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PROUST ET LE TEMPS DES EMBUSQUÉS
PAR JACQUES DUBOIS

En temps de guerre ou de préparation de la guerre, un embusqué, nous dit le dictionnaire, est un soldat mobilisé qui se trouve affecté par faveur à un poste non exposé ou à une unité non combattante de l'arrière. Emploi imagé et ironique d'un terme dont on a, durant la Grande Guerre , usé et abusé jusqu'à en étendre l'usage à ceux qui se trouvaient réformés ou exemptés de service par protection. Dans une belle et récente étude, l'historien Charles Ridel nous fait voir que la notion était durant cette période éminemment relative, voulant que l'opinion réserve la qualification d'embusqué à des cas fort divers et aille jusqu'à tenir pour tels des hommes qui se trouvaient au front mais n'étaient pas des fantassins — l'infanterie étant alors au sommet de la hiérarchie des armes[1]. «On était toujours, écrit Ridel, l'embusqué de quelqu'un[2]». Ou, pour le dire de façon inverse, il y avait toujours plus embusqué que soi pour ceux qui avaient à se justifier d'occuper un poste avantageux et voulaient se donner bonne conscience. Toujours est-il qu'«entre 1914 et 1918, résume l'historien, la conviction est […] générale que de nombreux soldats échappent avec force appuis aux combats et refusent le sacrifice suprême, c'est-à-dire l'impôt du sang[3]».
   Bref, l'«embusquage» fut, durant cette même guerre, un véritable phénomène social, excitant rivalités et jalousies entre personnes comme entre groupes ou classes. Il scandalisait tout particulièrement les soldats du front, leurs proches, leurs soutiens. Antinomique à l'embusqué et suscitant la stigmatisation de ce dernier par l'opinion, ainsi qu'on peut le voir dans d'innombrables caricatures d'époque, était évidemment le «poilu», ce héros du front mal ou pas rasé qui payait quotidiennement de sa personne pendant que d'innombrables «planqués» se dorlotaient dans des positions protégées. D'une manière, l'embusqué fut en permanence le faire-valoir du poilu. En conséquence, un pays entier se voyait dichotomisé selon ces critères et en appelait à la dénonciation de l'une des parties par l'autre. Il en résultait une dénonciation permanente dans la presse et ailleurs autour des abus ou prétendus abus qui étaient commis. Tout un imaginaire se déployait d'ailleurs autour de la figure de l'embusqué, dont Ridel encore relève les traits principaux : l'embusqué est lâche et inutile, il se comporte en imposteur (se répandant en mensonges et vantardises et toujours prompt à s'exalter sur le mode patriotique), il séduit les femmes en manque d'hommes, il est coquet et efféminé, il jouit des plaisirs de l'arrière.
   Par ailleurs, la question prit à maintes reprises une tournure politique, faisant l'objet de débats parlementaires et conduisant le gouvernement à créer des commissions d'examen de certains dossiers ou à prendre des arrêtés visant à resserrer les règles de participation des citoyens en âge d'être mobilisés. Elle se cristallisait  facilement autour du principe démocratique de «l'impôt du sang». Comme le note Ridel, «Un intense débat politique s'engage, animé essentiellement par les forces de gauche . L'égalité du devoir des armes s'impose comme l'un des chevaux de bataille de la Ligue des Droits de l'Homme ou de L'Homme enchaîné[4]».
   C'est dire que, par-delà l'affrontement entre les armées, il y eut  aussi une guerre interne à la France, sorte de guerre civile latente divisant le pays selon un découpage qui redoublait largement la division en classes (on trouvait sans doute le plus d'embusqués dans les classes aisées ou supérieures) mais qui lui était aussi transversal. Tout cela était à l'origine d'un scandale allant grossissant. Certes, la part du fantasme collectif n'y était pas négligeable. Il n'empêche que, comme nous allons le voir à travers un témoignage littéraire, nombreux étaient ceux qui, dans une ville comme Paris se comportaient comme si la vraie guerre n'avait pas lieu et comme si les «Boches» n'étaient pas à quelques kilomètres de Paris. Ainsi, avec la question des embusqués, on touche à une réalité sociale en même temps qu'à un fait d'opinion qui ont beaucoup remué la France et qui recoupent d'autres faits et réalités tels que le patriotisme et la trahison, le ravitaillement et la spéculation frauduleuse sur les biens rares, etc. Avec l'embusquage, nous sommes pleinement dans l'histoire de la Grande Guerre, vue sous l'une de ses faces les moins glorieuses.

LA GUERRE DANS LA RECHERCHE

On ne s'avise pas toujours de ce que toute une part du Temps retrouvé, dernière section de la Recherche proustienne, a pour objet les retombées de la guerre à Paris, même si l'on pense au mémorable épisode de la maison de plaisir de Jupien que Charlus comme Saint-Loup fréquentent, y rencontrant de jeunes militaires. Hors cet épisode, cent trente pages dans l'édition Folio ont trait au «Paris en guerre[5]». Elles ne sont d'ailleurs pas loin de passer en revue tout le personnel du roman et, pour l'essentiel, d'inventorier les comportements divers de ses membres face à l'énorme perturbation que connaissent la France et la Ville Lumière — celle-ci d'ailleurs illuminée à plusieurs reprises par le vol dans le ciel nocturne des gothas et des zeppelins au gré de fort poétiques descriptions qui ne sont pas loin de tourner à quelque célébration de la guerre aérienne.
   Plus que d'autres, toute la séquence est marquée par des va-et-vient nerveux voire fébriles entre actions et réactions des différents personnages, un peu comme si la névrose collective du temps de guerre gagnait le texte dans sa construction même. Par ailleurs, on notera que le personnage même de Marcel est, à l'égard des autres, dans une situation singulière de présence-absence : en séjour dans une maison de santé en dehors de Paris, il ne fréquente plus le monde parisien que lors de quelques retours et l'on ne sait trop de qui le narrateur tient ses informations. En somme, par rapport à la problématique évoquée plus haut, Marcel est embusqué deux fois : réformé, tel qu'on peut le supposer, pour raison de santé, en même temps que mis hors jeu en regard de la vie parisienne et jusqu'à apparaître comme un embusqué narratif, évitant de se compromettre trop avant dans les jugements que l'on peut porter sur ses familiers.
   Or, le narrateur se garde bien d'éclaircir la situation de Marcel et la sienne propre à cet égard alors même que la thématique essentielle de la longue séquence tourne autour de la manière dont se comportent les personnages face à la guerre et dont la plupart tirent leur épingle du jeu. C'est sous leur double regard cependant que nous lirons ladite séquence telle qu'elle place en son centre, et alors même que Proust prononce très peu le terme dénonciateur, la question des embusqués et de tous les «types» qui s'y apparentent, «planqués» et profiteurs de tout calibre. Il est toutefois un passage où l'écrivain a recours au mot et ce dans un contexte particulièrement significatif puisqu'un soldat permissionnaire — un «poilu»! — porte un regard étonné ou désabusé sur ceux qui, dans ce grand arrière qu'est Paris, se donnent du bon temps et passent, tout en tenant compte des règlements d'exception, d'un plaisir à un autre sans désemparer. On observera que le terme-clé est employé en l'occurrence dans son sens le plus large puisqu'il paraît bien évoquer des gens de tout sexe et de tout âge :

il [ = le «pauvre permissionnaire» ] disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : «On ne dirait pas que c'est la guerre ici.» Puis à 9 heures et demie, alors que personne n'avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police on éteignait brusquement toutes les lumières, et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j'avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme avait lieu à 9 h 35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l'on montre la lanterne magique, de salle de spectacle servant à exhiber les films d'un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses[6].

Sur cette toile de fond collective vont se détacher peu à peu les différents personnages de la Recherche qui participent tous, ainsi qu'annoncé, de la logique de l'embusquage. Mieux, les choses se passent comme si Marcel Proust avait veillé à les distribuer selon une typologie préétablie, cataloguant les conduites devant la guerre de ceux qui ne la faisaient pas. De la sorte, il n'est pas un des acteurs notables de la Recherche qui n'entre dans une des catégories et chaque catégorie semble incarnée par un acteur et un seul — même si, comme on le verra, il en est une que plusieurs personnages occupent simultanément. L'ensemble de ce dispositif révèle un Proust se pliant au principe d'un réalisme assez élémentaire voulant que, dans un roman donné, le personnel sature une gamme de possibles selon une répartition très méthodique des rôles. Le lecteur peut ainsi voir les personnages les plus familiers de l'univers proustien se conformer à une fonctionnalité très immédiate et, à quelque égard, un peu facile.
   Mais le romancier est loin de s'en tenir là et retrouve son génie propre dès le moment où il fait en sorte que chaque personnage n'épouse son «rôle de guerre» qu'en retrouvant sa logique personnelle la plus subtile, qu'en étant lui-même plus que jamais alors que les circonstances sont tout sauf ordinaires. Dans plus d'un cas, cette rencontre entre logique propre et situation d'exception produit de préférence des solutions paradoxales, à l'intérieur desquelles la bien connue inversion proustienne trouve à se donner libre cours (on verra ainsi un Morel atteindre à une limite dans le «retournement»). On entre ainsi dans un vaste processus d'accommodation des styles qui, s'il confine parfois à l'absurde, produit tout au moins des solutions inventives. Aussi la séquence Grande Guerre est-elle tout ensemble l'une des plus pittoresques et des plus ironiques de la Recherche. Ce qui n'exclut en rien que le romancier déploie ici une morale de la guerre, qui le voit assumer tant un patriotisme discret mais effectif qu'une critique relativisante de l'importance de l'événement historique. Mais passons en revue les différents types d'embusqués et leurs incarnations.

LE POILU IMPROBABLE

La série des embusqués ne prend sens et relief qu'en opposition avec le pôle positif des comportements de guerre, pris largement en charge par la figure du poilu. Certes, le narrateur proustien ne saurait légitimement évoquer la vie du front mais il va user d'un subterfuge narratif pour célébrer la vaillance des braves soldats. Il s'agit d'une lettre que l'officier Robert de Saint-Loup adresse à son ami Marcel depuis le front et dans laquelle il décrit l'abnégation des «hommes». Il y va d'un fort bel éloge des simples combattants qu'assure l'aristocrate le plus distingué qui soit dont on peut se rappeler qu'il fut attiré par les doctrines socialistes :

Mais si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants qui ne se doutaient pas de ce qu'ils recelaient en eux d'héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l'avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t'assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée des Français et que cela fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. […] Au contact d'une telle grandeur, «poilu» est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens même pas plus s'il a pu contenir d'abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons «chouans» par exemple[7].

Délégué en roman de tous les hommes du front, Saint-Loup se retrouve donc porte-parole unique des poilus au sein du personnel de la Recherche. Le fait ne manque pas de saveur si l'on songe à l'habituel raffinement de la mise et des manières de ce bel aristocrate tellement Guermantes. Cependant chez ce dernier ni la vaillance ni le patriotisme ni la connaissance des affaires de la guerre ne peuvent être contestées et le jeune marquis trouve dans ce rôle double de héros (il recevra la croix de guerre avant de mourir au combat) et de héraut (il témoigne de la vaillance des combattants) de quoi sublimer son personnage. Et ce n'est pas l'inversion ultime à laquelle procède Proust sur sa personne (Saint-Loup passe à l'homosexualité et fréquente, semble-t-il, le bordel de Jupien où il oublie sa croix…) qui pourra ternir son image. De toute façon, le personnage est apparu d'emblée en figure haute, incarnant une certaine idée de la France et de son génie :

Mais il [ =Saint-Loup] faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu'il le fût [ = que son engagement fût accepté], étant en cela moins original, au sens qu'il croyait qu'il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu'il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Morel[8].

Voilà donc le beau Robert projeté, s'agissant de la guerre et de son engagement personnel, dans une histoire et dans une tradition dont Marcel prit conscience devant le frontispice de l'église rurale de Notre-dame-des-Champs. C'est à l'évidence d'une France magnifiée et presque sanctifiée qu'il est question. De même que la guerre rassemble le meilleur des classes opposées, cette France réunit dans une gloire étrange les seigneurs à la façon de Saint-Loup, les «serfs respectueux» à la manière de Françoise (nous la verrons plus loin donner dans un patriotisme naïf et un peu bête) et les «serfs révoltés» à la façon de Morel (qui d'abord déserteur se retrouvera au front où il se verra attribuer la croix de guerre). Suggestion donc que la Grande Guerre peut rendre vie à un modèle ancien, où les valeurs d'union et de fraternité sont prépondérantes.

EMBUSQUÉS À GÉOMÉTRIE VARIABLE

Ils sont trois à endosser le rôle de l'embusqué, trois qui ont en commun d'appartenir au monde de l'art et de la littérature tout en étant des personnages assez peu sympathiques. Chacun d'eux est lui-même et plus que lui-même dans la manière où il s'embusque ou se retrouve embusqué. Et c'est un peu comme une fatalité qui préside à leurs destins de guerre.
   Commençons par le plus atypique, Morel, dont on a quelque peine à suivre la trajectoire sinueuse. N'étant pas à une vilenie près, le protégé de Charlus a tout simplement déserté. On peut s'étonner d'ailleurs qu'il n'ait pas fait jouer quelque protection, celle du baron en particulier, pour échapper à la mobilisation. Mais il a préféré prendre des risques, ce qu'il fait d'abord avec succès : lorsqu'il reparaît dans le milieu parisien, l'armée semble l'avoir oublié et il reprend si bien sa place qu'on le voit orchestrant une campagne de presse calomnieuse contre son ancien protecteur, son homosexualité, sa germanophilie. Point donc l'idée que Morel va jusqu'au bout d'une bassesse pour laquelle il avait des dispositions. Mais le voilà arrêté, envoyé au front et il y fait preuve de courage : on le retrouve décoré. Il demeure bien la figure ambiguë et contradictoire qu'il n'a cessé d'être : agent du mal, Morel n'en finit pas de payer son origine vile dans un milieu qui n'a su qu'exploiter son talent de musicien sans lui offrir une véritable carrière.
   Plus épisodique dans la Recherche est le personnage d'Octave, dit «Dans les choux». Par un de ces retournements dont il a le secret, Proust fait que ce garçon que l'on a connu parfait sportsman assez snob parmi la petite bande de Balbec soit devenu un écrivain coté. Alors qu'il a épousé Andrée, autre membre de la bande, sa santé donne des inquiétudes et Octave se voit bien normalement réformé. Ce qui n'empêche pas le narrateur d'insinuer que, vu ses ressources physiques, sa place eût été plus normalement à la guerre.
   C'est cependant Bloch qui fait l'objet de la stigmatisation la plus nette et comment s'en étonner? Il est un spécialiste de l'hypocrisie et du double jeu. De lui, on apprend que, d'abord certain de bénéficier, lui aussi, d'une réforme pour cause de déficience physique, il est en fin de compte jugé bon pour le service et envoyé au front. Or, parce que Bloch excelle à conformer ses opinions à ses intérêts du moment, on voit celui qui se revendiquait d'un bellicisme sans frein au temps où il se croyait réformable passer à une manière de défaitisme anti-guerre lorsqu'il sait qu'il partira au front. De plus, il double une conversion idéologique toute opportuniste du besoin malsain de propager rumeurs et fausses informations. Et c'est très injurieusement que, se posant en pauvre poilu qu'il n'est pas encore, il installe son camarade Saint-Loup dans un rôle d'embusqué d'état-major que lui-même sans doute eût rêvé d'occuper : 

Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d'amertume contre Saint-Loup, lui disant qu'eux autres, «beaux fils» galonnés, paradant dans les états-majors, ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de 2e classe, n'avait pas envie de se faire «trouer la peau pour Guillaume». «Il paraît qu'il est gravement malade, l'empereur Guillaume», répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta : «On dit même beaucoup qu'il est mort»[9]

Ainsi chacun de ces trois contemporains de Marcel reste fidèle à sa logique personnelle, tout en illustrant une version particulière de l'embusquage. On observera encore que les trois situations sont marquées au coin de l'esprit de paradoxe puisque chacun se retrouve là où il ne croyait pas aller, y compris «Dans les choux» qui, au nom de ses dispositions sportives, était sans doute le seul qui eût aimé combattre. Et c'est comme si la situation de guerre élargissait continument le spectre d'action de l'ironie du sort.

FEMMES À HAUT TURBAN

Plus haut, tel permissionnaire s'étonnait de voir que bien des gens n'avaient pas renoncé à leur vie d'avant alors que le canon tonnait à proximité. De fait, très tôt dans la séquence, le narrateur met en évidence ces mondaines dont la guerre n'a pas ralenti l'activité et qui tiennent le haut du pavé. Il les nomme «femmes à haut turban» au gré de la mode des coiffures qu'elles ont lancée et qui manifeste quelque audace victorieuse. Proust laisse d'ailleurs entendre que les modes de guerre qu'elles arborent font de la guerre elle-même une mode parmi d'autres, un élément stimulant de la vie sociale. «Vous viendrez à cinq heures parler de la guerre», aime à dire l'une d'entre elles à titre d'invitation. Et, en un sens, le romancier s'émerveille de ce que tout fasse ainsi farine au bon moulin des salons et des échanges mondains.
   La seule différence avec l'époque antérieure, suggère-t-il, est qu'une accélération s'est produite dans le renouvellement des cadres de la mondanité et des tendances que celle-ci affirme. Il est d'ailleurs établi que la Grande Guerre a produit un effet d'entraînement en divers domaines de la vie sociale. Toujours est-il que l'on a vu émerger de nouvelles reines de Paris, deux pour l'essentiel dans les limites du roman : Madame Bontemps, qui fut la tante d'Albertine, est lancée par la vie politique; Sidonie Verdurin s'affirme définitivement en transférant en capital social le capital culturel que son salon a accumulé avant guerre et en attirant à elle les duchesses — aux dépens bien souvent des fidèles du «petit noyau». Par contrecoup, d'autres grandes dames sont en perte de vitesse, telle Odette de Forcheville qui, alors même que son anglomanie a toutes les raisons de se donner libre cours, en est réduite à se répandre en jugements sur la guerre qu'elle voudrait profonds ou inspirés. Sa participation au mouvement apparaît dérisoire face à la superbe qu'affiche la Verdurin, qui s'entend comme personne à faire fructifier toute opportunité qui s'offre à elle.
   Aux yeux de l'écrivain, le génie des femmes à haut turban et plus encore des reines de Paris est de ne renoncer à aucun de leurs plaisirs coutumiers — à les rendre plus excitants même — en les travestissant astucieusement en contribution à l'effort de guerre et en action charitable :

Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l'invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu'elle fût obligée de se faire «plus ingénieuse encore», ce qui obligeait à passer la fin de l'après-midi dans les «thés» autour d'une table de bridge en commentant les nouvelles du «front», tandis qu'à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur, les dames à haut turban[10].

Ainsi, tandis que ces dames s'entourent de «beaux militaires» dont on peut se demander à quel titre ils les attendent dans leurs automobiles (plantons? amants? plantons et amants? ), elles font le bien et participent du mouvement patriotique général. C'est que «en être » est devenu le chic ultime, la marque qui distingue, donnant à la vie mondaine une nouvelle raison de s'épandre sans que rien de ses charmes ne soit sacrifié.

MADAME VERDURIN ET LA SPÉCULATION SOCIALE

Reine de Paris, victorieuse dans la lutte des salons menée pendant des années pour obtenir le droit de fixer les règles du goût, Sidonie Verdurin ne pouvait guère, dans son implacable logique, qu'exploiter la situation pour étendre son emprise sur la vie culturelle. Et c'est comme si la guerre exaspérait son sens de la rentabilité mondaine. Ainsi, tenant salon dans un grand hôtel comme pour parer au plus pressé, elle s'emploie à épurer son cercle de quelques-uns de ceux qui ont constitué la petite bande à l'époque héroïque et ne possèdent plus désormais la distinction voulue. Sa victime principale sera le baron de Charlus, qu'elle rejette comme elle l'avait accueilli, avec une parfaite goujaterie. En la circonstance, il est remarquable de la voir utiliser le grand conflit pour détruire la réputation du baron en le taxant cyniquement d'espionnage. Venant d'une Sidonie qui ne recule devant rien, l'accusation tourne au burlesque :

Et pensant probablement qu'on pouvait avoir un doute sur l'intérêt que pouvaient présenter pour le gouvernement allemand les rapports les plus circonstanciés sur l'organisation du petit clan, Mme Verdurin, d'un air doux et perspicace […] : «Je vous dirai que dès le premier jour j'ai dit à mon mari : "Ça ne me va pas, la façon dont cet homme-là s'est introduit chez moi. Ça a quelque chose de louche."  Nous avions une propriété au fond d'une baie, sur un point très élevé. Il était sûrement chargé par les Allemands de préparer là une base pour leurs sous-marins [11].

Ayant, comme on a pu le montrer[12], accumulé pendant de dures années et avec opiniâtreté un capital social reposant sur l'innovation culturelle et plus spécialement avant-gardiste, Madame Verdurin fait à présent fructifier ce capital. C'est que la guerre qui ébranle la hiérarchie des classes et démocratise nombre de destinées a définitivement ruiné le prestige aristocratique, privant certaines fractions de la classe noble du droit de dire le goût (les Guermantes, par exemple). À la faveur de ce déclin accéléré, de grandes bourgeoises telles que mesdames Bontemps et Verdurin ont pu passer en force. Mais, agissant de la sorte, une Verdurin ne se comporte guère différemment des «accapareurs» ou fraudeurs économiques de la même époque. Ne spécule-t-elle pas, elle aussi, sur un bien tout symbolique — l'art, le goût, — dont la valeur ne fait que croître en période de disette?
   Ainsi Proust a voulu que la suprématie d'un nouveau type qu'exerce son personnage se confonde avec un permanent abus de pouvoir qui pousse l'esprit de l'embusquage jusqu'à ses extrêmes et fait qu'aillent de pair  la compassion jouée à propos du malheur des temps et les passe-droit nécessaires à la satisfaction des plaisirs les plus égoïstes et les plus médiocrement matériels. Dès lors, tels croissants obtenus sur ordonnance et par dérogation (on ne sort pas du burlesque) vont de pair avec la dénonciation de Charlus en tant que traître et espion :

Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissants à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permit de s'en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d'un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu'il pût se tenir grand ouvert sans qu'elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : «Quelle horreur! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies»[13].

Ainsi, en même temps que la catégorie d'embusqué s'étend et contamine des situations proches, on la voit se charger de valeurs plus ignobles. Là où le romancier semblait comprendre qu'un Morel ou qu'un Bloch renâclaient à payer l'impôt du sang, là où il reconnaissait dans les dames à turban des créatrices au sein d'un mouvement social novateur, il ne voit plus en Sidonie Verdurin qu'une profiteuse et une opportuniste, montrât-elle du génie dans son art d'exploiter l'événement.

CONTRIBUTION PLÉBÉIENNE

Femme âgée en fonction servile, en quoi la brave Françoise pourrait-elle tenir un rôle dans la typologie proustienne de l'embusquage? Et pourtant, même en cela, elle fait partie du jeu et occupe une place. Proust la pose en femme du peuple qui, sans comprendre grand-chose aux événements, fait preuve d'un patriotisme aussi résolu qu'élémentaire. Le maître d'hôtel qui lui tient ordinairement compagnie excelle d'ailleurs à stimuler le pathos que la guerre éveille en elle rien qu'à prédire avec toute la cruauté voulue les pires carnages et catastrophes. Mais, de temps à autre, il lui apporte un peu de réconfort en ouvrant quelque perspective militaire heureuse, tout en malmenant de concert avec elle la langue française (il s'entête à dire «de grande enverjure» par exemple) :

Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués auxquels elle ne comprenait rien par le maître d'hôtel, qui n'y comprenait guère davantage et chez qui le désir de tourmenter Françoise étant souvent dominé par une allégresse patriotique, disait, avec un rire sympathique, parlant des Allemands : «Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la comète». […] elle tempérait ses larmes d'un sourire. Au moins était-elle heureuse que le nouveau garçon boucher, qui malgré son métier était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs), ne fût pas d'âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d'aller trouver le ministre de la guerre pour le faire réformer[14].

Françoise aime son pays et ceux qui le défendent en «serve respectueuse» et assez bornée. C'est dire que les choses de la guerre sont souvent confuses dans son esprit. Cela peut expliquer également que ses tendances compatissantes soient à double détente. Ainsi, alors même qu'elle affiche un patriotisme sans faille, elle imagine de faire réformer un très jeune homme qui n'est pas en âge d'être mobilisé mais pour lequel elle éprouve de la sympathie. Pour souligner ce qu'a d'ironique son attitude contradictoire, Proust fait du bénéficiaire de ses bienfaits hypothétiques un garçon boucher, qui en principe ne devrait pas craindre de voir couler le sang mais qu'elle voudrait soustraire au service de la France avec ce qu'il a de meurtrier. La voilà donc qui, à son tour mais très hypothétiquement, donne dans l'embusquage.
   Mais Françoise plébéienne vraiment? Après tout, qu'est-ce qui différencie son comportement ambivalent et finalement peu honnête de celui de la hautaine Sidonie ?  L'une comme l'autre relayent le discours dominant de l'honneur français mais tournent la loi à la première occasion. En fin de compte, la distinction de classe ne s'exprime que dans la forme et les moyens mis en œuvre, non dans la réalité profonde des conduites.

INTELLECTUELS MÉDIATIQUES

En regard du peuple «croyant» qu'à elle seule incarne la brave Françoise, on trouve, richement représentés quant à eux, ceux qui font acte de patriotisme dans les milieux intellectuels et mondains. Ils se nomment Brichot, Norpois ou Legrandin et sont gens qui ont acquis assez de notoriété dans leurs domaines respectifs pour convertir leur crédit en discours journalistique auquel le public accorde foi. Ils collaborent donc à la presse parisienne à travers chroniques et éditoriaux. Ils se retrouvent donc à même de faire l'opinion ou tout au moins de produire pour elle le discours qu'elle attend à travers les idées les plus reçues et les formules les plus convenues.
   On notera que le roman n'a pas attendu d'être à son terme pour souligner les ridicules du snob qu'est Legrandin ou du pontifiant qu'est Norpois. L'on ne s'attend donc pas à ce que les change la situation exceptionnelle d'une guerre qui en appela beaucoup aux déclarations ronflantes sur les glorieux mérites de la France et les aspects méprisables de l'ennemi. Professeur de Sorbonne et facilement pédant, Brichot en revanche a été traité jusque là avec plus d'égards pour son intelligence et sa finesse d'esprit. Mais voici que Chochotte (comme le surnomme Sidonie Verdurin) devient ici la cible dans la mesure où il donne dans le discours patriotique le plus trivial et le plus revanchard, se taillant de la sorte un joli succès : 

La vulgarité de l'homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d'images qui ne voulaient rien dire du tout («les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven»; «Schiller a dû frémir dans son tombeau»; «l'encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine séchée»; «Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe»»), c'étaient des trivialités telles que : «Vingt mille prisonniers, c'est un chiffre : notre commandement saura ouvrir l'œil et le bon; nous voulons vaincre, un point c'est tout». Mais, mêlé à tout cela, tant de savoir, tant d'intelligence, de si justes raisonnements[15]!

Est-ce à dire que le chauvinisme ambiant obnubile l'exercice de l'intelligence? Proust introduit ici une notion plus subtile, à savoir que le plaisir de se produire publiquement fait émerger chez certains intellectuels une forme de bêtise, faite d'opportunisme vulgaire. Le succès aidant, ces mêmes intellectuels donnent dans les opinions les plus communes et laissent leur pensée se dégrader jusqu'à une manière de stupidité. Proust prophète : avec Brichot, il annonce ces «intellectuels médiatiques» que produit de nos jours la télévision et qui nous abreuvent de considérations morales sans autre fondement qu'un bon sens passe-partout qui ne donne à entendre au public que ce qu'il veut entendre. Tout comme eux, Brichot est déjà un fabricant de doxa.
   Que Proust en ait illustré l'espèce à travers plusieurs exemples est révélateur du mépris dans lequel il tenait ces falsificateurs de la pensée. Dans la foulée, il arrive aussi que ce soient les faits eux-mêmes qui se voient falsifiés. Ainsi, à propos du docteur Cottard qui n'a pas quitté Paris tout au long de la guerre et dont les journaux disent qu'il est mort face à l'ennemi… Proust suggère ainsi que, dès le moment où les médias attirent à eux des intellectuels patentés et leur proposent une publicité inédite, on voit se produire chez eux un avilissement de la pensée et de sa rigueur. C'est bien le cas de Brichot, même si, «mêlé à tout cela (mais qu'est-ce à dire?), tant de savoir, tant d'intelligence, de si justes raisonnements!». Toujours est-il que s'est développé durant la Grande Guerre un embusquage verbal qui, poussant à la guerre et à la haine comme on pousse au crime tout en ne prenant aucun risque ni physique ni intellectuel, relevait de l'imposture.

UN DÉBUSQUÉ

Proust dénonce encore certaine bêtise patriotique en épousant le point de vue du très considérable baron de Charlus. Si ce dernier est suspecté de trahison, ce n'est pas sans raison : il affiche volontiers une manière de germanophilie. Certes, il a quelque ascendance allemande mais son penchant s'explique surtout, pour le romancier, par un rejet bien légitime de la sottise ambiante :

Or, dès lors qu'il [= Charlus] n'était plus qu'un spectateur, tout devait le porter à être germanophile du moment que, n'étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tout pays les plus nombreux; nul doute que, vivant en Allemagne, les sots allemands défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l'eussent irrité; mais, vivant en France, les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l'irritaient pas moins[16].

Champion des inversions symboliques et parfois moins symboliques, le baron choisit de retourner son prestige nobiliaire en stigmatisation de soi-même recherchée. Il se pose en bouc émissaire, ne voulant à aucun prix hurler avec les loups. Et c'est avec succès puisqu'il est bientôt rejeté de tous ou presque. Sa bravoure germanophile n'est-elle pas l'envers de celle de son neveu Saint-Loup, oncle et neveu se rejoignant par les extrêmes? Ce n'est pas pour rien que tous deux, le patriote et l'antipatriote, voient converger leurs chemins, qui les mènent douloureusement, pathétiquement jusqu'au bordel de Jupien.
   Mais l'attitude de Charlus envers la guerre ne se résorbe pas en cette seule attitude provocante. Son credo défaitiste se dépasse en s'esthétisant dans une conception plus subtile à l'endroit des événements.  Retournement encore en ce cas : pour lui (et pour Proust?), ce sont les faits d'histoire et de préférence les plus terribles qui deviennent des modes passagères et combien communes. À l'inverse, dans l'attitude frivole qu'adoptent envers ces événements des êtres beaux et bien nés se résume toute la valeur et ce que Proust appelle non sans mystère «la chose durable» :

Il gardait tout son respect et toute son affection à de grandes dames accusées de défaitisme, comme jadis à celles qui  avaient été accusées de dreyfusisme. […] Car sa frivolité était si systématique, que la naissance unie à la beauté et à d'autres prestiges était la chose durable — et la guerre, comme l'affaire Dreyfus, des modes vulgaires et fugitives[17]. (p. 107)

Voilà les dames à haut turban de retour, celles qui d'emblée pratiquaient l'embusquage comme par jeu et dans une sorte de dédain amusé. Celles-là ne se posent pas la question morale du comportement à tenir envers la guerre et ne calculent pas médiocrement les avantages qu'elles peuvent retirer de la situation. Elles jouissent du moment et de ce que l'on peut en retirer de plus raffiné, de plus élégant. Elles font de l'embusquage un art qui ne se dissimule pas sous de pieux mensonges puisque leur défaitisme se donne à entendre à travers les plaisirs qu'elles prennent.

CONCLUSION

Ainsi se clôt le catalogue des positions qu'occupent et des postures qu'adoptent les principaux personnages de la Recherche face à la Grande Guerre dans le cadre de la vie parisienne. Se confirme le fait qu'ils sont à peu près tous là (nous avons laissé de côté une Gilberte Swann qui pactise avec l'occupant dans sa demeure de Tansonville) et qu'ils semblent parfaitement se répartir les rôles, avec l'exception des «intellectuels médiatiques» à plusieurs dans la même fonction. Par-delà cette répartition méthodique, ce qui frappe une fois encore est que, au sein desdites positions et postures, les personnages proustiens sont plus que jamais eux-mêmes et semblent saisir l'occasion de la guerre pour aller jusqu'au bout de leur définition qui est aussi leur logique d'action la plus intime. Et c'est comme si la guerre — que deux d'entre eux seuls font réellement — portait à leur comble les tendances de leur personnalité psycho-sociale. Ce qui ne va pas sans résultats paradoxaux, à l'intérieur desquels plus d'un avoue les contradictions de son être. C'est un Bloch passant du jour au lendemain du patriotisme au défaitisme; c'est un Brichot qui dénie son intelligence dans la reprise ignoble des lieux les plus communs; c'est Françoise faisant étalage de sa mauvaise foi.
   On a cru pouvoir inscrire ces cas variés dans la même problématique de l'embusquage, tout en sachant que beaucoup des personnages n'étaient et ne pouvaient être des embusqués au sens strict. En fait, dans cette longue séquence du Temps retrouvé, Marcel Proust prend acte d'un état d'esprit largement répandu parmi les groupes sociaux qu'il met en scène et voulant que, par tous les moyens, l'on échappe aux tourments et privations de la guerre en n'assumant ni responsabilités ni risques. Ceux-là qu'il dénonce n'entendent nullement renoncer à leurs positions confortables  et continuent à se livrer à leurs plaisirs alors que souffrent et meurent ceux du front, poilus de tout poil. Mieux ou pire, les mêmes auraient même tendance à tirer un profit personnel de la situation de guerre et à jouir de quelque manière des privations que subissent d'autres. En ce sens, les planqués sont aussi les profiteurs et nulle ne l'illustre mieux que Sidonie Verdurin, elle qui donne volontiers dans la pire bassesse. Vu sous cet angle, l'esprit d'embusquage apparaît comme une pandémie qui gagne toute une société de haut en bas de l'échelle.
   Sur cette toile de fond se détachent deux figures symétriques et antithétiques : Saint-Loup qui s'illustre au combat, Charlus qui prend verbalement le parti de l'ennemi, à mots couverts tout au moins. Ce serait au nom d'une même noblesse d'âme que l'oncle et le neveu en viendraient à des convictions et à des conduites aussi opposées. Comme s'il n'était de grandeur d'âme qu'extrême, soit celle qui donne dans un héroïsme qui se revendique de la plus haute tradition, soit celle qui confine à l'abject au nom d'un refus de la bêtise et d'un dandysme de l'élégance. Dans l'entre-deux, il n'y aurait que médiocrité et opportunisme.
   À travers ces cas et exemples, s'ébauche une étrange sociologie de la situation de guerre et des pratiques qu'elle génère. Du grand conflit entre nations et des bouleversements qui s'ensuivent, elle tire une leçon toute relativiste. Elle prend note avant tout de ce que les grands déterminismes sociaux ne font que se perpétuer en ces circonstances mais qu'ils ont tendance à être portés à leur comble ou à leur limite. Elle relève toutefois qu'en même temps beaucoup d'individus, en accord avec leur logique, basculent définitivement dans la mauvaise foi et les arrangements douteux avec les situations réelles. Elle observe enfin que le corps social excelle à transformer l'événement bouleversant en bien moins que ce qu'il paraît être, c'est-à-dire en simples effets de mode, et en mieux que ce qu'il est dans la mesure où il s'ouvre à la beauté qui inspire la Mode en son plus essentiel.



[1] Charles Ridel, Les Embusqués, Paris, A. Colin, 2008.
[2] Ibid., p. 47.
[3]  Ibid., p. 8.
[4] Ibid., p. 296.
[5] Proust, Le temps retrouvé, préface de P.-L. Rey et B.G. Rogers, Paris, Gallimard, 1991, < Folio >, p. 29-161. Toutes les citations du présent article se réfèrent à cette édition.
[6] Ibid., p. 41. En italiques dans le volume, s'agissant d'une lettre.
[7] Ibid., p. 60. En italiques dans le volume, s'agissant d'une lettre.
[8] Ibid., p. 45.
[9] Ibid., p. 46-47.
[10] Ibid., p. 31-32.
[11] Ibid., p. 73.
[12] C'est le point de vue que défend Catherine Bidou-Zachariasen dans Proust sociologue. De la maison aristocratique au salon bourgeois (Paris, Descartes et Cie, 1997).
[13] Le Temps retrouvé, op. cit., p. 80.
[14] Ibid., p. 57-58.
[15] Ibid., p. 97-98.
[16] Ibid., p. 81-82.
[17] Ibid., p. 107.

 

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