Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
NUAGES

J'ai rencontré Henk par hasard. Fatigué, déprimé, je m'étais décidé à prendre une semaine de vacances. J'avais laissé traîner un doigt sur la carte routière. L'index de ma main droite s'était arrêté sur la Zélande, aux Pays Bas. Pourquoi pas. Deux cents kilomètres en voiture et j'arrivais sur place. Je louais une chambre d'hôtel à Veere.
   Devant l'horizon dégagé, sous le ciel immense, je lâchais la bride à mes idées noires qui rencontraient enfin un espace suffisamment large et vide à traverser. Je pouvais alors les observer quand elles s'échappaient de mon crâne pour s'étirer puis se dissoudre tout là-bas, dans l'ouest, le nord et l'est de l'horizon. Quelquefois, par crainte ou par habitude, je les ramenais à moi. À d'autres moments elles se détachaient sans douleur. Ma mélancolie naturelle remontait doucement à la surface. Elle s'agrégeait à la tristesse des deux plaines qui se confondaient, celles de la terre et de la mer. Pour une fois, je ne m'étais pas trompé. Il fallait tout plaquer pour un temps. J'avais choisi le bon endroit. L'automne finissant libérait de l'or dans la boue.
   Je pédalais contre le vent avec mon vélo de location quand j'ai aperçu cet homme, seul au milieu d'un champ. Essoufflé, j'ai déposé le vélo contre un arbre, je me suis assis et j'ai étudié la scène. L'homme m'intriguait. Sa silhouette efflanquée se dressait contre le ciel livide. Il manipulait un appareil photo. En réalité, il photographiait le ciel. Nez en l'air, l'homme examinait la masse liquide et floue avant de se décider à porter le boîtier à hauteur d'œil. Le vent m'apportait alors le bruit mécanique, identifiable entre mille, qui caractérise l'ouverture et la fermeture de l'obturateur d'un appareil reflex. Curieux, j'imitais l'homme et levais les yeux à mon tour. Je ne remarquais rien de particulier. Juste le ciel. L'homme avait aperçu le mouvement de ma tête souligné par une moue perplexe. Il avait hésité avant de s'approcher. Nous avons lié connaissance en bordure de ce champ désolé. Main tendue, il a énoncé son prénom, «Henk», en insistant sur la consonne finale. «Lunus», avais-je répondu. Incapable de m'exprimer en néerlandais, j'extirpais au forceps quelques mots d'anglais. L'entièreté de mon répertoire, en fait. Henk avait aussitôt enchaîné en un français parfait.
   – Je peux vous demander ce que vous photographiez?
   – Les nuages…
   Il attendait probablement que je poursuive. J'ai répondu à son invitation.
   – Qu'ont-ils de particulier?
   – Rien. Ce sont des nuages. L'abstraction la plus concrète. Ou la manifestation du monde tangible la plus abstraite. Des capteurs mobiles de lumière. Ils sont la marque fugitive du temps et de l'espace. L'essence de la photographie.
   – Ah…
   J'ai dû afficher une grimace qui oscillait entre l'amusement et le scepticisme. Quoi qu'il en soit, je l'ai dissuadé de poursuivre, pour autant qu'il en ait eu l'intention. Nous regardions les nuages qui se désagrégeaient et se reformaient sur la toile sombre du ciel, gouttes de lait dans une tasse de café. Henk m'a demandé si j'avais soif. L'association d'idée s'est faite naturellement. J'ai acquiescé en annonçant : «un bon café.» Nous nous sommes donnés rendez-vous sur la place du village le plus proche.

Cette rencontre a changé le cours de mon existence. Elle a modifié en profondeur ma perception des choses. Pas de manière radicale. Je ne ' ' aurais pas supporté, je crois. Mais en douceur, pas à pas. A sa façon, Henk m' a aidé à reprendre pied. Je ne suis pas certain que, de son côté, il ait retiré ce genre de bénéfices de notre amitié. Il était trop loin, simplement. Et depuis l' endroit où il se trouvait, il n'y avait pas de retour possible. Peut-être avait-il apprécié l' empathie, dépourvue de jugement et d'épanchements sentimentaux, avec laquelle je ' ’avais accueilli dès le début. Peut-être pas. En fait, je n' en sais rien et tout ça importe peu. Si nous sommes devenus amis, c'est que nous nous sommes reconnus.

Robert Capa, sur la route de Nandinh à Thaibinh, Indochine (Viêt-Nam), 25 mai 1954, réf. 932. Noir et blanc.
   Une brigade de soldats français traverse un champ d'herbe rase. Les soldats se présentent de dos et s'éloignent de notre point de vue. Une piste, légèrement oblique, traverse l' image de droite à gauche, au niveau du tiers supérieur de la composition. Le mouvement est double. Voire triple. A l'avant-plan, partant du bord inférieur droit de la photographie, les soldats avancent vers la gauche et s'apprêtent à atteindre la piste. On en dénombre six. Ils portent tous des uniformes différents. Leur pas semble rapide et régulier. Au loin, à l'arrière plan, floue, une file d'individus progresse en sens inverse, de la gauche vers la droite. On pense à une colonne militaire, les six qui s'éloignent de notre regard en constituant l'arrière garde retardataire.
   Mais si nous nous penchons sur l'image, jusqu'à la toucher du bout du nez, nous constatons à divers détails qu'il s'agit en réalité d' une colonne de civils vietnamiens : chapeaux coniques, vêtements bigarrés. Les militaires marchent donc dans une direction que les civils semblent fuir. Voici pour les deux premiers mouvements. Il en est un troisième, statique celui-là, qui conteste ceux évoqués précédemment. Un des six soldats se tient immobile, à l'arrêt, légèrement à l' écart de ses cinq compagnons. Il nous intrigue parce qu'il est le seul à nous faire face. Le seul à affronter notre regard, malgré les verres fumés de ses lunettes de soleil. Peut-être attend-il le photographe? Il est vêtu d'un treillis, la tête recouverte par un casque, la mitraillette en bandoulière. Ses traits sont orientaux. Devant lui, à l' avant-plan, un cadavre est allongé sur le dos. Il s'agit d'une femme, civile ou viêt-minh, jambes croisées, pantalon retroussé au-dessus des genoux, mains dans le dos – exécution? –, chemise remontée jusqu'à la naissance des seins, visage couvert de sang, yeux clos.
   Le dernier soldat de la patrouille vient de dépasser le corps. Ses bottines ont frôlé la tête du cadavre. Ce soldat, un occidental certainement, porte un short et une chemise à courtes manches. Il a, vissé sur le crâne, un chapeau aux bords recourbés. Son fusil pend dans son dos, canon vers le sol. Sa tête est encore tournée sur la gauche. Il est en train de la relever après avoir jeté un rapide coup d' œil au cadavre. Un bras traîne en arrière et va repartir vers l' avant, dans le mouvement de balancier propre à la marche. Une montre luit à son poignet, seule marque scintillante de la photographie qui baigne dans les tons de gris.
   Nous savons que Robert Capa mourra dans une heure, pulvérisé par une mine antipersonnelle non loin de là.
   Les soldats avancent. Les silhouettes en arrière plan avancent. Tous et toutes auront bientôt quitté le cadre. Le corps restera sur place. Et notre regard aussi. Il y a ici l' indifférence, la guerre et, hors champ, la prémonition.


Henk et moi nous sommes revus à plusieurs reprises durant les derniers moments de mon séjour salutaire en Zélande. Henk habitait Veere, la ville où je logeais. Par la suite nos routes n' ont cessé de se croiser. Je passe d' agréables vacances en famille chez lui. Il nous invite à profiter de sa maison aux plafonds bas, truffée de petites pièces dénudées. Ma femme, mes enfants et moi remplissons de désordre et d'exclamations ce temple silencieux. Henk nous regarde partir avec un sentiment mêlé de tristesse et de soulagement. J'imagine qu'il passe la journée suivante à ranger notre joyeux fouillis. De même, il est toujours le bienvenu chez nous. Par intervalles réguliers, il débarque à l' improviste, avec sa solitude sous le bras. Et un tas de cadeaux pour les enfants. Le matin, il adore jouer avec mon fils et ma fille. L'après-midi, il disparaît pour photographier les qualités grises des ciels d'ici. Si je ne suis pas en congé, il met un point ' 'honneur à prendre le petit déjeuner en ma compagnie. Il se moque de ce qui, d'après lui, cloche en moi, de ce qui pèse sur moi dit-il, comme ma cravate ou ma montre. Il m'accompagne en bus jusqu' aux marches du bâtiment tape-à-l' œil construit par la compagnie d' assurances qui m’emploie. Nous nous retrouvons pour le déjeuner. Nous discutons de tout et de rien.
   Un jour, lors d' un repas, de but en blanc, il m' a averti :
   – Sur ma pierre tombale, j' aimerais que l' on fasse inscrire : Ci-gît un homme qui ne portait ni montre ni cravate et qui détestait les miroirs.
   Je l' ai observé du coin de l'œil, intrigué. J'ai ironisé :
   – Tu y penses déjà! Tu es atteint d' une maladie incurable?
   – Oui. On peut le voir comme ça.
   Il a soutenu mon regard, mimant mon sourire. Je restais perplexe, lèvres entrouvertes, impuissant à deviner où il voulait en venir. Henk est capable de tout. Après avoir joué du silence qui m' embarrassait, il a ajouté   :
   – Comme toi, je suis vivant. Une maladie dont on ne guérit pas. Le jour où je suis né, on m' a annoncé : normalement, dans un peu moins de quatre-vingts ans, tu seras mort. Mort d'avoir été vivant. Peut-être beaucoup plus tôt. Peut-être un peu plus tard. Ça dépend des circonstances. Pourquoi? ai-je demandé avec insistance. Qu'ai-je commis comme crime pour être aussitôt condamné? Rien. Tu es venu au monde, me répondait-on. Tel est ton crime. Cela suffit. Il n'y a aucun recours. Ainsi que le constate les bouddhistes, seul le non-né ne meurt jamais. Eh bien moi, d'une certaine manière, je me trouve exactement dans la position d'un malade à qui le médecin annonce qu'il ne lui reste plus qu' une année à vivre. C’est juste quatre-vingts fois plus long. Pas énorme, finalement.
   – Et alors? On est tous embarqués sur le même bateau. Sur la nef des fous. Ton problème est universel. À quoi ça te sert ces remarques? Tu veux devenir bouddhiste? T'asseoir sous un arbre pendant le reste de tes jours pour atteindre la vacuité?
   Henk souriait toujours. Mais il y avait maintenant une empreinte de tristesse au fond de ses yeux. Il a sorti son appareil photo du sac qui reposait à côté de la chaise et l' a tendu vers moi.
   – Tu vois ceci, fixé sur le boîtier?
   J' ai opiné d’un hochement de tête.
   – Et tu sais comment ça s' appelle?
   J'ai refusé de rentrer dans son jeu puis, cédant sous l' insistance de son regard, j'ai ânonné en détachant les syllabes :
   – Un ob-jec-tif.
   – Ah! Tu vois. C'est ma réponse à ta réplique pour le moins superficielle et banale. On appelle cet engin un objectif alors que chaque image reflète son auteur. Moi, quand je prends une photo, je pense : je règle mon subjectif. Et ça vaut pour mes remarques précédentes. Ecoute un homme à la fois. Écoute-le bien. Parce que tu ne pourras jamais entendre tous les hommes. Le bruit du chaos.

Bien sûr, ses discours édifiants ne m' impressionnent pas outre mesure. Je connais bien le personnage maintenant. Avec le temps, j'ai appris à distinguer sa rhétorique, parfois balourde, des abîmes contradictoires qui alimentent sa pensée. Henk n'est décidément pas homme de discours. Il a ce côté insaisissable de ceux qui oscillent sans cesse entre une forme de légèreté, due à la hauteur désincarnée depuis laquelle ils observent le monde, et une forme de gravité tendue par l' incapacité rédhibitoire à colorier le noir dans le regard.

Quand Henk part en voyage – en lévitation, selon ses ' envoie des e-mails. Deux ou trois mots – du style Baie d' Auckland – et, en fichiers joints, des photos de nuages prises sur place. Par contre il ne téléphone jamais. Il déteste ça. Il n'écrit pas. Il déteste ça. Pour terminer le tableau, il reste muet sur certaines activités, qu'il qualifie d' alimentaires avec une mine dégoûtée. J' apprends par la presse ou les moteurs de recherche sur Internet qu' il expose dans telle ou telle ville, sur tel ou tel continent.
   Le soir, après une ou deux bonnes bouteilles de vin, nous bavardons. Nos discussions se prolongent tard dans la nuit. J' ajoute des bûches dans le feu ouvert. Nos regards se fixent sur les flammes qui crépitent. Henk remplit mon verre. Plus la nuit avance, plus je m' avachis, et plus il se libère. En mettant ces discussions bout à bout, j' ai pu rassembler les pièces du puzzle. Ou, du moins, refermer les bordures. Au centre, invisibles, persistent des énigmes.
   De commun accord, sans l'exprimer, Henk et moi avons convenu des limites à ne pas franchir. Par un regard, une hésitation prolongée ou une intonation, nous comprenons qu' il vaut mieux changer de sujet. Afin de conserver le mystère vivant. «Nous succombons sous des amas de signes, répète-t-il souvent. Les gens prennent peur devant ce qu'ils nomment le vide de la nature parce que ça manque de poteaux indicateurs, de panneaux publicitaires, d'enseignes lumineuses, de marques au sol, d' asphalte lisse, de musique binaire, de feux rouges, d'angles droits, de punaises aux coins du paysage, de péage à la sortie, que sais-je encore. Tout organiser là où rien n' est définitif, où tout est à interpréter. Les gens parlent trop. Et décident de se taire alors que le moment de parler arrive enfin.»

James Nachtwey, Bosnie, 1993. Noir et blanc.
   En diagonale, toujours entier et rectiligne, le minaret d'une mosquée s'est affalé sur une construction en forme de tour. Le sommet du minaret s'encastre dans le sommet de la tour au flanc de laquelle, suspendus par des câbles d'acier, des débris de bétons armés pendent, informes. Les symboles phalliques sont en piteux état : détournés, embrochés, inutilisables. Pourtant, les seuls dégâts visibles sur le minaret, hormis son inclinaison, consistent en quelques rangées de dalles tombées. Les bâtiments abattus surplombent de leurs masses écrasantes une scène macabre à ciel ouvert. La scène, troublante, possède un aspect clinique et affreusement «naturel». Mécanique. Tout semble normal.
   Deux hommes vêtus de blouses blanches se tiennent de part et d'autre d'un corps allongé sur une table de planches disjointes. Ils s'affairent devant une toile tendue par-dessus les gravats et font face à l'objectif. Le cadavre dévêtu repose perpendiculairement à la ligne tracée par le minaret, crâne vers le photographe et par conséquent vers nous, spectateurs de l'image. Les mains du premier infirmier sont protégées par des gants de plastique. Sa blouse est recouverte d' un tablier, comparable à celui d' un boucher, blanc et immaculé lui aussi. De sa main gauche l'homme soulève le cadavre par l'épaule, le bras passé au-dessus du corps. Le second infirmier rince le dos soulevé. Un filet d'eau coule par l' embout d’un tuyau d’arrosage. Les cheveux du mort sont humides. Les yeux, fermés. L'homme est jeune et musclé. Aucune blessure visible sinon un gros morceau de chair, protubérance sombre sur l'épaule.
   Les lignes de force de la composition qui courent dans des directions opposées et la distorsion propre au grand-angulaire ajoutent au fardeau des bâtiments écroulés qui pèsent sur les infirmiers tout à leur tâche. La collision des symboles impose froidement sa signification. Il n'y a pas d'équivoque : la guerre est une boucherie. Masculine. Ni plus, ni moins.


Fils unique, Henk a grandi à Amsterdam, dans une famille de la petite bourgeoisie protestante. Une enfance heureuse mais sans joie. De mère institutrice et de père fonctionnaire, il représentait le prototype de l'introverti. Il habitait un monde imaginaire, dense et fouillé, dont il possédait seul les clés. Henk jouait dans sa chambre des jours entiers. Il prenait soin de fermer la porte derrière lui, arrêtant ses jeux dès qu'il entendait l'escalier grincer sous les pas lourds de sa mère ou sous la foulée nerveuse de son père. Chaque intrusion le dérangeait. Pendant ces heures durant lesquelles son imagination se réalisait concrètement en d'intenses combats médiévaux – il incarnait chaque personnage – ou dans des courses automobiles plus vraies que nature, Henk apprivoisait sa solitude et développait son indépendance, particularités qui deviendraient toutes deux les marques distinctives les plus évidentes de son caractère. Très tôt il a aimé la lecture. Passionnément. Il dévorait tout ce qui lui tombait sous la main.
   Dès l'âge de sept ans, Henk développe un goût prononcé pour les images et les cadrages. Il s'amusait alors à isoler des morceaux de réalité à l'aide de cadres en carton de sa fabrication. Le résultat le fascinait autant du point de vue esthétique que philosophique, peut-on en déduire à rebours. Il prétend avoir remarqué à cette époque que, chez lui, la vue prenait le pas sur les autres sens. Comme s'il souffrait d'une hypertrophie sensorielle et que ses yeux trop actifs dévaluaient les autres outils de perception mis à sa disposition. En même temps, il pressentait grâce aux cadres en carton que tout ce qu'il voyait n'était qu'illusion et fragments. Qu'il n'existait pas de tableau complet. Aiguisé, toujours à l'affût, son regard était exercé à isoler le détail remarquable dans le magma composite de ce qui s'étendait devant lui.
   Évidemment, la mère surveillait les activités de son fils. Pour son huitième anniversaire, elle lui offrit son premier appareil photo. Un cadeau qui allait orienter la suite de l'histoire. Ou simplement affermir ce qui était en gestation. À huit ans donc, Henk annonça : «Je serai photographe.» Son destin était tracé. Il s'y est tenu sans faillir.
   À douze ans il installait dans la cave son premier laboratoire et à dix-huit ans il entrait à l'École des Beaux-Arts d'Amsterdam, section photographie. Il en sortit diplômé avec le plus haut grade à vingt-et-un ans. Ses professeurs avaient aussitôt remarqué ce grand gaillard taciturne qui se distinguait du lot par une affirmation nette de ses choix, une maîtrise technique irréprochable et une incapacité notoire à consentir le moindre compromis. Ses condisciples de cours le rejetaient comme un pestiféré mais Henk n'en avait cure. Il s'était fixé un but et il allait l'atteindre. Les années d'étude étaient un passage obligé, point final. Ce n'était pas très compliqué. Méticuleux et intransigeant, il peaufinait sa technique. Il étendait le champ de son savoir en décortiquant toutes les images. Peu de photographes échappaient à ses recherches obsessionnelles, du plus exotique jusqu'à l'illustre inconnu.
   Toutefois, Henk n'avait pas cherché bien loin pour trouver celui à qui il vouait un véritable culte depuis l'adolescence. La renommée de Robert Capa était bien établie. La légende – immigration, courage, Omaha Beach, Magnum, fin tragique – et le glamour – flirts, stars, Hemingway, Picasso, paillettes – qui auréolaient le personnage occultaient à présent la valeur supérieure de son travail. Justement, Henk se concentrait sur ce travail. Il n'accordait aucune importance à la biographie des artistes qu'il admirait. Seul comptait le résultat, en l'occurrence, dans son cas, le cliché exposé devant ses yeux. Il pouvait passer des heures à décortiquer la composition d'une image, la qualité de la lumière et du grain, à deviner les focales utilisées, les secrets de laboratoire, le temps d'exposition. Par contre, le récit lié à la genèse de la prise de vue ou les explications fouillées concernant les événements et les personnages arrêtés dans le cadre de l'image ne l'intéressaient pas.
   De Bob Capa, il avait retenu cette maxime incantatoire : approche-toi de ton sujet, approche au plus près de ton sujet. Plus tard, Henk ajouterait : deviens ton sujet. Ce qui entraînera sa chute. Capa avait délimité la frontière – il marchera sur cet étroit chemin jusqu'à la mine antipersonnelle sur laquelle il se volatilisera. Henk, quant à lui, se croyait plus fort. Immunisé. Un des secrets de la photographie réside dans la distance établie entre le voleur et le volé. La juste distance. Non seulement la distance terrestre, telle qu'exprimée par Capa, mais aussi la distance mentale. Ni trop loin, ni trop près. Parfois très loin, parfois très près. Un endroit fragile et évanescent. Consciemment ou non, à un tournant de sa carrière, Henk abolira toute distance mentale et s'en affranchira. Il en payera le prix.
   À la fin de ses études, Henk n'avait pas dévié d'un iota de la voie qu'il s'était tracée. Il allait devenir photoreporter. Contrairement à la plupart de ses condisciples au goût du jour, il dédaignait l'expérimentation pure, les photos de studio, les mises en scène. Pour lui, la noblesse de cet art de la fixation, de la figure figée, résidait de manière paradoxale dans le mouvement. Et ce mouvement tendait à la captation de la souffrance, de la peur ou de la mort. De ce que l'on évacuait. De ce que l'on cachait. De ce que l'on travestissait. A l'ère du mensonge médiatique, il assignait au photographe le rôle éminemment politique de témoin. De dernier témoin. Il n'avait probablement pas tort.

Robert Capa, Teruel, front d'Aragon, Espagne, 21-24 décembre 1937, réf. 219. Noir et blanc.
   L'image entière est occupée par un enchevêtrement de branches et de câbles auxquels s'ajoute un corps. Voilà tout : un arbre nu, des câbles tendus et inertes, le corps d'un homme mort. Le tronc et la cime de l'arbre famélique fractionnent la photographie en deux parties égales, verticalement. Les branches ramifiées en pyramide inversée s'étendent vers le haut dans un ciel vide et sombre. Le gros grain de l'image accentue le poids du ciel. C'est l'hiver : les branches sont nues, le mort porte un lourd manteau. Les câbles provenant de diverses directions se rejoignent et s'entortillent autour du tronc, à hauteur du pied droit de l'homme. Ils accentuent l'impression de désordre et d'incongruité.
   Le combattant en uniforme est accroché en haut de l'arbre, au milieu du fouillis du branchage. Il porte encore son képi. Une ou plusieurs branches traversent le corps crucifié. Le bras droit de l'homme est transpercé par une de ces branches, longue de plusieurs mètres, qui s'en va hors cadre par l'angle supérieur gauche de la photographie. Il est impossible qu'elle se soit fichée dans le bras par la pointe et que l'homme ait ensuite glissé jusqu'à sa position actuelle. Des nœuds et des tiges secondaires annulent d'ailleurs clairement cette hypothèse. Le combattant se tient en position assise, la jambe droite repliée, pied appuyé sur un nœud. De l'autre côté du tronc, la jambe gauche pend dans le vide. Le bras droit est tendu, poing fermé. La visage, renversé vers l'arrière, grimace bouche grande ouverte. On distingue nettement la rangée blanche des dents de la mâchoire supérieure. Plus l'observateur s'attarde sur l'image et plus le doute l'étreint : le combattant est-il vraiment mort, ainsi qu'on le pense de prime abord, ou bien est-il pris au piége, en train de hurler?
   Le photographe pose une série de questions et n'apporte aucune réponse. Que fait ce soldat en haut d'un arbre? Est-il réellement mort ou simplement blessé? À quel camp appartient-il : franquiste ou républicain? À quoi servent les câbles? Comment la branche a-t-elle pu traverser la manche du manteau et probablement le bras? L'évidence de la représentation (quoi de plus «réel» qu'une photographie prise sur le vif?) ne nous révèle rien sur la vérité d'un fait. L'interprétation que nous essayons d'en donner contribue à nous égarer davantage. Notre regard quitte l'image mais les questions demeurent.


Henk débute dans les journaux locaux. Sûr de son fait, il va à l'essentiel. La suite coule de source. L'audace et l'humanité de ses clichés attirent immédiatement l'attention des grands organes de presse du pays. Il se lie à l'un ou à l'autre puis prend son indépendance. Il choisit ses sujets, travaille en free lance et revend ses photos aux agences internationales. Nomade par inclinaison autant que par nécessité, il parcourt le monde dans les endroits où la terre se gorge de sang. Henk compare souvent ces années mouvementées à un tourbillon de poussière. À ceci près qu'il était lui-même le tourbillon de poussière. Ce qu'il saisit alors derrière l'œilleton de son appareil ne le touche pas. Il se sent invulnérable. Sa fonction – l'être voleur d'images – supplante ses capacités d'analyse ou même ses réactions organiques telles que la peur ou le dégoût. Il m'a avoué récemment qu'il abhorrait les photos prises à l'époque. Celles qui l'on pourtant fait connaître. «Sans âme», a-t-il lâché d'un ton qui n'admettait pas la réplique.
   Son parcours sentimental s'ajuste au rythme désordonné des trajectoires géographiques. Henk entretient de brèves liaisons. Mais il prend bien soin de laisser filer les amarres. Il connaît le danger que représentent les amours suivies. Déchirements et amertume. Ce type de comportement devient une seconde nature. Impossible de lui extorquer la moindre confidence à ce sujet. Toujours la poussière qui tourbillonne. Henk désagrégé. Il figure l'archétype du gentilhomme de fortune, au regard mélancolique et lointain que rien ne semble émouvoir en dehors de la tristesse sourde qu'il trimballe au fond de lui. L'homme solitaire qui ne s'aime pas mais que l'on aime regarder, apparemment libre de toute attache, toujours en fuite, en rupture, décidant seul du chemin à emprunter.
   Arrivent alors les années 1993-1995. Le grand tournant dont Henk est ressorti abîmé. Il y est entré trop vite. Comme Ayrton Senna en mai 1994 dans la courbe de Tamburello. Certain de pouvoir maîtriser la situation quoi qu'il advienne. Mais Henk ne maîtrisait plus rien.
   Il entre dans ce virage aveugle. En trois temps, sa trajectoire va pivoter de cent quatre-vingts degrés. Les trois temps d'une valse discordante, presque arrêtée. De l'autre côté l'attend un paysage lunaire. Personne ne l'avait prévenu. Cet endroit n'apparaissait sur aucune carte.
   Premier temps. Début 1993. La poussière commence à retomber. Henk est fatigué. Il ressent le besoin de se replier sur une base arrière, de stabiliser ses mouvements. Il achète la maison de Veere et se lie par contrat au grand quotidien d'Amsterdam, le Telegraaf. La rédaction l'envoie à Mostar pendant la guerre bosno-serbe. «Si vous êtes reporter et que vous vous destinez à rendre compte des conflits, vous ne courez aucun risque de vous retrouver au chômage. Merci l'espèce humaine.», avait-il répondu laconiquement à un journaliste qui l'interrogeait sur ses motivations. Henk monte dans l'avion. Il en descend une heure et demie plus tard. Un vol d'une durée identique à celui qui relie Amsterdam à Rome. Il s'en étonne puis feint de l'oublier. Il plonge dans les gravats et l'horreur. Encore cette vieille et sempiternelle histoire. À la différence près que, cette fois, l'horreur lui saute au visage. Est-ce la proximité avec son monde? Est-ce l'accumulation d'événements plus mal digérés qu'il n'y paraît? Toujours est-il que le trop plein déborde, goutte à goutte.
   Henk ne peut capturer la moindre image. Là, parmi les décombres et les éclats d'obus, hébété, il croise la silhouette du photographe américain James Nachtwey. Depuis quelques temps déjà, ce nom circulait dans la profession de manière de plus en plus insistante, précédé d'une rumeur flatteuse. Henkl n'avait pas eu l'occasion de s'y intéresser de près. Tout allait tellement vite. De retour à Amsterdam sans matériel à soumettre au Telegraaf, il consulte l'œuvre de l'Américain. Les photographies qu'il contemple lui font mal. Une révélation immédiate. Un coup de tonnerre. Une seconde admiration inconditionnelle vient de naître. Mais à la différence de Capa, Nachtwey est son contemporain. À tort ou à raison, à partir de cet instant, Henk dévalue son propre travail. Nachtwey tire la quintessence de chaque image publiée. Il réalise ce à quoi Henk aspirait, un degré plus haut. Pour un perfectionniste, ce constat prend l'allure d'un choc irréversible. Pourtant, comme en Bosnie, Henk s'en étonne puis feint de l'oublier.

James Nachtwey, Zaïre, 1994. Noir et blanc.
   La photographie est fractionnée en deux parties d'égales dimensions. Les nuances de gris contrastées de Nachtwey ainsi que ses noirs appuyés accentuent la partition de l'image qui se lit comme un texte : de gauche à droite et de haut en bas. À gauche donc, dans une lumière grise, un soldat français se tient debout au milieu d'un champ labouré par des traces de pneus et de chenilles, couvert de brindilles éparses. Un bulldozer s'est arrêté derrière l'homme dans son uniforme impeccable. Enfin, à l'arrière plan, les silhouettes estompées de la foule observent l'action. Le soldat porte un masque de protection blanc qui recouvre sa bouche et son nez. Il a les jambes arquées et les pieds fermement ancrés dans la terre. Son bras gauche est tendu vers la seconde moitié de l'image. Peut-être ordonne-t-il au camionneur d'avancer. À droite maintenant, puisque le soldat nous y invite, tout est sombre sauf un corps, pourtant noir de peau. L'arrière de la benne d'un camion mange toute cette portion de la photo. Une roue énorme soulève la poussière. Il semblerait que le camion s'ébranle en réponse à l'injonction silencieuse du soldat. La benne déborde de paille et de rouleaux de tissu dont on ne saisit pas tout de suite l'utilité. Un cadavre pantelant, défiguré, bras ballant, pend à l'extérieur de la benne, suspendu au panneau arrière par un tissu wax. Le cadavre apparaît comme éjecté du chargement. En surplus.
   Après quelques instants de recul, on commence à comprendre. On comprend que le camion est rempli de cadavres, cachés ceux-là. Celui sur lequel notre regard s'est attardé apparaît d'un coup moins incongru. On se dit que les deux gros rouleaux jetés sur la paille enrobent d'autres corps. Que la paille est destinée à en recouvrir d'autres encore. On comprend enfin que le camion emporte non pas des gravats mais un chargement de cadavres. En vrac.
   Qui sont-ils? La date, l'endroit et l'uniforme du soldat laissent à penser qu'il s'agit de Rwandais hutus, qui ont fui leur pays au cours de l'Opération Turquoise pour éviter les représailles après le génocide. Le masque du soldat indique que les cadavres puent ou sont contagieux. Si l'on se souvient des événements, on pourrait en déduire, sans certitude, que le choléra a fauché ceux que le camion emporte. D'autres morts amoncelés, en Afrique toujours. Tout cela nous est suggéré sans pathos à travers le dialogue de deux corps : l'un blanc, vivant et impérieux; l'autre noir, mort et disloqué. Avec les engins roulants en toile de fond.


Les mécanismes à l'œuvre en nous sont beaucoup mieux huilés qu'il n'y paraît. Une fois la période de rodage terminée, ils fonctionnent presque indépendamment de notre volonté. Difficile de stopper nette la machine. Semblable à un train lancé à grande vitesse, Henk laisse filer beaucoup de temps et de distance entre le moment où les freins s'enclenchent et celui où la locomotive arrête enfin sa course. Dans l'intervalle, les événements se précipitent.
   Deuxième temps. Avril 1994. Fin de siècle. Un peu partout, les guerres se multiplient : Soudan, Tchétchénie, Algérie, Afghanistan, Yougoslavie… Frénésie de mort juste avant l'aube. Dans la plupart des cas, il s'agit de conflits séparatistes menés sous prétextes ethniques et religieux. Sous-tendus, comme toujours, par l'accès aux ressources. Le pire, s'il existe une gradation dans l'atrocité, est à venir. Voici le Rwanda. Henk est envoyé à Goma, dans l'est du Zaïre où affluent les réfugiés, pour en ramener des images de la guerre civile, dit-on alors, qui vient d'éclater.
   Henk passe la frontière rwandaise en fin d'après-midi. Sous l'équateur, le soleil blafard croule en accéléré. Dans une heure il fera nuit. Henk tourne la tête à gauche et à droite. Aussitôt son regard se fige sur un monceau de cadavres. Des corps entassés là, en pyramide, au bord de la route. Par réflexe, il demande au chauffeur de se ranger. Henk descend du véhicule tout-terrain. Il fend à contre-courant le flot régulier de la colonne de réfugiés qui progresse vers le pays voisin. Quelques cadavres abandonnés empuantissent l'air sur les bas-côtés. Hagards, la bouche et le nez protégés par des tissus sales, les réfugiés avancent en direction du lac Kivu. Personne ne prête attention au reporter. Après ce qui lui paraît un temps infini, Henk s'est rapproché de la pyramide. Il saisit son appareil par la sangle et visse l'œilleton à son œil droit. Pas l'ombre d'une question. Assuétude aux gestes sans cesse répétés. Du pouce, il avance la bobine de film tandis que la main gauche règle le zoom et la netteté. Il s'apprête à presser l'index sur le déclencheur quand un détail l'arrête. Un mouvement subreptice dans le champ de vision, à travers la lentille grossissante. Il zoome en avant, fouille l'amas de corps. Le mouvement se répète, plus distinct. Henk zoome toujours. L'image tremble. Il tend ses muscles, réprime son tremblement. Et il voit. Là-bas, sous les chairs molles, un bras remue. Une main s'étire puis retombe, suspendue dans l'air moite. Quelqu'un vit encore là-dessous. Henk se détourne de la scène et lâche le boîtier. Il vomit. De la bile et des milliers d'images. Une lumière irréelle, surnaturelle, suinte de la forêt clairsemée. La lumière explose en kaléidoscope à travers la cime des arbres et se répand en taches mouvantes sur la terre rouge de la piste. Puis d'un coup tout devient bleu.
   Pour la seconde fois, Henk n'a pas pu prendre de photo. Quelque chose en lui d'extrêmement puissant l'en a empêché. De retour en Europe, il suit d'aussi près que possible le déroulement des événements au Rwanda. Le génocide, le décompte macabre qui s'arrêtera au million de morts. Les récits épouvantables. Il s'intéresse surtout à la responsabilité occidentale comme, parmi d'autres, l'Opération Turquoise menée par les troupes françaises sous l'égide de l'Onu, opération qui permet aux génocidaires hutus de s'enfuir et de s'installer dans l'est de ce qui allait bientôt devenir la République Démocratique du Congo. Contribuant à attiser un nouveau conflit qui perdure encore et qui a fait au moins quatre autres millions de victimes, civiles pour l'essentiel. Il se sent coupable. Alors qu'il se prétendait blasé, vacciné contre les atrocités, Henk entame une mue progressive. Malgré lui, son regard qui est sa peau s'attache et se lie aux sujets de ses photographies. Il s'imprègne de leurs calvaires. Il lui arrive de pleurer en déclenchant. Le bruit du volet qui se referme n'a plus rien de romantique. Chaque fois, Henk entend le tranchant du couperet. La lame de guillotine. Au lieu de renforcer le rôle politique de son métier, celui de témoin indispensable, la compassion qu'il éprouve pour ceux dont il capture la souffrance paralyse son geste.
   Troisième et dernier temps. Juillet 1995. Après avoir longtemps hésité, Henk accepte une mission en Bosnie. Les nouvelles sont mauvaises. Des rumeurs font état de l'installation de camps de concentration par les Serbes. Mais Henk se garde des rumeurs. Ne se fiant qu'à lui-même, il part enquêter. Le contingent hollandais de la Forpronu installé à Srebrenica fournit un bon prétexte de reportage. La ville bosniaque est déclarée enclave protégée puis zone de sécurité par les Nations Unies en 1993. Quarante mille personnes y survivent encerclées depuis deux ans, dans des conditions épouvantables, sous la menace permanente des artilleurs serbes. Les habitants tiennent tant bien que mal, sous perfusion, au rythme de l'aide occidentale acheminée selon le bon vouloir des assiégeants. La situation, favorable aux Serbes, entérinée par la communauté internationale, est instable. Récemment, les troupes de Mladic ont renforcé leur stratégie d'étranglement de la ville. Encouragées par l'absence de réaction des forces de l'Onu, les milices serbes s'apprêtent à donner l'assaut.
   Henk, accompagné par Sabic, son traducteur, tente d'entrer dans Srebrenica avec un convoi de la Croix Rouge. L'accès lui est interdit. Le 6 juillet au matin, les bombardements serbes débutent. Quatre jours plus tard, Henk et Sabic obtiennent l'autorisation de se rendre dans la ville de Tuzla, autre enclave «protégée». Ils s'y précipitent. Entre temps, ils ont appris médusés que le général français Janvier, commandant des Casques Bleus en Bosnie, refusait de donner l'ordre à l'aviation d'attaquer les positions serbes. De la sorte, lui comme l'ensemble de la communauté internationale sacrifiaient de facto les habitants de Srebrenica en échange d'éventuels accords de paix, avec, de plus, l'assurance que les Serbes ne tenteraient rien contre le bataillon hollandais basé au nord de la poche. Le 11 juillet, les troupes de Tchetniks entrent dans la ville. Aussitôt, sous les yeux des soldats hollandais, devenus auxiliaires du crime, commence la déportation soigneusement préparée. Et, plus loin, hors de vue, la torture. Et le massacre. Systématique, méthodique. Il y aura huit mille morts. Au moins.
   Une colonne de bosniaques réussit à prendre la fuite à travers la forêt. La colonne est harcelée par les Serbes. Quelques rescapés atteindront Tuzla. Henk se trouve sur place quand les survivants pénètrent dans l'enclave. Il écoute Sabic lui traduire le récit d'un jeune combattant. La veille au matin, le combattant avait trouvé son frère aîné étendu au milieu d'une clairière. Il agonisait dans l'herbe. Les Tchetniks lui avaient arraché le nez et les oreilles. L'aîné avait imploré du regard. Le cadet l'avait étranglé pour abréger ses souffrances. Il montre ses mains crispées. Il les tend et sanglote comme un enfant. Accroupi près du rescapé, Henk prend son appareil photo. Il le porte à son œil, fait le point sur ses propres pieds. Il relève la tête. Dans l'objectif passe le visage en pleurs. Henk poursuit son mouvement ascendant. Le ciel bleu défile. Un nuage. Henk arrête son mouvement. Il fait à nouveau le point. Dans un geste comparable à celui de Stieglitz soixante ans plus tôt, mais instinctivement ici, Henk photographie la masse informe, changeante et mobile. Le nuage est cadré dans le coin supérieur gauche de l'image. Le reste de la composition baigne dans un bleu presque transparent. Premier nuage d'une longue série toujours en cours. La photographie est intitulée : Tuzla, Bosnie, juillet 1995.

Henk Somers, Zélande, Pays-Bas, octobre 2005, couleurs.
   L'image est coupée horizontalement en deux parties égales. Au-dessus, le bleu intense du ciel domine. Un nuage solitaire, comme égaré, occupe le centre exact de cet hémisphère de la composition. Lumineux, il moutonne paisiblement. On devine grâce à quelques filaments qui s'étirent vers la droite la direction et la faible intensité du vent. On comprend aussi que cette figure apparemment pétrifiée est en mouvement, qu'elle se dissipe et va se transformer de manière aléatoire. Une métaphore de la mutabilité. De l'irréalité. Une métaphore de l'acte photographique lui-même, mis en abyme. Tout est là et pourtant tout aura bientôt changé. La transformation sera transversale.
   La moitié inférieure de la photographie apparaît en contradiction totale avec la partie supérieure. Un champ brun, presque noir par endroits, fraîchement labouré, s'étend jusqu'à l'horizon rectiligne. La limite entre le ciel où vogue le nuage et la terre où se dresse le photographe est clairement établie. Sous le bleu saturé, le velours sombre de la glaise. Les deux mondes distincts se superposent mais ne se pénètrent pas. Ils s'opposent. Ils se frôlent, se frottent. Ils se repoussent et créent une tension perceptible. De l'énergie statique. Pôles contraires par où jaillit l'électricité, les aplats de paysage seraient sur le point de se détacher l'un de l'autre. L'œil du photographe capte les conflits latents dissimulés à l'intérieur même d'une composition d'aspect anodin et paisible. Le spectateur ressent instantanément ce trouble, sans pouvoir en identifier la source. Il lui faut prendre patience, s'attarder quelques instants ou questionner l'image avant d'enfin identifier l'origine de son malaise.
   Les sillons qui organisent le champ, marques tangibles de l'action humaine, vont parallèles à l'horizon, en se resserrant au fur et à mesure qu'ils s'éloignent de notre regard.
   Enfin, l'ombre du photographe s'étend depuis le bord inférieur de l'image jusqu'à effleurer la ligne d'horizon. L'ombre étire ses jambes interminables alors que le corps puis la tête rétrécissent comme les sillons se rapprochent les uns des autres. La lumière rase frôle le champ. Le jour tombe. L'ombre approfondit l'image, ouvrant une perspective que l'empilement des deux hémisphères semble vouloir atténuer ou même combattre. L'ombre occupe précisément le centre de la partie inférieure, juste sous le nuage. Un dialogue implicite est installé entre le nuage et les contours de la silhouette. Il y a dialogue et incompréhension. Pourtant, l'ombre génère un mouvement inverse à celui qui anime le nuage, puisqu'elle se profile verticalement, en ligne de fuite. Le spectateur, contraint de s'identifier à la silhouette humaine, est invité à l'intérieur de l'image. Devant la photographie, c'est lui qui crée l'ombre. À l'entrée de la caverne de Platon. Mais où se cache ce satané soleil?


Pour qui veut le voir, le nuage de Tuzla flottant dans les vents d'altitude fait davantage sens que la plupart des photos de guerre immédiatement identifiables. Henk en est convaincu. Henk, mon ami. Je crois qu'il sait de quoi il parle. Sa vie vient de basculer. L'Europe est morte une nouvelle fois à Srebrenica. Henk doute qu'on accepte de le suivre. Mais peu lui importe. Désormais, il photographiera les nuages. En couleurs.
   Dégoûté, il vit reclus. Par hasard, il rencontre Elena, une Croate qui a épousé un soldat hollandais et qui a suivi son mari de retour dans sa caserne près d'Eindhoven. Elle est passionnée par les arts et 'ennuie ferme à regarder par la fenêtre le ciel défiler sur la plaine sans fin. Leurs solitudes se touchent. L'immigrée récente et le photographe désorienté tissent une toile belle et compliquée, garnie de motifs flous. Elena peint des anges. Dans le salon de sa maison, trône un portrait d'elle équipée d'un casque et d'un fusil. On devine ses yeux très bleus dans l'ombre que fait la visière. Elle était sniper du temps de la guerre.
   Le mari n'est jamais là. Il boit beaucoup, comme le font les soldats. En compagnie d'Elena, Henk reprend lentement goût à l'existence. Ils font l'amour sans arrêt, jusqu'à épuisement. Il photographie la perfection du corps sous tous les angles. Mais un beau jour, elle lui annonce sa décision, irrévocable : elle retourne en Croatie. Sa vie est là-bas. Celle de son amant n'est nulle part. Henk accepte la sentence sans broncher. D'une certaine façon, ça le soulage. Il lui fait ses adieux à l'aéroport de Schipol. Sans tristesse. Juste un signe de la main, un peu vide, un peu las. Les négatifs, les planches contact et les photos d'Elena finissent à la poubelle. Henk se consacre alors pleinement à sa quête des nuages. Henk que j'ai connu en Zélande.
   Au début, les critiques et les censeurs se moquent de son travail. Ils fustigent son manque d'originalité. Ou l'ignorent tout bonnement. Henk ne tient pas compte des commentaires et persiste. Il est possible que son acharnement et son indifférence aient favorisé le revirement des opinions. Il est aussi possible que sa légende naissante – une nouvelle chute d'Icare – y ait contribué. À moins qu'il ne s'agisse tout simplement de la qualité étonnante de ses photographies. Du jour au lendemain, Henk est à nouveau reconnu et exposé. Bien sûr, il s'en contrefiche. Devenu cynique, il ramasse la monnaie. Il résiste aux interprétations sous prétexte que toute photographie est en soi un autoportrait ou une autobiographie. Inutile dès lors de surligner. Les commentaires éclairés l'amusent. Il leur laisse libre cours. Henk ne théorise pas. Il est satisfait de pouvoir agir comme il l'entend, sans entraves. Et d'en vivre.
   Des passionnés de météorologie lui tombent dessus. Celui-ci lui explique comment classer et reconnaître les nuages, stratocumulus, cumulonimbus et autres. Il reçoit des lettres supposées l'aider à comprendre la formation et le destin des substances éphémères qu'il saisit dans son œil mécanique. Il s'en moque royalement. Son attention se porte ailleurs. Et son ancienne vie, celle du photoreporter aventurier, disparaît peu à peu de sa mémoire, effacée, pareille à une photo surexposée.

Hier soir, Henk est arrivé à la maison. Les enfants l'ont fêté comme à l'habitude. Il paraissait en pleine forme. Il revenait de je ne sais où. D'une autre saison en tout cas, ainsi qu'en témoignait son teint hâlé. Il se faisait tard et nous étions tous fatigués. Après le repas, avant de monter dans la chambre d'ami, Henk m'a présenté ses derniers clichés, pris sous des latitudes clémentes. Je les ai regardés d'un œil distrait. C'était des nuages. Évidemment. Et des nuages, il y en avait des tas qui s'amassaient au fond de ma tête. Mais il a insisté.
   – Tu ne remarques rien? a-t-il demandé.
   J'ai répondu par la négative.
   – Je t'ai montré quatre fois le même nuage. Je l'ai simplement fait pivoter de quatre-vingt dix degrés sur chaque impression.
   J'ai émis une sorte de borborygme difficile à interpréter. Il m'a rendu les clichés auxquels j'ai jeté un regard plus attentif. Je ne reconnaissais pas le nuage. Il m'apparaissait différent sur les quatre photos. Henk m'a aidé à les orienter dans le sens originel puis il les a déposées côte à côte sur la table. J'ai enfin remarqué la similitude. Je me suis tourné vers lui en levant les sourcils d'un air interrogateur. Il souriait, visiblement aux anges.
   – Tu t'es fait avoir, mon vieux. Mais rassure-toi, tu es loin d'être le seul dans le cas.
   – Et quel est l'intérêt de la manœuvre? ai-je ajouté.
   Il ne tenait plus en place.
   – Certains nuages n'ont ni haut, ni bas. Ni gauche ni droite. Ils ne sont que lumière. Tout dépend de ton regard. Ou de la façon dont je te les présente. Tu as vu quatre nuages différents alors qu'il n'y en a qu'un seul. Un autoportrait fantasmé. C'est génial, non?
   J'ai coupé court et j'ai tranché :
   – Oui, oui. C'est génial, Henk. On en reparle demain, si tu veux bien.
   Je n'ai pu m'empêcher d'y repenser avant de m'endormir. J'ai compris qu'il avait raison. Ni haut, ni bas. Ni gauche, ni droite. Là-haut, dans le ciel, les nuages dérivent comme affranchis de la gravité. Composés de myriades de gouttelettes d'eau en constante transformation. Sans signification particulière. En voie d'évaporation.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.