Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
CONGO

Castel était parti pour le Congo en 1919, immédiatement après la guerre.
Il avait commencé des études de médecine en 1914, mais fut appelé sous les armes. Lorsque l'armistice fut signé et que le jeune homme se retrouva démobilisé, il n'eut plus l'occasion – ou plus envie? — de poursuivre ses études. Il chercha un emploi. Comment se sentait-on, jeune homme, après quatre ans dans les tranchées? Travailler comme auxiliaire médical au Congo lui paraissait une tâche noble et belle. Là-bas, au moins, il ne serait pas obligé de tirer sur l'ennemi. Il aurait chaud. Il pourrait bouger. Il s'inscrivit aux cours préparatoires.
   – …il fut nommé auxiliaire médical de première classe, aurait précisé sa femme.
   Grite n'était pourtant ni vaniteuse ni prétentieuse, elle vénérait son mari. Il avait vécu au service de la population, cela méritait d'être rappelé. Il avait adoré le Congo, et les noirs l'aimaient.
   Castel vécut pendant vingt ans le plus clair de ses jours dans la brousse, avec son appareillage de soins médicaux. Son épouse l'attendait dans sa maison de femme blanche, tout près selon les normes de l'immense pays, en réalité à des jours de marche des dispensaires où Castel avait son bureau-pharmacie, et à des jours de marche des missions et écoles où se rassemblaient ceux qui l'attendaient. Parmi les innombrables photos que Castel laissa – gardées par Grite dans un petit coffret vénéré comme une châsse de saint – on voit la foule assise à terre, hommes, femmes et enfants formant de larges cercles, pris sur le vif de loin, de près, sous tous les angles. Les noirs n'attendent pas à la queue-leu-leu dans une file: assis en rond on n'est jamais seul, on se voit, on se regarde, on se raconte la vie…
   D'autres instantanés étaient plus personnels. À l'arrière de sa photo un jeune noir souriant, seul dans l'image, avait écrit: on vous attend. Une équipe de foot, en chemises et shorts tous pareils, placée en rangées comme nos équipes se placent pour les photos de l'année, rit à belles dents vers celui qu'ils intitulent chef dans l'inscription à leurs pieds, gravée dans un bout de bois : À NOTRE CHEF. Certaines photos dédicacées en disaient long sur l'ambiance des groupes. Une deuxième équipe de joueurs entraînés par Castel, dans un petit texte trahissant le zèle d'un débutant en écriture, lui voue des pensées affectueuses de grande familiarité, totalement exemptes du respect strictement formel qu'à l'époque l'Européen exigeait de l'Africain.
   Castel jouait-il au football? Il était long et mince, élancé malgré sa lourde barbe de colonisateur. Assemblage inattendu que cette barbe sur un tronc chétif et des jambes d'échassier.

Maman commente le contenu du coffret :
   – Le blanc devait porter la barbe. Cette barbe avait pour le noir une signification particulière. Il respectait les signes qu'il chargeait de signification. Objets et signes jouaient un rôle prédominant dans leur vie.
Maman se méfiait d'elle-même en nous commentant les photos du coffret. Elle ne savait que trop bien que son lyrisme n'était plus de mise. Nous entendions pourtant la voix de Grite dans la sienne, l'intonation ne mentait pas. Ses phrases étaient courtes, l'élan refréné. Notre génitrice craignait le manque d'intérêt de notre génération pour tout ce qui concernait les coloniaux. Nous étions en 1958. Le temps des calomnies avait commencé.
   Rangeant les photos d'équipes de football, elle observa :
   – La terre est rouge au Congo. Ce dut être un curieux spectacle, un match de foot sur de la terre rouge… S'il ne jouait pas, Castel assistait aux matchs. De grandes rencontres étaient organisées à son passage. Les spectateurs venaient de très loin et attendaient sous les arbres.
   Une classe d'école était reconnaissable grâce au tableau noir. Comme mobilier : quelques bancs. Les écoliers avaient des ardoises. Ils les posaient à même les genoux, comme au Limbourg dans la classe de maître Segers, lorsque notre arrière-grand-père apprit à écrire. Dans la brousse, disait maman en écoutant Grite au fond de ses souvenirs, écrire n'était pas essentiel. L'analphabète avait une capacité d'attention extraordinaire. L'écoute et la mémoire étaient intactes, elles n'avaient souffert aucune interférence.
   Une photo montre Castel porté dans une chaise qui ressemble plutôt à un brancard fabriqué par des scouts en cas d'urgence. Maman :
   – En déplacement dans la brousse Castel était porté par quatre porteurs, eux-mêmes escortés et suivis de six gardes chargés des bagages et des fusils.
   Toute une série de photos illustre la même traversée de la brousse. Traces étroites qui se referment au-dessus des têtes, passages taillés au moment même dans la végétation.
   Maman :
   – Dans l'esprit du noir le blanc ne devait pas marcher, pas plus qu'un de leurs chefs ou guérisseurs. Il fallait l'éloigner des périls, lui éviter la fatigue. Il ne pouvait pas perdre son énergie intérieure, ni l'Esprit, ni le Savoir. Garder en soi la Force de reconnaître le mal et de le guérir.

Le commentaire de Grite réveillait des pensées devenues impossibles, stigmatisées par les normes politiques de générations trop sûres d'elles-mêmes, trop sûres de leurs opinions toutes faites. La logique de celui qui dans l'image porte celui qui doit être porté ne rappelle-t-elle pas une sagesse fondamentale? Ici, primitif et fondamental sont synonymes, datant des origines et du savoir essentiel.
   Maman :
   – Dans la brousse, de nombreux coureurs – des courriers au sens propre du terme – couraient transmettre les messages d'un endroit à l'autre, parfois très éloignés. Castel en mission envoyait de nombreuses cartes postales à sa femme. À l'arrière, il indiquait lieu, date et commentaire laconique. «Nous avons fait du beau travail.» À l'époque on n'écrivait pas «Je t'aime». Il est évident que Castel utilisait ses messages-photos comme aide-mémoire de ses itinéraires, raison pour laquelle Grite se mit à les collectionner. Les pistes des courriers étaient vraisemblablement les mêmes que celles que Castel empruntait. Il vivait jour et nuit avec ses porteurs. Pour eux, l'univers était peuplé d'âmes, d'esprits et de démons, et comme la peur et la prudence se rejoignent et que personne ne comprend le mal s'il n'en est pas lui-même l'agent, la peur et la prudence avaient banni les démons loin des hommes. Les mauvais esprits séjournaient dans les bois, les montagnes, les rivières, plus particulièrement dans certains arbres, ou accrochés aux rochers, cachés dans des grottes. Le noir savait où. Il se confiait aux bons esprits dont les chefs et sorciers avaient capté la force et enfermé le pouvoir dans des fétiches, qu'on conservait pieusement afin qu'ils pussent opérer en faveur de ceux qui les respectaient.
   Le fétiche! La peur, l'énergie qu'on essaie de capter. Que faisons-nous nous-mêmes des objets dont nous ne nous séparons pas parce qu'ils contiennent ce que nous ne voulons pas perdre?
   Quant à la mort, pour le noir elle n'était pas nécessairement épouvantable. Dans nombre de tribus le défunt quittait la vie pour un séjour agréable. Nous connaissons aussi la promesse d'un monde meilleur, le paradis de l'Église, l'équité absolue, récompense et punition. Punition et récompense ne jouaient aucun rôle dans la brousse, on n'y connaissait pas le péché. Les cérémonies auxquelles Castel avait assisté célébraient la mort en tant que fête, ce devait être bon d'être mort, les funérailles se transformaient en réjouissances, la famille chantait et dansait autour du mort. Dans d'autres tribus, les danses et les chants aidaient le mort à partir, à voyager, à arriver à bon port.
   En photographiant d'innombrables hommes, femmes et enfants Castel découvrit le regard de communautés d'avant notre civilisation. De son côté, il apportait Les Lumières, la santé, l'hygiène et la foi chrétienne. Il en parlait librement avec les chefs de tribus qu'il rencontrait. Il avait reçu des pisteurs, des éclaireurs. Ils seraient à son service. Le cadeau était destiné à celui qu'on honore parce qu'il apporte ce dont on a besoin.
   Une des dernières photos que Castel envoya à sa femme s'appelle «la porte de ma maison». On y voit l'ouverture d'une cabane dans les bois, et à son seuil des pots contenant ou ayant contenu du gruau ou une pâte comestible. Comme chez les Indiens d'Amérique lorsque Renier arriva à Enid, les objets d'utilité quotidienne étaient tous fabriqués sur place. Dans le même décor, beaucoup d'enfants avaient inspiré Castel, enfants et jeux d'enfants : ils imitaient les sorciers, assis à trois ou quatre autour d'un récipient sur quelques brindilles qui évoquaient le feu. Ils restaient à palabrer pendant des heures, exactement comme les sorciers adultes. Ou alors, ils se faisaient chasseurs et tueurs et s'égosillaient comme des oiseaux en quête. Les filles, lorsqu'on en voyait – ce qui était plutôt rare – se baignaient dès qu'elles trouvaient un filet d'eau. Comme Castel connaissait les mots essentiels et s'était imprégné de la logique des syntaxes locales, il imitait les onomatopées et les répétitions d'onomatopées des langages tribaux, de sorte que le blanc et les noirs se comprenaient parfaitement, les gestes aidant. Le tamtam utilisait un langage capable de communiquer n'importe quel message, et Castel s'était fait initier. Il parlait même de la syntaxe du tamtam. L'organisation de la population n'était pas familiale. Comme l'homme achetait sa femme, si le mari ne payait pas, elle retournait chez ses parents. Certaines épousées changeaient ainsi plusieurs fois de mari. Les maris savaient d'habitude qui était leur enfant, mais la femme s'y perdait… D'autant plus que les enfants appartenaient à la tribu, c'est-à-dire à tout le monde. Les enfants de parents décédés en avaient toujours plusieurs autres. Comme on appartenait à la tribu et que la famille était une notion peu utilisée, pour l'administration médicale cela posait un problème. Dans le groupe de femmes et d'enfants qui se présentaient à l'appel, pour les nommer et les inscrire le médecin attribuait chaque enfant à une mère, et les mères étaient toujours d'accord. Les préposés de l'administration civile faisaient de même pour les papiers d'identité.
   Profession et voyage furent initiatiques.
   À la fin d'une mission, quelques jours avec Grite retrempaient Castel dans le monde des blancs. Il dut trouver fort jolie la femme qui l'attendait : il la photographia dans toutes ses robes. Ses robes n'avaient pourtant rien de spécial. La mode des années trente : fleurettes, petits décolletés, manches bouffantes courtes, effets vaporeux, jupes froncées. Grite devant la porte d'entrée. Grite assise à la véranda, à la terrasse – toujours les mêmes véranda et terrasse, vues du nord, du midi, au couchant, à la pointe du jour... La patronne blanche était une femme forte mais élégante, se tenant bien droite. Elle portait des souliers de ville...
   La nuit tombait vite au Congo, racontait Grite lors de ses séjours en Belgique, tous les jours à la même heure! On passait en cinq minutes du jour à la nuit, et exactement douze heures plus tard, en cinq minutes de la nuit au jour. On éclairait la terrasse d'une lampe très forte munie, sous l'ampoule, d'un large bol rempli d'eau. Les insectes parmi lesquels moustiques et termites, volaient vers la lumière, se brûlaient et tombaient dans l'eau. Le boy repêchait les termites et les grillait. Castel en avait mangé, cela ne faisait aucun doute. Il ne s'en vantait pas devant sa Grite. Castel était devenu à moitié africain, il vivait deux vies parallèles.
   – Le fleuve! s'émerveillait-il lorsqu'on passait un des multiples ponts de Gand sur l'Escaut, la Lys, la Liève, les canaux. Que de noms… L'immensité n'en a qu'un seul. La beauté du Congo ne sera jamais assez chantée.

Castel devrait bientôt se passer de la beauté qui l'inspirait, à laquelle il était attaché de toutes ses fibres, physiques et psychiques. Des vers, vermines, virus ou microbes – c'est ainsi que fut contée la chose – s'étaient introduits dans ses vaisseaux sanguins. Soigné en Belgique, il apprit que le mal serait fatal, qu'il ne guérirait plus. Juste avant la seconde guerre, il fut déclaré impropre au service. Un désastre pour lui, dont il cacha l'envergure à sa femme, obligée comme lui de le surmonter. Elle n'avait pas plus que lui eu envie de quitter le Congo.

Grite avait toujours eu des journées bien remplies. Une maison au Congo était une grande famille. Tout se faisait à domicile par un personnel nombreux et chaleureux, des familles entières habitaient chez elle. Grite, mère ou grand-mère de tous, même des hommes, car le noir n'était pas macho. Elle s'occupait des cultures familiales, du jardin où les radis poussaient si vite qu'on pouvait les manger trois semaines après les avoir semés, du boy à qui elle avait appris à préparer du pain de veau et des boulettes de haché. Il les roulait sur la peau nue de son ventre et ne pouvait pas comprendre que la peau pût être moins noble – moins propre – que le bois qui avait servi à fabriquer la table. Que faisait Grite à part donner des leçons de choses? Sans aucun doute de la couture, toutes les femmes cousaient. Écoutait-elle la TSF? À en juger par le caractère joyeux qu'elle montrait pendant les vacances en Europe, par l'effervescence de sa fantaisie et la truculence de son savoureux langage, les quelques mots qu'elle utilisait chez elle au Congo devaient porter loin et toucher le cœur ou la pensée de ceux qui l'approchaient. L'Afrique lui manqua douloureusement jusqu'à la fin de ses jours, et le coffret de souvenirs – photos, cartes postales et documents administratifs de Castel – ne la quitta plus.
   Dans le coffret, à part les témoignages de Castel dans la brousse, quelques clichés avaient été pris en pays civilisé. Les escales à Casablanca, à Santa Cruz de Tenerife. L'arrivée à Matadi.
   Tous les trois ans un retour en Europe, égrainés sur vingt-et-un ans, cela faisait tout au plus sept voyages. Mais quels voyages! À bord, que de costumes, que d'uniformes ! Pour une réunion sans doute officielle les hommes arboraient encore le bicorne. Dans les années trente l'uniforme des militaires était déjà celui que portait le roi Léopold III, et les femmes se faufilaient entre eux comme de fines tiges de bambou enroulées dans de longs manteaux garnis d'étoles, les cheveux serrés dans des filets piqués de pierres précieuses. Quel contraste avec les enfants noirs en pleine nature, agenouillés pour la prière. Avec les tabliers des sœurs infirmières, toutes vêtues à l'identique.
   Grite avait dû rencontrer pas mal de Belges, y compris à une réception donnée lors de la visite à Elisabethville du roi et de la reine, Léopold et Astrid.
   Maman :
   – Une anecdote y présentait Grite chapeautée de plumes d'autruches multicolores s'échappant de sa coiffure. À l'époque, il fallait une coiffure. Grite affectionnait les plumes d'autruches. Elles allaient en tous sens et dérangeaient ceux qui s'approchaient d'elle de trop près.
   Il n'y avait pas que le bateau. Une photo fixait le couple Castel et Grite devant un petit avion, les ailes à claire voie attachées à la coque, premier modèle ou presque, empatté sur de mauvaises roues, fragiles comme celles des wagonnets de nos grandes surfaces commerciales. L'aviateur qui se montre sortant de son bijou – de sa carcasse volante – a la tête emballée de cuir et les yeux cachés sous des lunettes caoutchoutées. C'était Prosper Coquyt, une célébrité. Il venait d'effectuer un premier vol intercontinental.
   Veuve, Grite n'avait plus que ses souvenirs. Elle vécut jusqu'à la fin des années cinquante. Plus personne n'écoutait les histoires des colonisateurs. On se méfiait des blancs qui avaient voulu exporter leur civilisation. On en avait honte.
   Pauvre Grite n'y comprenait rien.

Avec le recul l'explication est simple. La réputation du Congo ne résista pas aux attaques de l'opinion publique. Celle-ci fut, immédiatement après la guerre, délibérément influencée par une longue et tenace campagne de diffamation lancée par l'Union soviétique, diffamation d'autant plus scandaleuse qu'au même moment l'Union soviétique se mit à coloniser la moitié du continent africain. La France et l'Italie étaient communistes, Thorez et Togliati entraînaient les masses, et les intellectuels de tous les pays, devenus paresseux à force d'absorber les médias, se laissèrent séduire par le communisme et la théorie du droit des peuples. De leur côté, l'Angleterre et les États-Unis, plus réalistes, ne demandaient pas mieux que de voir le Congo discrédité. Pendant la guerre la Belgique avait fourni l'uranium congolais aux États-Unis ! Leur calcul prévoyait qu'au moment où les pays d'Afrique acquerraient l'indépendance, ils remplaceraient les Belges et les richesses du pays seraient à eux. La Belgique intellectuelle et politique n'y vit goutte. Elle ne contre-attaqua pas, bien au contraire, nos auteurs et hommes de théâtre, peu instruits et impressionnés par l'étranger, s'emparèrent du thème et se mirent à coopérer à une diffamation qui bientôt atteignit le monde entier. Journalistes et auteurs prirent au sérieux des énormités qui ne tenaient pas debout.
   Qui connaît la pauvreté du XIXe siècle en Europe, le nombre de victimes de la famine et du choléra, qui se rappelle la misère des ouvriers textiles, des mineurs, des campagnes affamées des pays européens dits civilisés et compare ces données aux annales de l'Histoire des pays colonisés d'Afrique, découvrira vite l'incongruité de certaines interprétations tardives concernant le colonisateur usurpateur maltraitant le colonisé. Les généralités en cours sont issues d'une absence totale de connaissance exacte et détaillée, et de l'incapacité du béotien de mettre en perspective la réflexion historique.
   La mode fut lancée d'attaquer le roi Léopold II. Les modernes semblaient ignorer que déjà en 1875 le discrédit fut jeté sur les explorations du roi par les pays jaloux du succès de ses expéditions. On oublie que Stanley, en 1882, obtint pacifiquement de quatre-cent-cinquante chefs de tribus la reconnaissance de la souveraineté de «l'Association internationale du Congo», premier nom donné par Léopold II au territoire exploré. En février 1885, le souverain belge invita à Berlin les puissances coloniales ''Afrique et celles en voie de l'être. Bismarck, intéressé lui aussi, préféra cependant se liguer avec les puissantes nations jalouses de la petite Belgique. Ensemble ils convoitaient son bien. Il fallait éviter sa concurrence. Les auteurs anglais accusèrent le Roi de tous les méfaits qu'ils commettaient eux-mêmes depuis des siècles dans leurs colonies. Ils ne firent évidemment pas mention du marché d'esclaves de Liverpool, Mecque richissime de l'esclavage qui devait son bien-être aux millions d'Africains vendus en ses comptoirs de négriers et embarqués vers l'Amérique. Léopold II, tout au contraire, fit la guerre aux négriers arabes.

Il y a une vingtaine d'années, toujours alimentés par la maladie de dénigrement qui afflige et ruine le monde occidental, furent lancés des chiffres de massacres que le Roi aurait eu sur la conscience par ses entreprises. Ces chiffres ont été repris par des auteurs célèbres dont plus personne ne met en doute la fiabilité. Les voici : de 1885 à 1908 l'État indépendant du Congo aurait dans le secteur du caoutchouc fait dix à quinze millions de morts. Et voici la réalité historique :
   Au Congo il n'y a de caoutchouc qu'à l'Equateur, les provinces méridionales et orientales du pays ne viennent pas en ligne de compte pour le lugubre calcul qui va suivre. L'État indépendant du Congo avait en service cent-cinquante agents territoriaux chargés de l'administration, de la police, de la gestion des entreprises. Le nombre de dix à quinze millions de morts signifierait que chaque agent aurait eu dans son secteur cent-mille à deux-cent-mille morts. La forêt équatoriale était et est peu peuplée. D'où venaient ces millions de morts? On ignore le nombre d'habitants que comptait le territoire. L'unique recensement de la population africaine fut faite vers 1900 en Égypte, qui avec ses dix millions d'habitants était de loin l'État le plus peuplé d'Afrique. Les tribus de la forêt équatoriale par contre étaient décimées par le commerce perfide des négriers.
   Quant à la richesse présumée du roi des Belges, les annales parlementaires témoignent de ses difficultés financières, entre autre, pour la voie ferrée de Matadi à Léopoldville. Dans les années trente, au Congo depuis plus de vingt ans colonie belge, le niveau de vie, l'hygiène, l'enseignement ne furent égalés dans aucune autre colonie, et les puissances étrangères ne l'ignoraient pas.

Grite n'assista pas à la débâcle. Lorsqu'il fallut accorder précipitamment l'indépendance au Congo, en 1960 l'instruction primaire avait été généralisée, mais l'élite n'était pas prête. Tous le savaient, les gouverneurs-généraux du Congo et les ministres belges. Il suffit de relire les notes et la correspondance ministérielle gouvernementale. La Belgique fut contrainte d'accorder l'indépendance trop tôt sous la pression internationale. Depuis le début de la guerre froide, la diplomatie européenne s'était soumise aux volontés américaines en échange de sa défense militaire contre l'Union soviétique. À tous points de vue – finances, économie, agriculture, écologie et Droits de l'homme – la Belgique devint tributaire de l'ensemble européen au sein des Nations Unies. L'excellent plan Van Bilsen d'émancipation du pays en trente ans fut bouleversé et le pays prématurément offert à ceux qui prendraient la relève. Nous connaissons la suite de cette indépendance précipitée.
   Grite n'eut pas à en souffrir comme tant d'autres.
   Aurait-elle compris la garnison militaire congolaise de soldats ivres et drogués qui se mirent en route pour piller et tuer? Les familles de blancs qui, fêtant l'indépendance avec leur personnel, furent emportées, les femmes sans arrêt frappées et violées, les hommes torturés, coupés en morceaux, abattus et tués au couteau?
   Les atrocités, les abus politiques, le désordre et les armes qui menèrent ensuite le pays à sa ruine ont anéanti le souvenir d'un pays délicieux, d'un peuple sympathique et d'une administration prospère.

Si la défense persiste de dire et d'écrire la vérité parce qu'il n'est pas de bon ton de la dire et qu'il faut donc avant tout la réfuter, en Belgique comme partout ailleurs en Europe les enfants qui ne savent rien seront la proie de n'importe quelle machination.
   Leurs yeux ne voient que des images.

 

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