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LES MÉTAMORPHOSES DE MARGUERITE
De celles qui sont connues, la première photo qui vienne à l'esprit est l'image de la famille rassemblée. Presque tous les ingrédients de l'uvre sont présents. Avant le désastre (le désordre). Un jardin à Hanoi l'Indochine. De part et d'autre de la photo, les deux frères habillés à l'identique. La même taille. Pas la même tête. Dissociés, déjà, par une part d'ombre qui règne sur l'un d'eux et la pâleur de l'autre. Entre le père et la mère, il y a comme une distance. Un vide prémonitoire. Marqué, au sol, par un chapeau de colon renversé. Moins de trois ans après, le père repose dans le caveau familial de sa première épouse, en Lot-et-Garonne (France). La petite Marguerite se dresse sur la pointe des pieds entre les jambes paternelles, s'y accrochant comme pour le retenir, ce père qui s'en va, elle le pressent, pour l'empêcher de se lever. Ce sont les mêmes mains, celles qui retiennent le père, qui écriront plus tard son absence, déterrant ces moments du passé. La mine est renfrognée; l'air, inquiet. Les yeux sombres, précocement cernés, tranchant avec la blancheur du bandeau dans la chevelure. Ce sont ces yeux, dont on ne peut que deviner qu'ils fixent l'objectif avec un sentiment de défiance, presque désapprobateur, qui photographient la scène, la saisissant dans toute sa portée. Ce sont ces mêmes yeux qui savent déjà la puissance de ce qu'ils voient, qui sont en train de fabriquer l'imaginaire de l'uvre.
Sur la photo familiale suivante, la mère est seule. C’est toujours l'Indochine. À l'arrière-plan, trois indigènes plantent le décor. Le père a disparu. Comme par magie. La mort, ou le daguerréotype, l'a happé dans son néant. L'illusion est parfaite. La nouvelle image de la famille rassemblée est hantée, amputée de l'un de ses membres. Le visage de la mère est le même, elle semble peut-être plus épanouie. Les traits apparemment détendus. Un sourire esquissé sur ses lèvres. La distance entre les deux frères s'est agrandie. La même tenue tente encore de les confondre. Mais la différence est là, criante : le «petit frère» est accroché à la barque maternelle, une main empoignant l'accoudoir du fauteuil en osier où trône la mère, comme déjà sur la photo précédente. Ce contact le rassure, on pourrait le croire content d'être là. Protégé. À l'opposé, l'autre frère, celui que la mère va préférer, s'est séparé du groupe, de la cellule familiale. Il a laissé une place vide (père disparu) entre elle et lui. La petite Marguerite semble porter le deuil. Robe noire. Absence imprimée sur elle. Plus de bandeau blanc dans les cheveux sombres. La mine est sévère. Forcée d'être présente. Privée de sourire, d'expression. Main agrippant celle de la mère. Elle ne dit rien d'autre que ce qu'elle sera. Comme dans un ailleurs déjà, celui du regard qu'elle porte sur l'extérieur, de l'écrivain qui écrira ce qu'il voit comme un témoin étranger à la réalité de ce qu'il vit. Et pourtant plus que nul autre, dedans : dans la vérité intérieure de l'image.
C'est la célèbre photo prise à l'époque de l'amant chinois, reproduite à l'envi dans les magazines, les livres, sur des affiches, après la sortie du best-seller «mondial» et de son adaptation cinématographique. On la retrouve parmi les autres bibelots des commerces de fortune dans les rues de Saigon, sorte d'emblème censé attirer le regard des touristes. Et c'est vrai, il y a de cela dans la photo : elle irradie. Marguerite a peut-être seize ans. Le visage est très pâle, rayonnant. Yeux cernés. Cheveux noirs plaqués. Elle est emplie d'elle-même. Du secret qu'elle porte. Le barda familial. Le corps vendu au Chinois, sans désir. Mais cela n'est rien. Ou plutôt : de cela, qui n'est pas rien, ces gestes qui vont jusqu'à la dégoûter, elle fait de la matière littéraire. Elle sait que l'objet qu'elle est entre les mains du Chinois, entre deux colères de la mère, pouvait devenir sujet : écrivain. C'est pourquoi les lèvres maquillées, comme il est certainement inconvenant qu'elles le soient à l'époque dans ce milieu pour une fille de cet âge, et le regard narquois osent s'afficher de la sorte devant l'objectif étranger, comme est étrangère la vie, et étranges, les sensations. Elle est sans vergogne. Une part du visage a basculé dans la fiction comme si la chair n'était déjà plus que représentation. Comme si les jours ne s'écoulaient que pour s'imprimer dans les livres. Oui, cette photo, si célèbre, si déflorée, comme l'était sans doute la jeune fille représentée, est une entrée éblouissante dans le silence habité de l'écrit. Un rapt victorieux autant qu'un cri de guerre étouffé.
Il y a ensuite la petite femme, menue, débarquée d'Indochine, dont on sent le plaisir de promener sa sauvagerie dans le Paris d'avant-guerre, le corps emmailloté dans un tailleur trop serré. La pose est connue. Déhanchement. Mains posées de part et d'autre du bassin étroit. Hauts talons. Elle sait qu'elle ne ressemble guère aux métropolitains. Elle partage leur langue, et tente de se fondre dans leur conformité. Le contenu est différent, on le devine à la maladresse de l'attitude de travers. Quelque chose l'a fait plier. Se découvrir. L'océan ravageant les cultures de la mère. Les escapades, pieds nus, dans la forêt tropicale, avec le «petit frère», pour traquer la panthère. Les phonèmes chantants du vietnamien, les cris de la mendiante. Le déshonneur de sa liaison précoce avec l'amant indigène. La violence du frère. La voracité du boa dévorant un poulet entier, le dimanche, lors de la visite au jardin zoologique. La moiteur du climat, la traversée du Mékong, les jours de misère. Cela transperce dans la pose de celle qui mettra d'abord tout en uvre pour se dédouaner de la haine de l'administration coloniale, allant jusqu'à cosigner un livre à la gloire de l'empire français, on croit rêver. Elle cherche à conquérir le pays du père.
C'est assurément la guerre qui la fera devenir Marguerite Duras. Mettre une croix sur le patronyme défunt. Afficher la singularité foncière. L'expérience de la douleur (la mort d'un enfant et celle du «petit frère», la déportation du mari), la résistance, le témoignage nuancé à la faveur d' un collaborateur. Avec cette audace retrouvée (impudence remontée de l'enfance), elle signe et publie ses premiers livres sous le pseudonyme qui la rendra célèbre. On la retrouve, robe noire, visage arrondi, cigarette à la main, sorte de Piaf littéraire posant devant sa machine à écrire, rue Saint-Benoît. Elle a trouvé sa place en France. Un groupe d'amis. Des amants. C'est une période charnière, la transformation est en cours, elle est encore femme sur la photo, prête à basculer dans la neutralité de la fonction qu'elle porte en elle depuis toujours : entrer dans l'épaisseur du réel, en recueillir le plus fidèlement la voix. Vivre dans ce paradoxe : être dans et hors du corps à la fois. S'incarner dans l'image de l'écrivain.
C'est l'heure du gai désespoir, de la folie approchée, de l'alcool. Sur le visage, se lisent de plus en plus les marques de la «dévastation». Ce sont les années de grande mutation littéraire, le virage de Lol V. Stein, les années de solitude, de cinéma expérimental (pour passer le temps). C'est la période qui précède la gloire tardive, le nom est en train d'imprimer sa légende en profondeur, une uvre à part se tisse, unique, intime et grandiose, produite dans une forme d'arrière-pays, hors champ, et pourtant délivrée de sa clandestinité, atterrie dans un espace commun où elle devient dérangeante, scandaleuse comme le fut la liaison avec l'amant chinois, on le comprend, cela s'opère dans un lieu où réalité et imaginaire fusionnent pour fonder le mythe. L'uniforme de l'écrivain est taillé sur mesure, la panoplie vestimentaire lui colle à la peau autant que la volupté décrite : manteau de fourrure défraîchi, jupe de laine s'arrêtant aux genoux, bottines en cuir, gilet sans manche, col roulé et lunettes à épaisse monture. C'est affublée de la sorte qu'on la voit diriger des acteurs, manifester, répondre à des interviews, se mettre en scène devant l'objectif des photographes. Personnage à part entière de sa propre mythologie. Icône littéraire à la fois émergeant et disparaissant dans le violent impératif de l'écriture.
On en arrive à la transformation finale, celle qui m'a toujours le plus frappé (étonné, troublé) tant elle semblait l'avoir complètement métamorphosée en une autre femme, en un être fragile, si désarmant au regard de la stature de la Duras triomphante de L'Amant, du succès planétaire. Elle n'était plus qu'un tout petit bout de vie, résidu de chair, amaigri, diminué, ayant digéré les années du passé, ou les ayant abandonnées dans l'uvre au fil des livres écrits, vidée en quelque sorte, ne ramenant plus que quelques mots épars à la surface, pour témoigner de ce qui a été la fonction première de sa vie (écrire), quelques mots d'une intensité extrême, que l'on sent chargés de tout le poids de ce qui l'a réduit à cet état, presque à néant. À sa voix rauque, sèche, abrupte, répond le clappement de la canule à trachéotomie dissimulée derrière un foulard de gaze. Quand je dis «métamorphosée en une autre femme», en fait, non : revenue à l'enfance. Reprenez la photo de la petite fille, l'air renfrogné, sombre : la revoilà, au terme de sa vie, après la traversée des expériences, libérée de la touffeur et du vertige, oui revoilà la silhouette de la petite fille, gamine ridée aux cheveux gris; et ce qui a fondamentalement changé dans la physionomie, après les années, et les années de vie, ce n'est pas la texture de la peau, ou la couleur de la chevelure, ce qui a réellement changé, c'est l'apparition de ce sourire espiègle et bienveillant, presque constant, sur ces lèvres trop maquillées comme celles d'une enfant; ce qui a réellement changé, ce sont ces yeux qui pétillent comme des astres dans la nuit où ils s'enfoncent. Il me reste enfin de Duras cette image ultime : un nocturne de Chopin se diffusant dans l'air marin autour du navire night, grâce atteinte à la frontière de s'éteindre. Image évanescente et, osons le mot, sainte, qui me poursuit tel un fantôme réconfortant.
Copyright © Stéphane Lambert, 2007
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