Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







L'ANGE DE MISÉRICORDE

Omer Jabot était tueur en gros.
   C'était du moins ainsi que sa femme, qui lui tapait ses manuscrits, avait coutume de l'appeler. Et il fallait bien reconnaître qu'à raison de dix ou quinze cadavres par mois depuis plus de vingt ans, ce bon monsieur Jabot commençait tout doucement à mériter son strapontin au sein de l'aréopage des grands massacreurs de l'Histoire.
   Mais n'allez pas croire pour autant qu'il bâclait le travail comme le premier professionnel venu, non. Il fallait vraiment qu'il soit dans un très mauvais jour pour se laisser aller à liquider une de ses victimes d'un banal coup de neuf millimètres en pleine tête. Il préférait généralement les faire bouillir vivantes dans la cuve d'une blanchisserie chinoise de Johannesburg, les broyer entre les mâchoires d'acier d'une excavatrice dans un chantier désert de Montevideo ou, plus subtilement, leur faire feuilleter les pages imprégnées de cyanure d'un vieux manuscrit arménien.
   C'était beaucoup plus amusant.
   Bien entendu, Omer Jabot ne tuait pas sous son vrai nom. Difficile de réussir dans le polar sanglant avec un patronyme évoquant la dentelle, n'est-ce pas? Il signait donc ses six titres annuels du nom de Karsh. Karsh, tout sec, sans prénom. Un nom qui claquait comme la mèche d'un fouet cinglant la chair nue d'une jouvencelle sans défense. Mais outre la discrète Madame Jabot et le contrôleur des contributions, son éditeur était seul à savoir que Karsh le sanguinaire et Omer Jabot le paisible n'étaient qu'une seule et même personne.
   Car Omer n'était pas de ces gens de plume qu'éblouit leur propre talent. Il ne se relisait jamais, laissant à son épouse Henriette le soin de corriger ses fautes de syntaxe et d'orthographe. Ses exemplaires d'auteur, non déballés, s'entassaient dans un coin du grenier. Et il ne lui serait jamais venu à l'idée de se vanter auprès de ses rares connaissances d'être ce fameux romancier dont les amateurs de frissons s'arrachaient les œuvres aux kiosques des gares. Son seul vrai plaisir dans l'existence, il le prenait à sa table de travail, les pieds chaussés de pantoufles tandis que résonnait à l'autre bout de la pièce le staccato de la machine à écrire, en imaginant de nouvelles et ingénieuses manières de trucider ses personnages aux quatre coins du monde. Ainsi, Omet tuant, Henriette tapant, le couple était, à sa manière, heureux.
   Peu avant son cinquante-deuxième anniversaire, Omer dut passer quelques jours en clinique pour une intervention bénigne. Le gros bouquin prétentieux qu'il avait cru bon d'emmener l'ennuyait prodigieusement, et une infirmière lui prêta un roman policier qu'elle venait de dévorer pendant sa nuit de garde. C'était Tango mortel à Caracas, un des tout premiers Karsh, récemment réédité. Amusé par la circonstance, Omer entreprit, pour la première fois de sa vie, de se lire.
   Il se reconnut dès la première ligne. "Les treize hommes en noir fixaient sans mot dire le cadavre étendu devant eux…" Un démarrage sur les chapeaux de roue bien dans la manière de Karsh. Naturellement, il avait complètement oublié l'intrigue. À la page 17, il fronça le sourcil et revint quelques lignes en arrière. "D'un effort surhumain, il réussit à se hisser hors du bassin. Les mâchoires du requin claquèrent dans le vide avec un bruit qui lui glaça les sangs. Les jambes tremblantes, le Bulgare comprit à quelle mort horrible il venait d'échapper."
   Curieux. Mais sans doute n'avait-il sauvé ce Bulgare que pour mieux le liquider ultérieurement. Omer pousuivit sa lecture. Deux heures plus tard, il refermait le livre, profondément troublé.
   Non seulement le Bulgare n'avait réapparu nulle part (il s'en était donc bel et bien tiré), mais de tous les cadavres auxquels on était en droit de s'attendre dans Tango mortel à Caracas, il n'en restait qu'un seul, celui de la première ligne. Cadavre indispensable d'ailleurs, puisqu'il s'agissait d'un milliardaire de quatre-vingt-cinq ans, mort dans son lit avant même le début du récit, et sur l'héritage duquel était basée toute l'intrigue. Mais après, plus rien. Le désert. Le néant. En 230 pages, pas le plus petit macchabée à se mettre sous la canine. L'espion guatémaltèque dont la moto plongeait à cent à l'heure du haut d'une falaise terminait fort chanceusement sa chute dans une énorme meule de foin. La jeune droguée dont la seringue contenait de l'acide prussique s'en apercevait juste à temps et décidait du coup d'aller bien vite suivre une cure désintoxication. Et tout à l'avenant. Jusqu'à l'homme de main sans importance, censé être grillé vif au passage par un jet de lance-flamme, qui s'en sortait avec une petite brûlure à la joue.
   Omer fouilla sa mémoire. Avait-il été malade à l'époque? Il ne s'en souvenait pas. Mais le plus grave n'était peut-être pas ces victimes arrachées in extremis au couteau du sacrifice. Qu'est-ce que c'était que cette ridicule histoire d'amour entre le héros et la fille du colonel coréen? Dans les romans de Karsh, on forniquait souvent, on violait parfois, mais on n'aimait jamais. Tandis qu'ici, c'était tout juste si l'épilogue ne s'achevait pas devant l'autel. Même sous antibiotiques, Karsh n'aurait jamais accouché d'une bluette aussi consternante.
   Omer ne laissa rien voir de son trouble à sa femme. Mais dès qu'il fut rentré chez lui, il se précipita au grenier et ouvrit au hasard un des colis d'exemplaires d'auteur qui s'y amoncelaient. C'était Lune de sang à Venise, une de ses meilleures ventes. Omer le lut d'une traite. Quand il releva la tête, son front s'était creusé d'une profonde ride. Il se souvenait assez bien de Lune de sang, beaucoup plus récent que Tango mortel. De la trentaine de morts violentes qu'il y avait échelonnées, il n'en restait aucune. Pas deux, ni même une. Aucune. Quant à la dernière ligne du roman, elle résumait à elle seule l'orientation déplorable qu'avait prise la fin de l'intrigue: "…leurs doigts s'enlacèrent et ils se laissèrent pénétrer par l'immense bonheur d'aimer."
   Était-il possible que son éditeur?…
   Les jours suivants, profitant de ce qu'Henriette était dans sa cuisine ou au supermarché, Omer parcourut fébrilement une dizaine de ses romans. Dans tous, la technique était la même. Le canevas du récit était respecté, ainsi que le frisson qu'amenaient généralement les situations machiavéliques dans lesquelles Karsh avait l'art de plonger ses personnages. Mais à chaque fois, un deux ex machina quelconque arrachait ceux-ci à la mort affreuse qui les attendait. Et à la fin de l'histoire naissait une affligeante idylle de roman-photo qui s'épiloguait immanquablement par une phrase du genre: "…et ils lurent dans leurs yeux la promesse du bonheur qui s'ouvrait devant eux."
   Omer avait compris. Il ne lui restait plus qu'une ultime vérification à faire. De pure forme sans doute, mais qui devait être faite. Henriette venait d'achever la frappe de son dernier manuscrit, Grenades et castagnettes, et comme il le faisait souvent, il s'offrit à le poster en allant acheter du tabac pour sa pipe. Mais au lieu de se rendre au bureau de poste, il se précipita dans le café le plus proche et ouvrit nerveusement la grosse enveloppe.
   Juste avant d'entrer en clinique, il avait achevé son roman par une scène fort plaisante où l'on voyait une jeune Norvégienne bloquée dans un monte-charge qu'envahissait une horde de rats affamés. Il retrouva sans peine le passage en question. La Norvégienne figurait bien dans les pages dactylographiées, ainsi d'ailleurs que les rats. Mais bien entendu, le monte-charge se remettait miraculeusement en marche, juste à temps pour qu'Ingrid puisse se jeter dans les bras de Mike et "découvrir enfin l'amour qui les unirait à jamais". Omer fixa longuement le mur en face de lui, puis quitta le café sans avoir touché à sa consommation.
   Quand il revint chez lui, Henriette était en train de désosser un poulet pour le dîner. S'immobilisant sans bruit sur le seuil de da cuisine, Omer regarda pensivement la silhouette un peu épaissie de cette femme qui avait été sa compagne fidèle depuis un quart de siècle. Sa douce Henriette, si attentionnée, si effacée à l'ombre de son grand homme… Combien de vies humaines sa machine à écrire avait-elle sauvées durant toutes ces années? Deux mille? Trois mille, peut-être? Mais quelle importance, à présent…
  L'ayant senti derrière elle, Henriette se retourna, déposa le grand couteau à découper et, s'essuyant machinalement les mains à son tablier, offrit à son mari l'accueil de son sourire tendre. Le regard d'Omer balaya la petite cuisine fraîche et gaie, effleura le couteau, revint à sa femme… Et il sut qu'il ne lui dirait rien. Il ne lui dirait jamais. S'approchant d'Henriette étonnée et ravie, il lui prît les épaules à deux mains et, la serra contre lui, se laissa doucement envahir par l'irremplaçable bonheur d'aimer.

 

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