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ROUSSEAU, STENDHAL ET L'AUTOBIOGRAPHIE

Quiconque écrit, au XIXe siècle, une autobiographie, se réfère, pour les imiter ou les renier, aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Le plus souvent — Chateaubriand, George Sand, Lamartine — c'est pour annoncer un projet différent et prétendre éviter les indiscrétions du modèle, mais il n'en demeure pas moins que les Confessions captivent les autobiographes, même s'ils se récrient sur leur impudeur, et la critique fait chorus; on annonce les indispensables omissions et réticences et les titres affichent une rassurante innocuité : Mémoires, Histoire de ma vie, Histoire de mes idées, Souvenirs, à la rigueur Confidences.
   Stendhal aussi devait être attiré par les Confessions, non seulement parce qu'il les a tôt découvertes, mais parce qu'il s'est lui-même beaucoup observé et analysé. Mis bout à bout, ses écrits autobiographiques forment un ensemble suivi : la Vie de Henry Brulard, le Journal, les Souvenirs d'égotisme s'enchaînent et se complètent. Depuis toujours obsédé de Rousseau(1), il peut moins que personne escamoter l'encombrant exemple et se trouve confronté avec la difficulté de mettre sur pied une entreprise semblable avec une autre finalité et des moyens différents : s'observer intus et in cute et n'être pas cependant cet «imitateur» d'avance récusé par Rousseau dès la première ligne des Confessions.
   En quatorze jours, du 20 juin au 4 juillet 1832, dans une écriture spontanée, fulgurante, Stendhal vient à bout des Souvenirs d'égotisme, consacrés à la décennie passée à Paris de 1821 à 1830. Ces pages, il les donne pour un «examen de conscience(2)», soulignant par là qu'il parlera de lui-même, non par vanité, désir d'occuper le public de son personnage ou afféterie, mais pour se scruter et apprendre à se connaître

Ai-je tiré tout le parti possible pour mon bonheur des positions où le hasard m'a placé pendant les neuf ans que je viens de passer à Paris? Quel homme suis-je? Ai-je du bon sens, ai-je du bon sens avec profondeur? Ai-je un esprit remarquable? En vérité, je n'en sais rien. […] Je ne me connais point moi-même et c'est ce qui autrefois, la nuit, quand j'y pense, me désole. Suis-je bon, méchant, spirituel, bête? (SE, II, 429-431)

Une telle autoscopie contraint à parler de soi, et lui inspire «une répugnance réelle», à moins de proposer à cet étalage une compensation : «Le seul antidote qui puisse faire oublier au lecteur les éternels Je que l'auteur va écrire, c'est une parfaite sincérité» (SE, II, 431). Pour dire vrai, évacuer la littérature, résister à la tentation de broder et d'enjoliver : «Je plairais presque sûrement aux sots, si je prenais la peine d'arranger ainsi quelques morceaux du présent bavardage. Mais peut-être, écrivant ceci comme une lettre, à trente pages par séance, à mon insu, je fais ressemblant. Or, avant tout, je veux être vrai» (SE, II, 466). La spontanéité sera garante de la sincérité : il ne prendra ni le temps ni le soin de déguiser ou de corriger. Raconter son passé, c'est prendre le risque de se complaire dans la résurrection des moments heureux, de les exposer tout au long pour en retrouver la saveur : «C'est ce que je ne ferai point, je sauterai le bonheur» (SE, II, 430). Dans les Souvenirs, nulle référence à Rousseau — sauf une peut-être, implicite : «Malgré les malheurs de mon ambition, je ne crois point les hommes méchants; je ne me crois point persécuté par eux» (SE, II, 431). Donc, ni justification, ni plaidoyer. Dans cette tranche de vie, pas de tableaux, peu de récits : il a dépouillé l'écrivain pour aider l'homme à se comprendre. Même si les Souvenirs d'égotisme ne contiennent aucune allusion aux Confessions, il est clair que les résolutions prisés sont autant de déclarations de principes antirousseauistes.
   La Vie de Henry Brulard, entreprise plus ambitieuse et plus complexe, est plus proche aussi du projet des Confessions, puisqu'il s'agit cette fois de remonter jusqu'aux racines de l'être pour éclairer la genèse d'une personnalité. Rousseau s'était astreint à un travail de longue haleine; la rédaction de Stendhal, ici encore, est rapide — de novembre 1835 à mars 1836. L'analyse l'emporte sur le récit et, comme dans les Souvenirs d'égotisme, il se soucie peu de correction littéraire, de ménager tableaux, pauses, transitions, n'évite ni les digressions ni les redites : toujours la méfiance à l'égard de la littérature. Cette fois cependant s'impose le parallèle avec les Confessions. Stendhal admire les mémorialistes, Retz ou Saint-Simon : il déteste «ce jésuite de Marmontel». Il n'a pas pu lire les Mémoires d'outre-tombe, mais il a connu les récits de voyage et la Préface testamentaire. Cela suffit pour faire de Chateaubriand le «roi des égotistes», dont il déteste l'emphase mensongère et les belles phrases. À l'opposé, il loue les autobiographies «vraies», celles de Benvenuto Cellini et de Mme Roland(3). Ce ne sont pourtant pas celles-ci qui l'obsèdent. Le 21 novembre 1835, deux jours avant de commencer à rédiger, il confie au libraire Levasseur : «J'écris maintenant un livre qui peut être une grande sottise; c'est Mes Confessions, au style près, comme Jean-Jacques Rousseau, avec plus de franchise(4).» Insistant sur l'exigence de sincérité, il ajoute : «Peut-être la franchise de ce manuscrit le rendra-t-elle trop ennuyeux pour être publié.» Certes, la revendication de véracité fait partie du rituel autobiographique et Rousseau, le premier, l'avait respecté. Mais Stendhal redoute que la vérité sans fard, le récit sans ornements soient fastidieux. Dans son esprit, la franchise des Confessions est inversement proportionnelle à leur séduction littéraire : vérité et littérature sont incompatibles. On retrouve donc ses réflexions sur le beau style propre à falsifier la pensée et à fonder l'imposture. Il écrivait en décembre 1827 : «Tous les écrivains qui cherchent à tromper les hommes affectent un style rempli de pompe et d'emphase» (C, II, 131); en 1840, dans une lettre à Balzac, il reprochera au style de Rousseau de dire des «faussetés». Il y songe à propos de Henry Brulard, le 14 mars 1836, quand il explique à Mme Jules Gaulthier qu'il rédige ses souvenirs «avec moins de talent et plus de franchise que Rousseau» (C, III, 195). Il y revient en octobre de la même année : «J.-J. Rousseau, qui sentait bien qu'il voulait tromper, demi-charlatan, demi-dupe, devait donner toute son attention au style. Dom[ini]que, bien inférieur à J[ean] Jacques] et d'ailleurs honnête homme, donne toute son attention au fond des choses(5).» Stendhal en est conscient, les comparaisons sont inévitables entre son entreprise et celle du Genevois, mais il n'a nullement «le désir d'imiter un modèle(6)»; il souhaite au contraire se distinguer le plus possible en tenant cette gageure de réaliser un projet à première vue identique, en réalité différent. À l'égard de l'autobiographie rousseauiste, il éprouve simultanément une attirance — redoutable, parce qu'elle incite à l'imitation d'un modèle insurpassable sur le plan littéraire — et une répulsion — féconde, parce qu'elle le contraint à suivre d'autres voies. D'où ce paradoxe : les modèles jugés positifs, ceux de Cellini ou de Mme Roland, sont en définitive moins efficients que celui dont il prétend se démarquer. Il s'était fait romancier contre La Nouvelle Héloïse, il sera autobiographe contre les Confessions.
   L'œuvre de Rousseau déployait à la fois plusieurs projets, distincts et pourtant liés. L'écrivain voulait se faire connaître dans son authenticité, son texte contenait une disculpation et une apologie. Conscient d'avoir à se situer, il jetait des lumières sur la société de son temps, sur les divers milieux où il avait évolué; attentif à recréer le passé en le revivant, il tentait un essai de récupération du bonheur. L'histoire de sa vie, contemplée avec le recul du temps, s'organisait comme un roman à plusieurs faces — d'apprentissage, picaresque, psychologique, sentimental — avec scènes, intrigues, protagoniste et personnages secondaires(7). Stendhal n'a pas, au même degré, cette diversité, ni les mêmes motivations. Comme pour les Souvenirs d'égotisme, il parle d'«examen de conscience(8)», même de «confessions» (HB, II, 547), mais il songe à une démarche introspective, à une enquête destinée à le renseigner sur son identité(9). Il le répète, il n'a pas le sentiment d'être persécuté : «Je n'ai jamais eu l'idée que les hommes fussent injustes envers moi» (HB, II, 878). Son essai n'aura donc aucune finalité apologétique. Fondamentalement, la divergence se situera moins sur le plan de l'exécution où, en dépit des précautions, certaines rencontres étaient inévitables, les deux œuvres relevant du même genre littéraire, que sur celui de l'intentionnalité.
   Rousseau, persuadé de la réalité d'un complot, écrit ses Confessions pour se défendre des calomnies de ses ennemis et se justifier aux yeux de la postérité. Au-delà des traverses d'une existence mouvementée, malgré des désordres et des paradoxes apparents, malgré ses erreurs, voire ses méfaits, il veut convaincre d'une unité essentielle, jamais vraiment corrompue, procédant de sa bonté originelle. Le ton de défi du célèbre préambule est justifié par une conscience aiguë de sa vertu. Qui donc pourrait l'expliquer, sinon lui-même? «Chacun ne connaît guère que soi, s'il est vrai même que quelqu'un se connaisse(10)» (OC, I, 1148). C'est pourquoi on ne saurait se contenter de relater des faits, non signifiants par eux-mêmes : «J'écris moins l'histoire des événements en eux-mêmes que celle de l'état de mon âme, à mesure qu'ils sont arrivés» (OC, I, 1150). Rousseau est aux yeux des autres un mystère dont Jean-Jacques a la clé. Parfois, comme dans les Rêveries, il semble se poser la question : «Que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher» (OC, I, 995). Mais l'hésitation n'est pas de longue durée. Etre à part, profondément singulier, Jean-Jacques s'appuie sur une évidence : «Je sens mon cœur» (OC, I, 5). Sa connaissance de lui-même ne procède pas de l'analyse, de l'enquête, mais de l'intuition, fondement d'une connaissance sûre. Il le disait déjà dans la première de ses Lettres à Malesherbes : «Je me montrerai à vous [… ] tel que je suis car passant ma vie avec moi je dois me connaître. […] Personne au monde ne me connaît que moi seul» (OC, I, 1133). Il n'y a donc pas chez lui de véritable problématique du moi : son ignorance ou son incertitude ne sauraient être que momentanées. Aussi, observe J. Starobinski, la réflexion de Rousseau peut partir d'un constat d'ignorance de soi, jamais y aboutir(11).
   Il peut donc dire son cœur «transparent comme le cristal» (OC, I, 446). S'il y a erreur dans la connaissance et la juste compréhension, elle est le fait des autres; les Confessions sont donc conçues pour opérer la rectification du regard extérieur. Déclarer : «Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur», c'est être convaincu de la préexistence de cette transparence et, en même temps, des vertus explicatives de l'autobiographie : «Nul ne peut écrire la vie d'un homme que lui-même. Sa manière d'être intérieure, sa véritable vie n'est connue que de lui» (OC, I, 1149). Bien sûr, il y a les «faux sincères», comme Montaigne attentif à se peindre «ressemblant mais de profil» (OC, I, 1150), mais Rousseau a la ferme intention d'offrir, pour la première fois, le portrait d'«un homme dans toute la vérité de la nature» (OC, I, 5), et, pour cela, de fournir au lecteur tous les faits nécessaires : «Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir» (OC, I, 175). En réalité, les Confessions ne se borneront pas à être un dossier pour l'instruction de son cas : elles contiendront aussi commentaire, interprétation et plaidoyer. Elles font apparaître «le fil de [ses] dispositions secrètes», l'auteur se dédoublant pour rendre compte de lui-même et objectiver la connaissance de soi. Ce sera le rôle des dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques : «Il fallait nécessairement que je disse de quel œil, si j'étais un autre, je verrais un homme tel que je suis» (OC, I, 665).
   Rousseau procède à un dévoilement — «Voila ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus» (OC, I, 5) – dont, seul à se connaître, il est seul capable. À ce processus de révélation s'oppose la démarche stendhalienne, essentiellement heuristique. L'auteur de Henry Brulard cherche ce que l'auteur des Confessions a toujours su. Chez l'un, les aveux d'ignorance ou d'incertitude sont aussi nombreux que, chez l'autre, les protestations de connaissance : «Qu'ai-je été? que suis-je? En vérité, je serais bien embarrassé de le dire» (HB, II, 532). Détenteur de la vérité, Jean-Jacques organise une divulgation systématique, tout comme il avait entrepris de faire apparaître l'homme de la nature sous «l'homme de l'homme», produit de la socialisation; Stendhal écrit sa vie dans l'espoir que sa vérité finira par se révéler dans l'acte même de l'écriture : «Je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j'ai été, gai ou triste, homme d'esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux» (HB, II, 533). Du questionnement surgira la découverte : «Je cherche à atteindre cette vérité qui me fuit» (HB, II, 548). Pour lui, l'autobiographie n'est pas portrait puisqu'il ne connaît pas ses traits, mais recherche, investigation(12). Difficile, d'ailleurs, et pleine d'embûches. Stendhal reprend, sur le mode interrogatif, l'image de l'œil utilisée par Rousseau dans les Dialogues : «Quel oeil peut se voir soi-même?» (HB, II, 535). Pour constater, cent cinquante pages plus loin : «L'œil ne se voit pas lui-même» (HB, II, 671).
   De cette différence initiale en découle une autre. Rousseau se donne à la fois pour unique et exemplaire, il est la pierre de touche de l'humanité authentique; Stendhal enquête pour son propre compte, bien heureux déjà s'il parvient à répondre aux questions qu'il se pose, et ne prétend rien quant à la portée édifiante ou universelle de son exploration. De là, comme dans les Souvenirs d'égotisme, sa répugnance pour «cette effroyable quantité de Je et de Moi» (HB, II, 533), inévitable dans ce genre de récit où il faut «rendre compte des mouvements intérieurs de l'âme», mais qui risque de faire «prendre l'auteur en grippe» (HB, II, 534) et ressemble à de «l'impertinence» (HB, II, 708). Cette exhibition égotiste ne va-t-elle pas agacer, assommer le lecteur? Il y aurait bien un moyen de le captiver, au moins le faire patienter : recourir aux séductions d'un style, brosser des tableaux attachants, faire de la littérature comme ces enchanteurs, Chateaubriand et Rousseau, mais ce serait duper et se duper :

J'ai sans doute beaucoup de plaisir à écrire depuis une heure, et à chercher à peindre bien juste mes sensations d'alors, mais qui diable aura le courage de couler à fond, de lire cet amas excessif de je et de moi? Cela me paraît puant à moi-même. C'est là le défaut de ce genre d'écrit où, d'ailleurs, je ne puis relever la fadeur par aucune sauce de charlatanisme. Oserais-je ajouter : comme les confessions de Rousseau? Non, malgré l'énorme absurdité de l'objection, l'on va encore me croire envieux ou plutôt cherchant à établir une comparaison effroyable par l'absurde avec le chef-d'œuvre de ce grand écrivain (HB, II, 767-768).

Encore une fois, la sincérité procède de la spontanéité et celle-ci, comme l'investigation honnête, est inconciliable avec une recherche d'ornements relevant du «charlatanisme». Stendhal récuse donc le «beau style» au nom de sa «parfaite bonne foi» et de son «adoration pour le vrai».
   Ces considérations débouchent enfin sur un autre problème : celui de l'audience visée. Rousseau prend à témoin Dieu lui-même et tous les hommes présents et à venir; prophète de sa propre vérité, sa voix résonnera in saecula saeculorum. Stendhal, moins ambitieux, escompte la compréhension, moins éloignée, de quelques âmes choisies :

Mes confessions n'existeront donc plus trente ans après avoir été imprimées, si les je et les moi assomment trop les lecteurs; et toutefois, j'aurai eu le plaisir de les écrire, et de faire à fond mon examen de conscience. De plus, s'il y a succès, je cours la chance d'être lu en 1900 par les âmes que j'aime, les Mme Roland, les Mélanie Guilbert (HB, II, 536).

Ce public, que sera-t-il? S'estimant méconnu, incompris de son temps, un Diderot livre son œuvre à la postérité, dont il attend avec confiance le jugement, et c'est aussi de cette postérité que Rousseau espère, les querelles partisanes éteintes, la réhabilitation. Beaucoup plus moderne, Stendhal redoute des difficultés de communication insoupçonnées de ses prédécesseurs(13). Les modes passent, l'expression littéraire est datée, produit d'un moment historique et social. En 1837, il constate qu'on ne lit plus La Nouvelle Héloïse ni les romans de Mme Cottin; il se demande si son lecteur de 1880 connaîtra Les Liaisons dangereuses, «roman fort célèbre encore aujourd'hui» (HB, II, 593). Plus un texte s'inscrit dans la tradition littéraire d'une époque, plus il fait appel à une esthétique, à une rhétorique marquées, moins il a de chances d'être immédiatement accessible aux lecteurs d'une autre époque : le temps n'est plus où il croyait que. La Nouvelle Héloïse ne vieillirait pas «de dix ou douze siècles» :

J'écris ceci, sans mentir j'espère, sans me faire illusion, avec plaisir, comme une lettre à un ami. Quelles seront les idées de cet ami en 1880? Combien différentes des nôtres! [… ] Ceci est nouveau pour moi : parler à des gens dont on ignore absolument la tournure d'esprit, le genre d'éducation, les préjugés, la religion! (HB, II, 536-537).

Pour être compris, le meilleur moyen n'est-il pas d'user d'un langage sans apprêt, d'un style préservant avant tout la claire expression de l'idée, rendu intemporel par le dépouillement? Ôtez les fioritures, périssables, reste la vérité : «Quel encouragement à être vrai, et simplement vrai, il n'y a que cela qui tienne.» Tâche difficile, surtout pour l'écrivain, par nature enclin à l'affabulation : «Mais combien ne faut-il pas de précautions pour ne pas mentir!» (HB, II, 537). Le refus de la grandiloquence et du «charlatanisme», professé au nom d'une esthétique de l'ellipse et de la sobriété, se renforce par l'espoir de demeurer intelligible lorsque le temps aura modifié les goûts et les sensibilités.
   Ces précautions prises, Stendhal peut, comme Rousseau, s'abandonner au mouvement de l'écriture qui, peu à peu, sollicite une mémoire rétive ou obscurcie. À mesure que le texte se fait, le passé se désancre, les détails oubliés reviennent à la surface : «Il est singulier de combien de choses je me souviens depuis que j'écris ces confessions!» (HB, II, 07). Parce qu'il n'accorde pas à sa narration le même soin de composition, de structuration systématique que Rousseau, Stendhal, en se relisant, multiplie les indication à son usage personnel : «ne pas oublier… mettre à sa place chronologique… faits à placer en leur temps, mis ici pour ne pas l'oublier». Il justifie aussi sa mauvaise écriture, presque illisible, par la rapidité fiévreuse d'une rédaction qui saisit au vol les souvenirs. L'acte d'écrire dégrippe un mécanisme rouillé et suscite en même temps une allégresse. Les associations d'idées, les réminiscences inattendues nourrissent ses cahiers; l'écrivain éprouve le bonheur de voir se reconstituer ce qu'il croyait à jamais perdu, tout en s'inquiétant d'une masse sans cesse grossissante. Son ampleur fait que «l'idée d'être lu s'évanouit de plus en plus». Toujours lucide, l'auteur sait que le péril est là : céder à la tentation d'enjoliver, de narrer avec agrément ou, comme il dit, de relever la sauce : «Qui lirait de telles fadaises? Quel talent de peintre ne faudrait-il pas pour les bien peindre, et j'abhorre presque également la description de Walter Scott et l'emphase de Rousseau» (HB, II, 833-834). On retrouve ici le double mouvement déjà manifesté ailleurs : Stendhal ne se suppose pas le talent de Rousseau et l'aurait-il, qu'il ne consentirait pas à s'en servir.
   Souvent il s'interroge sur l'intérêt d'une telle accumulation de détails : «Mais que diable est-ce que cela fait au lecteur? […] Et cependant, si je n'approfondis pas ce caractère de Henri, si difficile à connaître pour moi, je ne me conduis pas en honnête auteur cherchant à dire sur son sujet tout ce qu'il peut savoir» (HB, II, 600). Probité, mais aussi délectation : «Je sais bien que tout ceci est trop long, mais je m'amuse à voir reparaître ces temps primitifs» (HB, II, 652). Rousseau avait éprouvé le même besoin, recueillant des bagatelles pour leur valeur mémorative, leur charge affective, et demandant qu'on les lui laissât conter «le plus longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon plaisir» (OC, I, 22). Les choses n'ont pas de valeur en elles-mêmes, mais parce qu'elles appartiennent à un passé révolu : «Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là» (OC, I, 21). Lui reprochera-t-on des minuties oiseuses? Il répondra comme Stendhal : «Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela; mais j'ai besoin, moi, de le lui dire» (OC, I, 21).
   Ce besoin règne surtout dans la première partie des Confessions — le versant lumineux. Dans une démarche caractéristique de l'autobiographe vieillissant, Rousseau élabore un mythe du paradis perdu, de l'enfance heureuse. Ce mirage en rose est absent de la Vie de Henry Brulard, ou plutôt il n'en subsiste que des lambeaux indistincts, antérieurs à la mort de la mère. Pour Stendhal aussi, le paradis terrestre a existé, mais il en a été expulsé plus tôt. Au lieu de la plénitude rousseauiste, une blessure : «Autrefois quand j'entendais parler des joies naïves de l'enfance, des étourderies de cet âge, du bonheur de la première jeunesse, le seul véritable de la vie, mon cœur se serrait. Je n'ai rien connu de tout cela; et, bien plus, cet âge a été pour moi une époque continue de malheur, et de haine, et de désirs de vengeance toujours impuissants» (HB, II, 622-623). Alors que Rousseau édifie une Genève mythique dont le souvenir se retrouve dans la dédicace du Discours sur l'inégalité ou la Lettre à d'Alembert, Stendhal exècre sa ville natale au point d'éviter de la nommer(14). L'un et l'autre en seront pour leur appréciation subjective : Stendhal apprendra avec surprise, à Milan, que bien des gens tenaient Grenoble pour une cité pleine d'agréments, Rousseau devra déchanter sur Genève à l'époque d'Emile et du Contrat social. À l'égard du mythe du temps perdu, Henry Brulard est une sorte d'anti-Confessions. Aux yeux de Rousseau, le temps est fatalement entropie, dégradation du bonheur : «Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables, est l'heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne me fait prévoir que de cruels avenirs» (OC, I, 278). Du reste, la tonalité des Confessions ne cesse de s'assombrir au fil des livres, et l'œuvre s'interrompt dans un silence sinistre, lourd de menaces. Au contraire, la Vie de Henry Brulard est tendue vers le futur : le héros émerge lentement d'un puits de ténèbres pour monter vers la lumière. D'abord Paris, la délivrance, puis Milan, le bonheur. Toutes deux fondées sur un mythe, les deux œuvres vont en sens inverse. Chez Stendhal, dit très justement Béatrice Didier(15), il n'y a pas nostalgie de l'Eden, mais aspiration à la Terre Promise.
   Comme Rousseau cependant, Stendhal n'ignore pas l'importance de l'enfance, heureuse ou non, et n'hésite pas à rapporter les «torts puérils» et les «bêtises» dédaignés par George Sand. Jean-Jacques lui-même avait parfois reculé devant la crainte d'ennuyer, tout en pressentant la valeur littéraire et psychologique de ces bêtises : «Si je ne sentais la difficulté de faire supporter tant de détails puérils, que d'exemples ne donnerais-je pas de la force qu'ont souvent les moindres faits de l'enfance» (OC, I, 1157). Cherchant à se saisir dans un mouvement récapitulatif de synthèse du moi(16), l'autobiographe se penche sur la genèse de sa personnalité. La recherche des racines est d'autant plus importante que, retraçant leur évolution, les deux hommes sont tentés de reconnaître en eux une permanence: bien connaître leur état passé, c'est connaître leur présent, car ils ont peu varié — du moins le croient-ils sur la foi de la vision rétrospective. Rousseau le dit, l'homme est déjà dans l'enfant :

J'ai promis de me peindre tel que je suis et pour me connaître dans mon age avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma jeunesse. […] Il y a une certaine succession d'affections et d'idées qui modifient celles qui les suivent et qu'il faut connaître pour en bien juger. Je m'applique à bien développer par tout les premières causes pour faire sentir l'enchaînement des effets (OC, 1, 174-175).

Son caractère a pu subir des variations, des modulations, mais l'essentiel est demeuré constant, et Jean Jacques se sent «toujours le même dans tous les temps» (OC, I, 272). Ce sentiment n'est pas étranger à Stendhal, à qui il arrive d'assurer : «Il y a 42 ans, j'allais à la chasse du bonheur précisément comme aujourd'hui; en d'autres termes plus communs : mon caractère était absolument le même qu'aujourd'hui» (HB, II, 635); ou encore : «Tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1836» (HB, II, 877). L'analyse, il est vrai, fait parfois vaciller cette illusion psychologique : «Pour parvenir à la vérité il faut mettre quatre dièses à mes expressions. Je les rends avec la froideur et les sens amortis par l'expérience d'un homme de quarante ans» (HB, II, 854). Même s'il ne songe pas à se disculper ni à faire son apologie, Stendhal n'échappe pas à la tentation de conférer à sa vie une signification(17), c'est-à-dire d'organiser en destin la contiguïté sérielle des faits. Moins cependant que Rousseau, l'homme à la mauvaise étoile : «Tout concourt à l'œuvre de la destinée quand elle appelle un homme au malheur» (OC, I, 525). Stendhal doit au moins à ses maîtres matérialistes d'accorder plus d'importance au hasard, au caprice des événements fortuits(18). Mais tous deux isolent clairement les moments déterminants de leur passé, les faits qui ont formé leur être. Ils remontent très haut chez Rousseau puisque, dit-il, «ma naissance fut le premier de mes malheurs» (OC, I, 7), et l'on se rappelle le célèbre épisode du peigne brisé, «terme de la sérénité de ma vie enfantine» (OC, I, 20), ou l'illumination de Vincennes, début de sa carrière littéraire : «dès cet instant je fus perdu» (OC, I, 351). Les Confessions font souvent appel à ces «ici commence…», forme de ponctuation dramatique soulignant la prise de conscience d'un tournant décisif. On retrouve ces éléments dans Henry Brulard. Stendhal tombe sous la férule d'un premier maître : «Ici commencent mes malheurs» (HB, II, 555); il perd sa mère : «là commence ma vie morale» (HB, II, 556); il est puni pour avoir fait tomber un couteau : «de cette époque date mon horreur pour la religion» (HB, II, 552), etc.
   Cette tentation de découvrir un sens, un fil conducteur, n'empêche pas Stendhal de prendre garde à l'abus de reconstruction auquel s'abandonne Rousseau. Le risque est de faire de sa vie une histoire dont le protagoniste — et pour cause — en sait autant que l'auteur. À chaque page guettée par le roman, l'autobiographie, une fois envahie par ses procédés et ses prestiges, devient suspecte d'infidélité. Sans cesse la mémoire, instrument de recherche de la vérité, est sur le point de céder le pas à l'imagination aux intrusions ruineuses pour la sincérité(19). Toute expérience vécue est transformée par l'écriture, la nécessaire simplification du récit produit un sens, la formalisation du souvenir crée des épisodes, une intrigue là où il n'y avait qu'un enchevêtrement de faits, le style fige et embellit: le romanesque n'est plus loin.
   Rousseau ne l'a pas évité. Parce qu'il veut se justifier et offrir de lui-même une image correcte, il lui faut convaincre et émouvoir, au risque de se prendre au piège de son propre pouvoir affabulateur. Il ne résiste pas, pour son propre plaisir, à rendre le réel plus beau, plus touchant, donc à retoucher le souvenir. Son style et ses nombreuses variantes attestent un souci d'artiste plus que de mémorialiste; à propos de la première partie, il écrit : «Tous les souvenirs que j'avais à me rappeler étaient autant de nouvelles jouissances. J'y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir, et je pouvais tourner mes descriptions sans gêne jusqu'à ce que j'en fusse content» (OC, I, 279). L'écrivain trouve son compte à polir les phrases, à soigner les descriptions, à recomposer ses discours, mais il quitte le registre du vrai. On est loin de Stendhal rédigeant à la hâte au point de gâter son écriture. Découvre-t-il des lacunes dans la continuité de ses souvenirs, Jean Jacques supplée aux défaillances de sa mémoire : «Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire» (OC, 1,5). Poésie ou vérité? Dans la quatrième Rêverie, il revient de manière assez confuse sur ces «ornements», expliquant qu'ils naissaient du bonheur d'écrire, de revivre des moments délicieux; les Confessions sont véridiques, même s'il leur arrive de dire les choses «comme il me semblait qu'elles avaient dû être, comme elles avaient été peut être en effet» (OC, I, 1035). Il peut donc assurer : «J'ai souvent débité bien des fables, mais j'ai très rarement menti» (OC, I, 1038). Ce n'est pas inexact, dans la mesure où le mythe même fait partie de sa vérité intérieure, mais Rousseau se sent malgré tout assez mal à l'aise pour avouer : «Quand entraîné par le plaisir d'écrire j'ajoutais à des choses réelles des ornements inventés j'avais [… ] tort […] parce que orner la vérité par des fables c'est en effet la défigurer» (OC, I, 1038). C'est l'avis de Stendhal, et l'on voit pourquoi Rousseau est à ses yeux à la fois «charlatan» et première «dupe» de son système. L'amour du vrai se concilie mal avec l'amour de l'art, l'homme de lettres est l'ennemi du mémorialiste. Du reste, il n'y a pas que les additions à la vérité, il y a aussi la manière de la dire. Un ensemble de procédés stylistiques vient soutenir et orchestrer le discours — rythmes, métaphores, symbolisme, redondances, choix de termes à résonances affectives, etc.(20). Le défaut de Rousseau, disait Stendhal, c'est l'«exagération», désignant ainsi le puissant appareil de survalorisation toujours à l'œuvre dans sa prose. Les Confessions insistent sur une absolue liberté de l'écriture apparemment garante de la vérité du fond :

Si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je ne me peindrai pas, je me farderai. […] Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne m'attacherai point à le rendre uniforme; j'aurai toujours celui qui me viendra, j'en changerai selon mon humeur sans scrupule, […] sans m'embarrasser de la bigarrure. […] Mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire (OC, I, 1154).

Admirable laisser-aller contrôlé, qui est aussi le comble de l'art. Pour Stendhal, une telle narration peut être sincère, mais est-elle vraie? Elle convient à l'homme qui couche sur le papier ce qu'il pense être la vérité; convient-elle à celui qui la cherche et doit se défier de ce qui pourrait la falsifier à ses propres yeux?
   La Vie de Henry Brulard doit donc se constituer contre le modèle rousseauiste. Le scandale des Confessions, pour Stendhal, ne réside pas dans le récit de «puérilités», ni dans les aveux embarrassants ou la mise en cause de tiers, mais dans l'irruption de l'art dans le registre du vrai, «coup de pistolet» pour le moins aussi incongru, selon sa formule fameuse, que l'intrusion de la politique dans un roman. Il reprend donc l'image déjà utilisée dans les Souvenirs d'égotisme : «J'écris ceci, sans mentir j'espère, sans me faire illusion, avec plaisir, comme une lettre à un ami» (HB, II, 536). Avant tout, bannir l'éloquence : «J'aime mieux manquer quelque trait vrai que de tomber dans l'exécrable défaut de faire de la déclamation comme c'est l'usage» (HB, Il, 937). Plutôt la sécheresse : «Je cherche à détruire le charme, le dazling des événements, en les considérant ainsi militairement. C'est ma seule ressource pour arriver au vrai» (HB, II, 544). C'est renouer avec la tradition vive et primesautière, avec le naturel et l'imprévu de Montaigne(21). Stendhal reste attentif au pernicieux exemple de Rousseau quand il refuse l'organisation concertée, l'architecture équilibrée, l'orchestration magistrale. À la belle phrase, à l'élan soutenu des développements lyriques ou oratoires, il substitue une esthétique du fragment et de la digression, une écriture de la rupture(22), un peu semblables à celles qu'il admire chez Pascal. D'où les «je me laisse emporter», «je m'égare encore» et même la tentation de remplacer tous ces «bavardages» par une notice impersonnelle (HB, II, 534). Après une page de préambule, Rousseau, imbu de l'importance de son propos, attaque sur le ton d'un Saint-Simon : «Je suis né à Genève en 1712…» Stendhal a rempli déjà deux chapitres de «considérations générales» et de digressions, quand il annonce ironiquement, à la manière de Tristram Shandy : «Je vais naître.» C'est en la comparant aux Confessions ou aux Mémoires d'outre-tombe qu'on a pu souvent tenir la Vie de Henry Brulard pour une ébauche, un simple brouillon très éloigné de sa forme définitive. Sa vie apparaît à Stendhal comme un vieux manuscrit où manqueraient des mots effacés par le temps et qu'un éditeur scrupuleux s'interdit de restituer à sa guise. Amateur d'art, il utilise une autre comparaison :

À côté des images les plus claires je trouve des manques dans ce souvenir, c'est comme une fresque dont de grands morceaux seraient tombés. […] L'action d'écrire ma vie m'en fait apparaître de grands lambeaux (HB, II, 644).

Il donnera ce qui reste, quitte à être imprécis, approximatif, mais, à la différence de Rousseau soucieux de préserver la continuité sans ruptures, il ne tentera ni de compléter, ni de restaurer la fresque.
   Tout ne sera donc pas dit. Du reste, Rousseau non plus ne dit pas tout, non seulement à cause des insuffisances de sa mémoire, puisqu'il lui arrive d'y remédier, mais parce qu'il opère un choix dans ses souvenirs, reconstruisant ainsi la réalité à la fois pour composer l'image qu'il veut donner de lui-même et pour rendre son récit attrayant(23). Il pourrait, s'il voulait, raconter tant d'anecdotes de l'heureux temps de Bossey : Cinq ou six surtout… composons. Je vous fais grâce des cinq, mais j'en veux une, une seule» (OC, I, 22). Ce sera la fameuse histoire du noyer de la terrasse. L'intégralité des aveux est subordonnée à une finalité esthétique. Peut-on tout dire, en vrac? Aussi bien une autobiographie vraiment complète, à la supposer possible, serait illisible : comme pour un roman, les faits doivent passer au crible. Stendhal le sait et il se livre à l'inévitable tri, par exemple à propos de la mort du pauvre Lambert : «Je pourrais remplir encore cinq ou six pages de souvenirs clairs qui me restent de cette grande douleur» (HB, II, 676). Ne rien ajouter à la fresque, mais parfois retrancher, pour ne pas ennuyer et parce que tout et vrai ne sont pas synonymes. Véracité forcément relative d'ailleurs, car la mémoire peut tromper, égarer la bonne foi : Je m'interroge depuis une heure pour savoir si cette scène est bien vraie, réelle» (HB, II, 645). La question n'avait pas échappé à Rousseau :

Je n'ai qu'un guide fidèle sur lequel je puisse compter; c'est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être. […] je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j'ai senti. [… ] C'est l'histoire de mon âme que j ai promise (OC, I, 278).

Vérité intérieure, mémoire affective. Stendhal le rejoint là-dessus : «Je n'ai de prétention à la véracité qu'en ce qui touche mes sentiments; quant aux faits, j'ai toujours eu peu de mémoire» (HB, II, 640); ou encore : «Je ne prétends pas peindre les choses en elles-mêmes, mais seulement leur effet sur moi» (HB, II, 671). Comme chez Rousseau, l'affectivité rend compte de la vivacité de certains souvenirs malheureux (les humiliations, les injustices, ses révoltes, Grenoble, Séraphie, Raillane) ou heureux (la lecture de Don Quichotte, Mlle Kubly, le Saint-Bernard, Ivrée et Cimarosa, etc. ).
   Accusé par Stendhal d'avoir fait du roman, Rousseau ne s'était pas privé d'adresser le même reproche à ses prédécesseurs, coupables d'avoir davantage imaginé que relaté et d'avoir contrevenu, par souci de littérature, à l'exigence de vérité :

Je ne connais jusqu'ici nul autre homme qui ait osé faire ce que je me propose. Des histoires, des vies, des portraits, des caractères! Qu'est-ce que tout cela? Des romans ingénieux bâtis sur quelques actes extérieurs, sur quelques discours qui s'y rapportent, sur de subtiles conjectures où l'Auteur cherche bien plus à briller lui-même qu'à trouver la vérité. On saisit les traits saillants d'un caractère, on les lie par des traits d'invention, et pourvu que le tout fasse une physionomie, n'importe qu'elle ressemble? (OC, I, 1149).

Par leur structure, leur organisation, leurs procédés, les Confessions relèvent pourtant du genre romanesque. Rousseau ne se présente-t-il pas lui-même en héros de roman, en être «singulier», «unique» par ses passions et ses malheurs, poursuivi par la fatalité comme un nouveau Cleveland? L'œuvre contient d'ailleurs plusieurs romans: picaresque, sentimental, d'apprentissage, de mœurs. Comme un romancier, Jean-Jacques se préoccupe de «rendre [ses] narrations intéressantes» (OC, I, 1151), c'est-à-dire de captiver un lecteur jamais perdu de vue : scènes, discours, dramatisation des épisodes, transitions, portraits, descriptions concourent à composer un récit passionnant.
   Si Rousseau accueille le romanesque avec complaisance, Stendhal au contraire fait un effort remarquable pour «fonder la spécificité de l'autobiographie par rapport au roman(24)» et Henry Brulard compte sans doute parmi les moins romanesques des autobiographies. Ce qui ne signifie pas qu'il échappe à sa sphère d'influence, tout simplement parce qu'il n'y a pas de différence essentielle entre le roman et l'autobiographie, celle-ci apparaissant volontiers comme un cas particulier du roman. B. Didier a pu montrer dans la Vie de Henry Brulard tout un jeu de l'intertextualité où le récit de la vie est sous-tendu par un tissu de références à des lectures romanesques. Malgré sa peur, cent fois dite, de verser dans le roman, il était impossible à Stendhal, à moins de se confiner dans le procès-verbal, d'évacuer toute stratégie romanesque. Quelle que soit sa bonne volonté, l'autobiographe ne peut éviter de se traiter en protagoniste ni de songer à un lecteur potentiel. Stendhal a conscience de la proximité des deux genres. Le lecteur, dit-il, s'irritera de la prolifération des je et des moi parce que moi, Henry Brulard, j'écris ma propre vie. Imaginons que moi, Henry Brulard, j'aie écrit sur la page de titre : Vie de Henry Bernard; alors «ce livre ne serait plus comme le Vicaire de Wakefield (son émule en innocence), qu'un roman écrit à la première personne» (HB, II, 807). C'est dire que toute la différence repose en effet sur le «pacte autobiographique» défini par Philippe Lejeune.
   Il serait donc aisé d'énumérer des procédés communs aux deux écrivains. Comme Rousseau, Stendhal pratique les portraits, nombreux et divers dans leur technique pour éviter la monotonie. Pour le docteur Gagnon (HB, II, 553), au portrait social (docteur à la mode parmi les dames) et intellectuel (lecteur d'Hippocrate et d'Horace), il mêle les détails concrets composant une silhouette presque balzacienne (ses rhumatismes, sa perruque poudrée ronde, son chapeau triangulaire, sa petite canne à pomme en racine de buis). Pour d'autres, l'aspect extérieur est évoqué en quelques traits, mais la caractérisation morale est plus développée. L'abbé Chélan est «un petit homme maigre, tout nerfs, tout feu, pétillant d'esprit» (HB, II, 581), dont le caractère est fixé par une anecdote sur la messe; de Chérubin, on saura qu'il était «excessivement ridé et laid» (HB, II, 596), de Raillane qu'il était «petit, maigre, très pincé, le teint vert, l'œil faux avec un sourire abominable» (HB, II, 598); Dubois-Fontanelle est condensé dans un aperçu biographique; Mlle Kubly «était une jeune femme mince, assez grande, avec un nez aquilin, jolie, svelte, bien faite, [… ] un visage sérieux et souvent mélancolique» (HB, II, 761), mais, à son propos, Stendhal s'attarde surtout sur ses propres émotions. Il y a des scènes, comme celle de la morsure et du couteau tombé (HB, II, 563)… Stendhal fait au romanesque d'inévitables concessions, mais son originalité consiste à se tenir sur ses gardes, à les limiter et à ne jamais lâcher la bride à son imagination; l'exemple de Rousseau joue le rôle d'un utile garde-fou.
   Plaidoyer et justification, les Confessions contenaient ex officio un dialogue implicite avec le lecteur-juge, très visible dans l'emploi de procédés du langage oratoire. D'implicite, il devient explicite : Rousseau amorce parfois une sorte de conversation, lance des apostrophes à son lecteur, l'invite à la prudence, prévient des objections. Stendhal aussi tient compte de son lecteur potentiel, dialogue avec lui, l'interpelle(25) : «Non, mon lecteur… Il faut que vous … … Quelle patience il vous faudra, ô mon lecteur! … Le lecteur me croira-t-il... Le lecteur peut se rassurer… Excusez cette longue parenthèse, ô lecteur de 1880.» La simple lettre à un ami prend alors d'autres allures. En outre, Stendhal écrit en effet très vite, sans se corriger, pour ne pas perdre son élan et conserver à son texte la spontanéité qui garantit sa vérité. Mais quand il se relit, il n'est plus aussi indifférent aux questions esthétiques, ses notes marginales le montrent. Il songe à revoir l'ordre, la construction des épisodes, ou à préparer l'intérêt : «Style. Ordre des idées. Préparer l'attention par quelques mots en passant» (HB, II, 571); il s'interroge sur l'effet produit : «Cette queue savante fait-elle bien? (HB, II, 583); contre son intention première, il constate qu'il lui faudra travailler et transcrire certains morceaux (HB, II, 658), voire même, comme il disait, relever la sauce : «la fadeur de l'amour de Kubly doit être relevée par une pensée plus substantielle» (HB, II, 768); changer de place ou élaguer certains épisodes (HB, II, 763); prévoir des développements (HB, II, 703); préparer un ensemble structuré : «Plan : établir les époques, couvrir la toile, puis, en relisant ajouter les souvenirs» (HB, II, 963); revoir l'équilibre des chapitres (HB, II, 962-963). Il s'en rend compte, le roman le guette : «Voici, annonce-t-il, les grandes divisions de mon conte» (HB, II, 540). Il pense à des sous-titres : «Roman imité du Vicaire de Wakefield», «roman moral», «roman à détail s» (HB, II, 961-962). Bien entendu, Stendhal ironise, mais ces observations sont significatives. Pratiquant le dédoublement, il lui arrive de se traiter, comme Rousseau, en héros de roman à Paris, à Milan, il s'attend aux aventures amoureuses les plus invraisemblables, s'imagine jouant dans les salons les Saint-Preux ou les Valmont, feint de voir avec les yeux d'un enfant, se traite avec ironie. À diverses occasions, il se met en garde, quand le trouble le sollicite ou quand il risque de développer gratuitement, d'enjoliver : «Je ferais du roman si je voulais noter ici l'impression que me firent les choses de Paris» (HB, II, 926); ou, à propos de sa présence à la bataille du Tessin : «Je n'en dis pas davantage, de peur de faire du roman» (HB, II, 952).
   La sollicitation romanesque intervient surtout lorsqu'il s'agit d'exprimer les émotions ressenties, de reconstituer les moments heureux. Magicien de l'écriture, Rousseau a lui-même rencontré l'insurmontable difficulté de faire partager au lecteur ses bonheurs les plus intenses. Presque toujours, il a le sentiment que ses meilleures restitutions sont à peine de pâles reflets de ce qu'il a éprouvé et, en dépit de son art, il prend conscience du problème de la communication et des limites du langage. Il s'avoue incapable d'expliquer à Malesherbes ce qu'il a vu et senti lors de l'illumination de Vincennes : «Oh Monsieur si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre…» (OC, 1,1135). Toute son oeuvre, à laquelle on a trouvé tant de mérites, n'a pourtant été qu'une médiocre copie de cette éblouissante révélation. Souvent, dans les Confessions, il se heurte à l'insuffisance, à la pauvreté de l'assemblage de mots inaptes à restituer le vécu et constate que nul art d'écrire n'est à la mesure de la complexité de la vie psychologique. Donc, rien ne peindra jamais», une telle sensation «ne se peut décrire», elle est «inexprimable(26)». Indignation intraduisible de la découverte de l'injustice : «Je ne me sens pas capable de démêler, de suivre, la moindre trace de ce qui se passait alors en moi» (OC, 1,19). Cette impuissance se manifeste davantage encore dans la description du bonheur, non seulement à cause de la difficulté de rendre son intensité, mais parce qu'il est fait d'une foule de détails insignifiants en eux-mêmes; saisi, pétrifié dans l'écriture, il se décolore : «Le vrai bonheur ne se décrit pas, il se sent, et se sent d'autant mieux qu'il peut le moins se décrire» (OC, 1, 236); les petits repas à la fenêtre, auprès de Thérèse, laissent le souvenir d'un bien-être si simple qu'il en est indescriptible : «Je l'ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit point» (OC, I, 354). Il lui arrive d'essayer, par exemple pour le séjour aux Charmettes, mais il s'enlise dans la répétition, le balbutiement :

Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre, en quelque façon : mais comment dire ce qui n'était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même. Je me levais avec le soleil et j'étais heureux; je me promenais et j'étais heureux, je voyais maman et j'étais heureux, je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait par tout; il n'était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvoir me quitter un seul instant (OC, 1,225-226).

Le bonheur est plus et autre chose que la somme des fragments qui le constituent. Au mieux peut-il, comme ici, être traduit par la musique et le rythme. Dire le bonheur, c'est le ternir, le trivialiser par l'inévitable médiation d'un langage indigent.
   Tous les autobiographes ont vécu cet échec de la traduction de l'état d'âme, cette impossibilité de la communication qui peuvent conduire à l'arrêt pur et simple de l'écriture et condamnent au moins à l'élision ou à l'ellipse(27). Stendhal l'a observé, on n'enferme pas le bonheur dans les mots : «Souvent on gâte le plaisir en le décrivant» (J, 1, 459); «Souvent je troublerais mon bonheur en cherchant à le décrire» (J, 1, 470); «Je sais bien le secret du plaisir que j'ai goûté, mais je ne le dirai pas pour ne pas le ternir» (J, 1, 574); «Je n'écris pas de journal quand je suis heureux; cette analyse indiscrète nuit au bonheur» (J, 1, 827); «On gâte le bonheur en le décrivant» (J, 1, 884)… Cette conviction, maintes fois exprimée dans le Journal, reparaît dans les Souvenirs d'égotisme, où Stendhal se promet de «sauter le bonheur», et se retrouvera dans l'autobiographie.
   L'effort de dire le bonheur, de l'emprisonner dans les circuits de la communication peut donc, si l'intensité de la reviviscence est assez forte, mener à la paralysie, à l'impuissance, au fiasco littéraire. Cette constatation invite à chercher les raisons de l'inachèvement de la Vie de Henry Brulard.
   L'ennui l'accable. Stendhal écrit en octobre 1834 : «Faudra-t-il vivre et mourir ainsi sur ce rivage solitaire? J'en ai peur» (C, II, 711). Auprès de son ami Domenico Fiore, il se plaint de la monotonie de son existence, de sa santé, de son âge, de la chaleur : «Je crève d'ennui. […] Quoi! vieillir à Civita-Vecchia! ou même à Rome!J'ai tant vu le soleil» (C, II,718). Il rêve au climat du nord, aux salons, aux conversations spirituelles, à la joie d'écrire des romans dans un grenier, à Paris. Le 15 février 1836, alléguant «le retour continuel de la fièvre», il a demandé au duc de Broglie un congé (C, III,170). La réponse est enfin arrivée, le 26 mars, et il note sur son manuscrit de Henry Brulard : «Annonce du congé for Lutèce. L'imagination vole ailleurs; ce travail en est interrompu» (HB, II, 959). Il est tentant d'en conclure que le congé rend compte de l'interruption; pris ensuite par d'autres préoccupations, l'écrivain, une fois l'élan brisé, n'est plus revenu à l'histoire de sa vie(28). Jean Sgard l'a fait remarquer, cette raison n'est pas tout à fait convaincante(29). En effet, Stendhal rédige le XLVIe chapitre, Milan, le 15 mars et ajoute l'explicit le 17; à plusieurs reprises, entre le 17 et le 26, il revoit son texte, notamment le 22 et le 23, où il récrit ou complète certains passages. Lancé comme toujours dans une rédaction rapide, il a disposé de neuf jours pour la poursuivre: l'annonce du congé n'est donc pas la cause de l'interruption.
   On peut aussi, à la suite de R.N.Coe(30), soutenir qu'en dépit des apparences, Henry Brulard est bel et bien une oeuvre achevée mais, dans son intention, très différente des Confessions. Chez Rousseau, le récit de l'enfance et de l'adolescence représente seulement une partie d'un projet plus vaste. Soulignant la continuité de son être, décrivant un développement progressif, l'écrivain ne perçoit pas comme une rupture le passage à l'âge adulte et même hésite sur le moment où situer «le terme de sa jeunesse». Stendhal au contraire sait exactement quand elle prend fin, quand il devient un autre : devant Milan. En quelques jours, la métamorphose s'est accomplie, l'enfant est devenu un homme. La Vie est donc un ensemble cohérent, un tout en soi, non une introduction, et Stendhal s'interrompt quand il en prend conscience, même s'il comptait, à l'origine, aller plus loin. Soit, mais cela n'explique pas la rupture abrupte, au milieu du chapitre, ni pourquoi Stendhal aurait renoncé à raconter aussi l'histoire de l'adulte qu'il était soudain devenu.
   On peut encore suggérer que l'inachèvement procède, non d'une découverte ou d'une volonté déterminée, mais de la nature même de l'œuvre. L'absence d'ordre, de structure concertée, perceptible dans tout le récit, le refus de corriger, d'entreprendre les vastes refontes parfois annoncées s'expliqueraient par la crainte de détruire la vérité de l'entreprise autobiographique en brisant le flux de l'écriture et son rythme. Ce rythme est celui, non de l'écrit achevé et orchestré, mais du discontinu, de l'improvisation et du fragment. Œuvre ouverte et non close, Henry Brulard fraye des voies radicalement neuves et modernes, parce que l'inachèvement autorise le lecteur à une participation beaucoup plus active et ne l'enferme pas dans les contraintes d'un système prédéterminé(31).
   Stendhal, enfin, n'a-t-il pas dit cent fois son impuissance à décrire le bonheur? Longtemps il a pu biaiser, mais Milan l'accule à raconter son ravissement, à faire le roman du sentiment ou à renoncer. Cette fois, il doit s'avouer vaincu. C'est en effet ce qui ressort du texte : «Je suis comme un peintre qui n'a plus le courage de peindre un coin de son tableau. […] En honnête homme qui abhorre d'exagérer, je ne sais comment faire» (HB, II, 958). Le texte s'interrompt là mais, deux jours plus tard, Stendhal ajoute une brève citation des Considérations sur la langue française de Villemain, apparemment sans rapport avec ce qui précède. Très ingénieusement, Jean Sgard a fait voir comment ces quelques lignes sur l'originalité des peuples recoupent à point nommé les inquiétudes de Stendhal réduit au silence à la fois par l'anémie de la langue, par la conscience du ridicule qui, dans la société moderne, affecte le langage du cœur, par sa propre incapacité à dire le bonheur sans renoncer au naturel(32). L'œuvre est donc bien achevée, non parce que Stendhal a atteint le seuil de sa vie d'homme ou parce qu'elle obéit à son rythme propre en demeurant ouverte, mais par l'impossibilité d'aller au-delà : raconter le bonheur est un défi que l'autobiographe a vraiment tenté de relever, et la réflexion de Villemain a fourni une assise théorique, une motivation objective, «scientifique», à son blocage personnel.
   L'aveu de la défaite, l'impossibilité reconnue de regarder le soleil en face rendent donc compte de l'inachèvement de la Vie de Henry Brulard. Reste à se demander dans quelle mesure le refus de poursuivre peut être lié aussi au souvenir de Rousseau, à la hantise de ne pas recommencer des Confessions, de ne pas répéter les «faussetés», «la pompe et l'emphase». En effet, l'inquiétude de ne pas venir à bout de la tâche sans verser dans le romanesque s'exprime à plusieurs reprises dans l'ouvrage, en particulier lorsque Stendhal doit relater un moment heureux et, chaque fois, Rousseau est présent à son esprit.
   Un premier bonheur illumine l'enfance morose. Vers 1790 ou 1791, Stendhal fait aux Echelles, village dans le massif de la Chartreuse, un voyage auquel, contre son habitude, il consacre plusieurs pages. Le séjour ménage une délicieuse parenthèse dans sa triste existence; il oublie Séraphie, son père et la rue des Vieux-Jésuites : «Ce fut comme un séjour dans le ciel : tout y fut ravissant pour moi. […] Ce fut un bonheur subit, complet, parfait» (HB, II, 658). Rapporté dans une tonalité nettement rousseauiste, l'épisode est un peu l'équivalent de la fameuse journée des cerises, au livre IV des Confessions : «monté sur un âne», l'enfant participe à «une fête charmante avec des gâteaux et du lait», dans une «maison délicieuse… quartier général de la gaieté», et s'éprend même d'une «demoiselle». Climat de fête et d'innocence, parties folâtres et bon enfant, journées simples et radieuses. Stendhal peut récuser le pathos et la sentimentalité de Rousseau, il n'en est pas moins sensible à son évocation d'un monde où subsistent l'authenticité et l'émotion : il revoit l'aventure des Echelles à travers les Confessions. En vivant ces instants, le petit Beyle était, sans le savoir, en pleine littérature; le consul de Civitavecchia, lui, le sait. Rentré à Grenoble, l'enfant procédera d'ailleurs à la manière de Jean Jacques en peuplant ces lieux enchantés des «êtres selon son cœur» échappés de ses lectures : «Sous les bois de Berland je plaçai les scènes de l'Arioste […], tous les enchantements d'Ismen de la Jérusalem délivrée» (HB, II, 666-667).
   Le récit de Stendhal demeure certes moins élaboré que ceux de Rousseau, mais on ne saurait s'y tromper : le bonheur des Echelles, c'est un morceau des Confessions enchâssé dans la Vie de Henry Brulard. Du reste le climat, le coloris rousseauiste ne sont pas tout : les Confessions sont expressément associées à la narration. La gentille tante Camille ne se rend-elle pas souvent à Chambéry, tout proche? En outre, «elle ressemble beaucoup à ces charmantes femmes de Chambéry [… ] si bien peintes par J.-J. Rousseau (Confessions)» (HB, II, 659). C'est même le cas, à la réflexion, de tous les habitants du bourg : «J'ai quelques années après retrouvé trait pour trait le portrait de ces bonnes gens dans les Confessions de Rousseau, à l'article Chambéry» (HB, II, 660).
   Or c'est à propos de cette scène rousseauiste que Stendhal envisage de renoncer à son entreprise par impuissance à rendre ce vécu sans concessions au romanesque, à l'idéalisation rétrospective :

Je ne sais si je renoncerai pas à ce travail. Je ne pourrais, ce me semble, peindre ce bonheur ravissant, pur, frais, divin, que par l'énumération des maux dont il était l'absence complète. Or ce doit être une triste façon de rendre le bonheur (HB, II, 658).

Il y insiste avec inquiétude : cette première évocation du bonheur lui fait pressentir son projet menacé. Dès maintenant, plus de trente chapitres avant d'y parvenir, il prévoit la difficulté insurmontable de dire sa félicité de Milan :

Ici déjà les phrases me manquent; il faudra que je travaille et transcrive ces morceaux, comme il m'arrivera plus tard pour mon séjour à Milan. Où trouver des mots pour peindre le bonheur parfait goûté avec délices et sans satiété par une âme sensible jusqu'à l'anéantissement et la folie? [… ] Tout fut sensations exquises et poignantes de bonheur dans ce voyage, sur lequel je pourrais écrire vingt pages de superlatifs. La difficulté, le regret profond de mal peindre et de gâter ainsi un souvenir céleste où le sujet surpasse trop le disant me donne une véritable peine au lieu du plaisir d'écrire. Je pourrai bien ne pas écrire du tout par la suite le passage du mont S[ain]t-Bernard [… ] et le séjour à Milan (HB, II, 658-660).

Précisément, il ne veut pas céder à la tentation d'écrire ces vingt pages de superlatifs. Ici, quoique plus expansif qu'en d'autres endroits, il se maîtrise et se bornera à noter quelques souvenirs «pour ne pas laisser en blanc le voyage des Echelles» (HB, II, 660). Déjà il soupçonne l'impossibilité de communiquer le bonheur sans s'abandonner à l'hyperbole, à la description, à un étalage de sentiments auquel répugne sa pudeur; en un mot : sans faire comme Rousseau.
   Son arrivée à Genève lui offre une deuxième réminiscence heureuse. Cette fois, il passe très vite : la mémoire lui fait défaut, un pan de la fresque s'est effondré et le récit ne reprend qu'au départ de la ville. Du moins se rappelle-t-il avoir été «fou de joie» et, de nouveau, cette allégresse est associée à Rousseau : «fou de La Nouvelle Héloïse» (HB, II, 933), il court se recueillir devant la maison de Jean-Jacques. À partir de là, en vingt-cinq pages, les moments d'exaltation se succèdent dans un irrépressible crescendo.
   C'est d'abord l'extase de Rolle : «J'étais absolument ivre, fou de bonheur et de joie. Ici commence une époque d'enthousiasme et de bonheur parfait. […] Là, ce me semble, a été mon approche la plus voisine du bonheur parfait» (HB, II, 935-936). Or ce bonheur provient de la rencontre bouleversante de ses lectures avec le paysage, de la littérature avec le réel : La Nouvelle Héloïse, Vevey, le son de la cloche, le lac. Comme pour l'épisode des Echelles, le voilà confronté avec l'indicible, ou plutôt avec ce qui devrait être rendu avec les moyens, les procédés de Rousseau, évités avec tant de soin jusqu'ici. Le roman menace : «Que dire d'un tel moment sans mentir, sans tomber dans le roman?» (HB, II, 936). Et le roman, c'est Rousseau :

Comment rendrais-je le ravissement de Rolle? Il faudra peut-être relire et corriger ce passage, contre mon dessein, de peur de mentir avec artifice comme J.-J. Rousseau (HB, II, 935).

Le franchissement du Saint-Bernard le jette dans la même perplexité. Il se rappelle que les splendeurs du paysage faisaient résonner en lui les «phrases si belles» de Rousseau (HB, II, 939), qu'il vivait les délicieuses rêveries de La Nouvelle Héloïse (HB, II, 940).
   De nouveau il résiste, ne décrit ni le décor ni ses sensations, s'en tient à rappeler les conseils de prudence du capitaine Burelvillers et son éducation de «poule mouillée complète». Notations sèches, réalistes, sans complaisance, consignées par l'homme qui raconte sa lointaine expérience de jeunesse sans nul essai de restitution du passé vécu. L'objectivité est un refuge contre Rousseau. Arrivé en Italie, le jeune homme s'émerveille d'être dans le pays de la Zulietta et de Mme Basile (HB, II, 944) mais, pour le narrateur, l'obstacle se dresse : «Je serais obligé de faire du roman et de chercher à me figurer ce que doit sentir un jeune homme de dix-sept ans, fou de bonheur en s'échappant du couvent, si je voulais parler de mes sensations d'Etroubles au fort de Bard» (HB, II, 944). Donc il ne dira rien : ce silence, plus qu'une dérobade, est le seul moyen de demeurer fidèle à ses intentions.
   L'émotion monte encore d'un ton pour le récit de l'audition, à Ivrée, du Matrimonio segreto. Même fugitive, l'allusion à Rousseau est présente, puisque Stendhal croit pouvoir dire que Cimarosa lui donna alors plus de bonheur que La Nouvelle Héloïse. Comme au Saint-Bernard, il se borne aux faits : «L'actrice qui jouait Caroline avait une dent de moins sur le devant. Voilà tout ce qui me reste d'un bonheur divin. Je mentirais et ferais du roman si j'entreprenais de le détailler» (HB, II, 951). Stendhal isole les résidus réels de ses souvenirs de toute construction imaginative : si le réel a disparu, la tentative de reconstitution par l'imagination renvoie au romanesque, à l'anti-modèle des Confessions.
   Jusqu'ici, Stendhal a mené une lutte opiniâtre, fuyant la recomposition du souvenir, la scène à faire, refusant d'imaginer ce qu'il avait pu sentir. Chaque fois, l'impression de bonheur a été associée à un souvenir rousseauiste et, chaque fois, il s'est raidi dans son ascèse pour ne pas verser dans l'emphase, l'exagération des Confessions ou dans le romanesque de La Nouvelle Héloïse. À la prolifération incontrôlable de l'imaginaire, l'«honnête homme» qu'il veut être préfère le blanc, le silence ou encore ce qu'il nomme le «sommaire» des faits, la litote — négation du pathos romantique. La gageure était-elle tenable?
   Le chapitre Milan n'est pas seulement inachevé : il est à peine commencé et impressionne par son désordre. À peine entré dans la ville, Stendhal rencontre Martial Daru, prend congé du capitaine Burelvillers et suit son cousin dans la casa d'Adda, où il déjeune d'un plat de côtelettes. Là s'arrête la narration: trente lignes en tout. Les trois ou quatre pages suivantes sont faites de réflexions et de répétitions dont l'incohérence révèle un trouble extrême. Devant les souvenirs qui se pressent, l'improvisation, l'écriture spontanée ne peuvent suffire. Il faudrait classer, ordonner, trouver un fil conducteur pour évoquer de manière compréhensible «le plus beau temps de [sa] vie», son «bonheur fou et complet», ces «cinq ou six mois de bonheur céleste et complet» (HB, II, 956). Or, il en a décidé ainsi depuis le début, tracer un plan, construire son autobiographie, c'est prendre le risque de l'insincérité en s'écartant du naturel de la lettre à un ami. Le pressentiment de son insuffisance à dire sans violer les clauses du contrat passé avec lui-même le paralyse avant même d'avoir tenté un essai :

On ne peut pas apercevoir distinctement la partie du ciel trop voisine du soleil; par un effet semblable, j'aurai grand-peine à faire une narration raisonnable de mon amour pour Angela Pietragrua. [… ] Par où commencer? Comment rendre cela un peu intelligible? Voilà déjà que j'oublie l'orthographe, comme il m'arrive dans les grands transports de passion (HB, II, 957).

Il ne parvient pas, même en se promenant «un quart d'heure avant d'écrire», à trouver les mots pour peindre «cet amour si céleste, si passionné, qui m'avait entièrement enlevé à la terre pour me transporter dans le pays des chimères» (HB, II, 957). L'accumulation inusitée des superlatifs trahit à la fois l'impuissance à dire et la perte du contrôle, en même temps que l'expression «le pays des chimères» renvoie expressément, dans les Confessions, à la genèse de La Nouvelle Héloïse. Rousseau, lui, n'a pas refusé le roman, ni dans la Julie où il transposait des sentiments vécus, ni dans l'autobiographie — témoins les récits «romancés» de ses amours avec Mlle de Breil, Mme Basile, Mme de Warens ou Mme d'Houdetot. Le dilemme ressurgit : faire comme Rousseau et accepter le roman pour donner à ces merveilleux souvenirs une formulation digne d'eux, mais alors «mentir avec artifice», inventer dans le présent de l'écriture ce qu'il était autrefois, camper le jeune Beyle en Saint-Preux, c'est-à-dire supposer, comme un romancier, que la conscience de l'homme de 1836 coïncide absolument avec celle du jeune homme de 1800; ou les rapporter, ces souvenirs, en s'en tenant aux faits et avec le détachement convenable, ce qui revient à les vider de leur substance :

Comment raconter raisonnablement ces temps-là? […] En me réduisant aux formes raisonnables je ferais trop d'injustice à ce que je veux raconter. Je ne veux pas dire ce qu'étaient les choses. Ce que je découvre pour la première fois à propos en 1836, ce qu'elles étaient. Mais, d'un autre côté je ne puis écrire ce qu'elles étaient pour moi en 1800, le lecteur jetterait le livre. Quel parti prendre? comment peindre le bonheur fou? (HB, II, 957).

Est-il possible, devant une émotion aussi intense, de maintenir le loyal refus du romanesque, de continuer à fuir Rousseau? On comprend la tentation de la dérobade : «J'aime mieux renvoyer à un autre jour» (HB, II, 957). Impossibilité de dire, parce qu'il y a disjonction entre le narrateur et le personnage dont il relate l'histoire. Le jeune homme de Milan était étourdi de romans – «Le romanesque chez moi s'étendait à l'amour, à la bravoure, à tout» (HB, II,956) – alors que l'autobiographe s'interdit d'en faire. Mais comment raconter, sans recourir au roman, ce qui fut vécu comme un roman et qu'il faudrait aujourd'hui réinventer? C'est l'impasse : accepter les procédés de Rousseau ou renoncer :

Ma foi je ne puis continuer, le sujet surpasse le disant. Je sens bien que je suis ridicule ou plutôt incroyable. Ma main ne peut plus écrire, je renvoie à demain. […] Comment peindre l'excessif bonheur que tout me donnait? C'est impossible pour moi (HB, II, 958).

Pourtant, Stendhal voudrait poursuivre l'entreprise, il cherche à louvoyer. Pourquoi ne pas «sauter le bonheur», comme il disait dans les Souvenirs d'égotisme? «Peut-être il serait mieux de passer net ces six mois-là» (HB, II, 958). Ou alors le moyen terme, comme pour le Saint-Bernard ou Ivrée : «Il ne me reste qu'à tracer un sommaire pour ne pas interrompre tout à fait le récit» (HB, II, 958). Se tirer d'affaire en substituant l'analyse à la peinture, l'objectif au subjectif : «Ne sachant comment peindre, je fais l'analyse de ce que je sentis alors» (HB, II, 958). Mais cette fois le résultat ne le satisfait plus : «En honnête homme qui abhorre d'exagérer, je ne sais comment faire» (HB, II, 958). Ce 15 mars, il n'ira pas plus loin. Deux jours après, il introduit les quelques lignes de Villemain sur l'impossibilité, dans le monde moderne, de s'exprimer naturellement dans le langage des passions, justification impersonnelle, scientifique, de son échec. D'où la dernière phrase, qui acquiesce à l'inévitable renoncement : «On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détail» (HB, II, 959).
   La Vie de Henry Brulard ne s'interrompt pas parce que le récit de l'enfance et de l'adolescence forme un tout en soi (système clos), ni parce qu'elle manifeste un refus délibéré de la clôture (œuvre ouverte) et qu'il y aurait «de la pose et de la déclamation» à terminer une autobiographie, c'est-à-dire à se statufier comme Rousseau.
   L'exemple est peu heureux. On a tendance à le perdre de vue en raison du volume de l'œuvre et surtout parce qu'elle conduit beaucoup plus avant dans la vie de son auteur, les Confessions, elles aussi, sont inachevées, même si l'interruption est moins abrupte que chez Stendhal. Mais leur inachèvement procède de raisons exactement opposées. Rousseau a pu évoquer la difficulté de raconter le bonheur et déplorer l'inadéquation du langage, il a cependant réussi, fût-ce en faisant du «roman», à peindre ses années heureuses. Une première interruption se produit après le sixième livre, au moment où Rousseau décide de monter à Paris il le déclare alors explicitement, il s'arrête et se tait (OC, 1, 272). Lorsque deux ans plus tard, se croyant entouré d'espions, il reprend son autobiographie, c'est «le cœur serré de détresse» et pour raconter «des malheurs inouïs». Pour se résoudre à donner «de l'ennui» au lecteur, il doit se convaincre de son devoir de dire la vérité, de dénoncer les calomnies, de se justifier. Aussi la seconde partie est-elle de plus en plus pauvre en instants heureux et la part du romanesque s'y amenuise progressivement. Enfin, si Rousseau ne poursuit pas son récit au-delà du douzième livre, c'est à cause de l'échec douloureux des lectures publiques de son oeuvre, fiasco de la justification, et aussi parce que, après son départ de l'île de Saint-Pierre, il n'aurait plus devant lui que la peinture de la détresse et de la déréliction; il lui faudrait s'enfoncer dans les insondables ténèbres du complot: ce serait pénétrer dans l'univers kafkaïen qu'il créera dans Rousseau juge de Jean Jacques.
   Alors que Rousseau a buté contre l'obstacle du malheur, Stendhal, lui, s'est fort bien sorti de la narration de sa triste enfance et de son adolescence sans joie. Au contraire, son désarroi augmente à mesure que les souvenirs lumineux se multiplient et qu'il va lui falloir affronter la description du bonheur. Sa pudeur et sa délicatesse répugnent à l'exhibitionnisme, à l'exagération comme à la confidence sans retenue de ses émotions les plus pures et les plus intimes. Chaque réticence s'est vue associée au souvenir de Rousseau. Stendhal veut à tout prix éviter l'insincérité des belles phrases, l'égotisme romantique, l'impudeur de narrer tout au long ses aventures amoureuses et, pour y parvenir, il a créé une écriture neuve de la rupture et de la digression et fait passer son refus du romanesque par le refus d'un certain ordre narratif(33). Il est vrai. L'auteur de la Vie de Henry Brulard redoute le pathos, il aurait horreur de se promener, comme René, le cœur en écharpe. Vrai aussi qu'il déteste Chateaubriand comme l'incarnation même du mensonge dans tous les domaines. Ce «roi des égotistes» (HB, II, 533) a «le génie du charlatanisme» (J, II, 237), tout est chez lui «affectation», «fatras» et l'Itinéraire de Paris à Jérusalem est «puant d'égotisme, d'égoïsme, de plate affectation et même de forfanterie» (J, II, 109). Reste que Stendhal n'a pu connaître aucune des grandes autobiographies romantiques, en particulier les Mémoires d'outre-tombe. Ne pas vouloir être Chateaubriand, écrit Béatrice Didier, a permis à Stendhal d'être lui-même. Sans doute. Mais il ne veut surtout pas être Rousseau, le véritable ancêtre dont l'ombre, de l'aveu de l'Enchanteur, se profile même derrière René, et qui le préoccupe depuis bien plus longtemps et bien davantage. Dès le départ, Stendhal a explicitement édifié son entreprise contre les Confessions, comme un dernier compte à régler avec le maître de sa jeunesse.
   A la faveur du chapitre sur Milan, Stendhal aurait-il découvert, comme dit Béatrice Didier, «une impossibilité plus générale d'écrire une autobiographie»? Pas tout à fait. Ce qu'il découvre, c'est l'impossibilité d'écrire la sienne comme il l'avait résolu à partir du moment où il se voit contraint à la peinture du bonheur. S'en tenir à l'analyse, se contenter d'un sommaire, ou accepter de revenir aux procédés de Jean-Jacques, de recourir aux expédients littéraires. La première solution conduit à ennuyer le lecteur tout en privant l'auteur de la joie de revivre l'intense émotion d'autrefois; la seconde contient le désaveu de l'entreprise, c'est la bride lâchée à l'imaginaire, à la sensibilité, à l'exubérance du moi. Pris entre deux trahisons, l'autobiographe n'avait plus qu'à se saborder.
   Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal romancier avait réussi à exorciser le fantôme de La Nouvelle Héloïse; l'autobiographe a échoué devant les Confessions. Aussi ne lui restait-il qu'une issue. Non pas reprendre son récit irrémédiablement compromis, mais trouver un exutoire dans le roman, le lieu où le romanesque a le droit de se déployer. La Vie de Henry Brulard, note judicieusement V. Del Litto (HB, II, 1307), se poursuit naturellement dans La Chartreuse de Parme. Là, par personnage interposé, Stendhal pouvait dire enfin le bonheur, s'abandonner à un flot de tendresse et d'amour. Fabrice del Dongo prend la relève d'Henri Beyle et ce n'est pas un hasard si ce roman, d'où le nom de Rousseau est quasi absent et où Stendhal ne refait à sa manière aucune scène de la Julie, est cependant celle de ses œuvres dont la tonalité, le coloris sont le plus évidemment rousseauistes.


RÉFÉRENCES

   1. Pour une étude d'ensemble : R. Trousson, Stendhal et Rousseau. Continuité et ruptures, 2e éd., Genève, Slatkine, 199..  [Retour]
   2. Souvenirs d'égotisme, dans Œuvres intimes, éd. par V. del Litto, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1981-1982, 2 vol., t. II, p. 427, 443. Cité dans le texte comme SE[Retour]
   3. B. Didier, Stendhal autobiographe, Paris, PUF, 1983, p. 249. [Retour]
   4. Correspondance, éd. par H. Martineau et V. del Litto, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1968, 3 vol., t. III, p. 140. Cité dans le texte comme C[Retour]
   5. Journal, dans Œuvres intimes, t. II, p. 283. Cité dans le texte comme J[Retour]
   6. V. Brombert, «Stendhal lecteur de Rousseau», Revue des sciences humaines, oct.-déc. 1958, p. 482. [Retour]
   7. Voir M. Raymond, «Les Confessions», dans Jean-Jacques Rousseau, Neuchâtel, La Baconnière, 1962, p. 33-50. [Retour]
   8. Vie de Henry Brulard, dans Œuvres intimes, t. II, p. 536. Cité dans le texte comme HB. [Retour]
   9. R.N.Coe, «Stendhal, Rousseau and the search of self», Australian Journal of French Studies, XVI, 1979, p. 40. [Retour]
   10. J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, éd. par B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1959, t. I, p. 1148. Cité dans le texte comme OC. [Retour]
   11. J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La Transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 217. Nous empruntons à cet ouvrage (p. 218-227) la suite du développement [Retour]
   12. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 252. [Retour]
   13. Voir G. May, «The Rousseauistic self and Stendhal's autobiographical dilemma», Œuvres et critiques, X, 1985p. 22. [Retour]
   14. Sur cette omission du nom de Grenoble, voir B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 184-193. [Retour]
   15. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 33. [Retour]
   16. Ph. Lejeune, L'Autobiographie en France, Paris, A. Colin, 1971, p. 19. [Retour]
   17. G. May, «Préromantisme rousseauiste et égotisme stendhalien», L'Esprit créateur, VI, 1966, p. 104. [Retour]
   18. G. May, «Aspects de la sensibilité stendhalienne», Symposium, XXIII, 1969, p. 134. [Retour]
   19. F. Landry, L'Imaginaire chez Stendhal. Formation et expression, Lausanne, L'Age d'homme, 1982, p. 23. [Retour]
   20. Voir l'étude de L. Duisit, «Les Pièges de la narration d'agrément dans les Confessions», Dix-huitième siècle, VII, 1975, p. 243-252. [Retour]
   21. G. May, Préromantisme rousseauiste et égotisme stendhalien, p. 106. [Retour]
   22. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 252. [Retour]
   23. J.-L. Lecercle, Rousseau et l'art du roman, Paris, A. Colin, 1969, p. 400-401. [Retour]
   24. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 290. [Retour]
   25. Ibid., p. 294-318. [Retour]
   26. J.-L. Lecercle, op. cit., p. 394. [Retour]
   27. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 22. [Retour]
   28. H. Martineau, Le Cur de Stendhal. Histoire de sa vie et de ses sentiments, Paris, Albin Michel, 1952-1953, t. II, p. 306. [Retour]
   29. J. Sgard, «L'explicit de la Vie de Henry Brulard», Revue d'histoire littéraire de la France, LXXXIV, 1984, p. 199-200. [Retour]
   30. R.N. Coe, op. cit., p. 30-33 [Retour]
   31. B. Didier, «Inachèvement, interruptions et modernité dans l'autobiographie», Europe, 61, 1983, p. 8-13. [Retour]
   32. J. Sgard, op. cit., p. 201-205. [Retour]
   33. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 289. [Retour]

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