puis un soir, Daniel abandonna. Avec une soudaine sérénité, il pria. «Valéry, si tu continues à exister quelque part, redonne-moi Palme.» Et un soir, le miracle se produisit. Daniel se récita «Palme» avec ravissement — les vers coulaient : «Patience, patience, patience dans l'Azur…» Une grande paix le pénétra. Il remercia Valéry avec une infinie gratitude. Il s'endormit en se disant : «Si Valéry continue d'exister, peut-être Dieu existe-t-il.»
   Sur quoi, Daniel s'endormit définitivement.

 

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