Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LA FRANCE EN MAILLOT DE BAIN
PAR GÉRARD DE CORTANZE

En 1958, le général de Gaulle commanda à Jacques Rueff et Louis Armand un rapport ayant pour mission de recenser tous les obstacles à l'expansion de la nation. C'était il y a cinquante ans. Une drôle d'époque. Celle de mon enfance. Doisneau aimait dire qu'il était impossible de dater avec certitude une photo prise entre la fin des années 30 et la fin des années 1960, tant la France avait peu changé entre ces deux dates. Le grand photographe avait tort.

Cette époque était pleine de contradictions : prête à accélérer l'Histoire, et à renverser un ordre existant, mais permettant la percée de Pierre Poujade qui aspirait à vivre «comme avant»; férocement anti-américaine, mais laissant le cinéma d'outre-Atlantique noyer le territoire français ou acceptant sans broncher une publicité d'Helena Rubinstein affirmant que «les Américaines avaient les cheveux les mieux soignés du monde»; roulant à 170km/h avec un scooter profilé et flânant sur ce même scooter dans les rues de Rome, en compagnie d'Audrey Hepburn et Gregory Peck…

Dans cette France qui s'apprêtait à vivre deux mutations majeures — la décolonisation et la modernisation — 40% de la population ne se lavait qu'une fois par mois, 75% n'utilisait jamais de brosses à dents, et les porte-jarretelles — bientôt rendus obsolètes par l'arrivée des collants — n'étaient lavés qu'une fois par an. Quant à moi, lecteur attentif de La Nation, je commençais de délaisser les éditoriaux de Michel Debré pour l'observation éblouie du bikini. Ce dernier, instrument d'une concupiscence effarée, interdit par décret sur les plages familiales, était chanté, à longueur d'antennes, par Elvis Presley et Dalida.

Le bikini, voilà une belle métaphore pour la France. Cette année-là, mes parents, momentanément «gênés», optèrent pour le camping. Mon père, qui avait été scout, était resté un admirateur zélé de Baden Powell. Aussi, s'était-il procuré, par nostalgie plus que par nécessité, une tente. Le terrain de camping longeait la départementale; à droite, la mer; à gauche, une station-service. Cela nous changeait de l'hôtel. Mais l'environnement était égal à lui-même : friction à la citronnelle contre les moustiques, sandales légères, corps huilé d'ambre solaire. La grande innovation ce n'était pas l'antique canadienne avec son mètre cinquante sous piquet central mais l'apparition soudaine du bikini. Dans la France du Deuxième sexe, où la femme ne naissait plus femme mais le devenait, le couturier Jacques Heim avait eu l'heureuse idée de remplacer le maillot-gaine par un deux-pièces dont les dimensions réduites exigeaient qu'il passât «dans une alliance». Itsy Bitsy Teenie Weenie Yellow Polka Dot Bikini était né…

Pendant que Jacques et Louis planchaient sur leur rapport, j'opérais ma révolution. Finies les courses en sac organisées par le Club Mickey, la pêche aux berniques et les parties de Mikado. En faction près des cabines rayées, sous les filets de volley, et à proximité du club de voile, place à l'observation des sirènes en deux-pièces gaufré à culotte montante, dévoilant de larges carrés de peau et arborant fièrement des modèles à soutien-gorge noué. La réclame «Rosy a le secret des formes» montrait une femme qui conservait intact la beauté de son buste, et voilà que cette même femme, bikini oblige, descendait de son piédestal sur papier glacé et s'exhibait à fleur de vague.

Tout le monde se souvient de Brigitte Bardot, posant, en deux-pièces, sur la plage du festival de Cannes, ou du petit maillot au crochet porté par Mélanie Griffith dans La Toile d'Araignée, ou de Bo Derek sauvage et dévêtue dans Tarzan, l'homme-singe. En 2001, l'inoubliable bikini ivoire, «accessoirisé» d'un poignard à la ceinture, porté par Ursula Andress dans James Bond 007 contre Dr. No, a été vendu aux enchères pour la somme de 41250 livres… On ne respecte plus rien — même les souvenirs.

À peine arrivé au pouvoir, Nicolas Sarkozy a annoncé la création d'une étude sur le modèle de la commission Rueff-Armand. Elle pourrait reprendre presque point par point les thèmes du rapport de 1958 : réduction des rigidités affectant l'économie, élimination des atteintes à la véracité des coûts et des prix, remèdes aux insuffisances de l'instruction, réforme de l'administration, aménagement du temps de travail… La France doit sortir de la pensée de Keynes et adopter celle de Milton Friedman, oublier l'économie de la Demande et entrer dans celle de l'Offre.

Chaque matin, des hommes vêtus de cuissardes et d'un gilet de sauvetage fluo s'enfoncent dans les flots et prélèvent un échantillon. Les eaux de baignade sont sous contrôle… La France, qui ne peut concevoir un projet social sans brutalité, ni arrêter de s'arc-bouter sur ses acquis, ni cesser d'opposer les jeunes aux vieux, qui freine constamment sa vitesse dès lors qu'on ajoute quelques grammes d'innovation dans son carburant, va-t-elle enfin enlever le bas ou revenir, penaude, au pyjama de bain?

Ces années ont été baptisées les «Trente Glorieuses». Pourquoi ne pas relancer les dés? Même s'il est difficile — voire surréaliste façon Magritte — de se relever les manches lorsqu'on est en maillot de bain, tentons l'expérience. Allez, tout le monde en maillot de bain, toute la France en maillot de bain! Pourquoi ne pas opérer ce revirement? Il donne tout son sens à la vie, il est le ressort même de notre humaine tragédie, du moins au sens où l'entend Platon lorsqu'il en fait un instrument susceptible de changer toutes choses en leur contraire. Alors la France pourra se souvenir de «son petit itsi bitsi piti oui tout petit bikini qu'elle mettait pour la première fois», et en faire un usage post-moderne.

 

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