Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
ODE DIFFÉRÉE À LA MINSK

Pas de trace d'elle, sur la petite photo couleur prise par A.P.N., à la page deux cent quatre-vingt-sept du Petit Robert Universel des Noms propres de mille neuf cent quatre-vingt-sept, de la place, imposante, de la gare à Minsk, presque vide.

Une Minsk, son ombre, sa copie, un petit nuage de fumée, un passant qui suffoque, un autre qui glisse, rien, rien d'autre que des bus, un petit camion vieillot, des piétons peu inquiets à l'idée de rater leur train, au geste suspendu.

On ne sait pas l'heure qu'il est, l'horloge de la place étant arrêtée.

Minsk, capitale de la République socialiste soviétique de Biélorussie, en russe Belorouskaja S.S.R., ou Russie blanche, une des quinze républiques fédérées, persiste, peut-être un brin nostalgique, à nous asséner, tranquille, comme un disque rayé, comme si, depuis, rien ne s'était passé, Robert. A nous d'imaginer la suite, ce que nous verrons au prochain tournant, quel paysage s'offrira à notre vue au sommet de la côte, une oasis verte et d'or au milieu d'un désert de pierres, des dunes, puis la mer, étale, l'infinie banlieue, toujours la banlieue, le début d'une zone industrielle, avec là, en face, une fois franchie la côte, une usine de motos Minsk, ah non (mince!), ça monte encore.

Sur la même photo, pas de cyclo, pas de gargote de com pho (riz, nouilles), pas la moindre palanche déhanchée à se mettre sous le bras, ni la pointe d'un chapeau conique.

Sur la place imposante de la gare à Minsk, presque vide, apparemment, pas de Vietnamien donc, mais qui sait. En regard de la place imposante de la gare, les piétons se détachent, minuscules, sur ce fond presque vide. Sur la droite, à côté d'un lampadaire immense, un Vietnamien, peut-être.

(Note purement personnelle. Prochain voyage, prochaine destination : place de la gare à Minsk. Y demander l'heure.)

Car ils doivent pourtant être là, dans un des bus, derrière la gare, installés, étudiants dans le cadre des liens d'amitié particuliers, chaque jour plus forts, qui unissent alors les peuples socialistes de Biélorussie et du Vietnam, communauté des Vietnamiens d'outre-mer des pays de l'Est, communauté vietnamienne de Russie, d'Allemagne de l'Est, de Tchécoslovaquie, et communauté des motos Minsk exportées au Vietnam en soutien des pays frères à la lutte du peuple vietnamien pour son émancipation et la consolidation nationale. L'axe biélorusso- vietnamien, ça roule.

Ma première vision d'une Minsk, une apparition, date, car il faut bien tenter un jour de remettre si possible un peu d'ordre, lorsque tout s'enchevêtre, quand la mémoire est sans dessus- dessous, lorsque, comme les autos des fêtes foraines, les choses s'y tamponnent, ou se bloquent, d'après la prise de cette photo de la place immobile de la gare sans train de Minsk, prise en mille neuf cent quatre-vingt-sept ou avant.

Ourga. En mongol, langue parlée en Mongolie extérieure, indépendante, située, grossièrement, entre la Biélorussie et le Vietnam, et en Mongolie intérieure, région autonome du Nord de la Chine, ourga est ce signal, ce voile, ce petit drapeau, cette forme d'étendard, que l'on hisse, haut perché, dans cette région immense, imposante et presque vide (mais pas de ourga sur la place de la gare de Minsk), sans circulation, mais surtout sans végétation autre que ces vastes steppes sauvages propices, certes au défoulement des instincts, mais aussi à la méditation tranquille, car à la différence des déserts du Sahara et autres Gobi ou Tidikelt, on ne s'y perd pas, sauf dans le cas qui nous occupe, on circule, sur la route, à côté, on n'y meurt pas assoiffé, on chevauche dans le claquement brut et débridé de la liberté donnée par ces infinis espaces où rien n'arrête le regard du voyageur qui balaie l'horizon, que ces courbes toujours lointaines de plateaux et collines, ainsi que, là, le petit étendard par lequel est signalé au monde que vous vous apprêtez vous-mêmes à hisser le vôtre, bientôt couronné d'une écume blanchâtre similaire à la bave du cheval qui parcourt la ligne d'horizon, pour mieux l'y perdre, tout droit et sans détour dans l'étroite grotte humide. Le visiteur, ainsi averti de ce petit commerce amoureux, n'insiste pas, et effectue de plein gré un détour.

Le film en porte le nom. Au début, le camionneur, russe je crois, tombe en panne, contraint de faire halte, ce qui permet à l'histoire de se mettre en route. Plus tard, on aperçoit dans le paysage imposant et presque vide, une moto, qui, fait remarquable, presque invraisemblable, roule. Peut-être une Minsk.

Ce film, cette Minsk qui évolue perdue dans l'immensité des steppes mongoles, ont peut-être scellé d'emblée entre l'engin et moi, la première fois que je le vis, le touchai, l'enfourchai, cet attachement indéfectible. A moins que ce ne soit le fait de l'ourga même, cette pratique merveilleuse, dont nous devrions davantage nous inspirer au creux de nos forêts d'Ardennes ou dans nos dunes côtières, qui consiste à faire l'amour, en l'enfourchant comme la Minsk, avec sa belle, ou à défaut une bête de son cheptel, en plein air, au centre d'un espace d'un rayon de quinze kilomètres que rien ne voile à la vue, pour y planter son drapeau, de préférence à nos fornications mesquines confinées aux cages à lapins où nous logeons.

L'amour et la Minsk au cœur d'un même paysage.

Au pays de la Russie blanche et aux yeux bleus, ainsi nommé pour être parsemé de nombreux lacs, les gens sont blancs, et leurs yeux, bleus. Ils sont affables, calmes, tolérants; dociles enfin, selon la description qu'en faisait lui-même assez récemment, et de toutes les manières bien après la prise de la photo de la place de la gare à Minsk, sur TV5, un de ses ressortissants.

La première question, il faudra la poser dès la descente de train, place de la gare, à Minsk, à un des rares piétons, est la suivante : comment un peuple blanc, aussi affable, docile, et réputé comme tel, a-t-il pu concevoir et produire un véhicule de la première approche duquel on sort noir, les mains huileuses, imprégné d'odeur d'essence, trempé et sale jusqu'aux fesses à la première flaque, mêlant notre sueur à l'essence qui s'écoule d'un moteur indocile, qui, encore une fois, ne veut rien entendre, ce qui nous fait perdre notre calme.

Est-ce, précisément, parce qu'il est blanc et docile que l'habitant de Minsk a produit un engin noir et revêche?

Si dans sa devise, le Québécois se souvient, n'est-ce pas, précisément, qu'il oublie tout? La force de 1'union des Belges ne signifie-t-elle pas, d'abord, leurs profondes désunions?

À quoi renvoie dès lors, la devise des Hollandais, Je maintiendrai, et, dans le désordre de sa circulation, celle vietnamienne : Bonheur-Indépendance-Égalité? La Voix du Vietnam, celle des Viêt Kiêu, Vietnamiens d'outre-mer, probablement alimentée par les services secrets américains, qui inonde les boîtes électroniques de textes ravageurs, répond en tête de ses messages par la devise revue et corrigée : Manque d'indépendance - Perte de liberté - Pas de bonheur.

Pour qui connaît un peu l'engin, et a pour lui un minimum de tendresse, la question doit, en fait, inversement être posée : car, pour devenir noir, il faut bien avoir été blanc, et vice-versa, et pour cohabiter avec la Minsk, il faut être calme (zen?), et soi-même docile. Des deux, qui est la créature, le véhicule de l'autre, on ne le saura assurément pas de si tôt, on ne peut à cet égard que se risquer à diverses hypothèses, vite démontées, car la relation mêlée d'amour et de haine entre ce deux roues et ces deux jambes est de type fusionnelle. C'est le langage de la passion, de l'affectif, de l'irrationnel au moins : on supporte d'abord la Minsk pendant qu'on la vénère.

Je la considère et la livre un instant. Engin indécis, d'apparence pseudo tout-terrain, pneus bien dessinés, garde-boue avant suspendu sur la roue, garde au sol au-dessus de la moyenne, moteur retenu et comme protégé par le berceau d'une des tubulures du cadre, compartiments latéraux marqués de caractères cyrilliques, fourche télescopique, guidon large et haut, dont les extrémités sont reliées par une barre horizontale typique du tout-terrain, mais sans cette prétention de la moto japonaise, trop haute, aux couleurs tapageuses et branchées, où tout est poussé à son extrême limite, effrayant amortisseur arrière unique dans l'axe de votre derrière crispé, disques brillants, écarts vertigineux entre roues et autres éléments, qui jouent des mécaniques, moto culturiste, verticalité de l'engin, quasi lunaire, auquel on accède par une courte échelle.

Rien de tout cela. Pour cette simple mécanique, on se prend d'emblée d'affection, pour l'humanité, ici encore possible, qui en émane, avec son petit air tranquille, coquin, de côté, et tout juste un peu ringard, mais pas trop car elle possède tableau de bord avec voyants lumineux, prise de contact, compteur journalier, et sous la poignée de gauche, un klaxon électrique, qui la rattachent à la modernité, dont elle attrape in extremis le train à la gare de la place de la gare, imposante, avec sa grosse lampe ronde, ces pièces métalliques uniformes, l'absence de plastique, ses deux amortisseurs arrière à ressorts apparents. Prix en rapport : cinq cents bons Euros pour la Biélorusse aux yeux bleus, quatre mille peut-être pour la Japonaise fardée.

Le paysan vietnamien, de condition très modeste et de petite taille, on l'imagine mal sur sa Honda trail 350 XR, n'a pas hésité entre les deux machines, surtout dans le Nord du pays, où la Minsk est au monde rural, ce que furent chez nous la Citroën 2 CV, puis la Renault 4L, un véhicule sympa, fonctionnel, et économe : un rétroviseur de Fiat, assemblée au Vietnam, coûte plus cher que le remplacement, main d'œuvre comprise, du piston, de la bielle et de la selle de la Minsk.

Véhicule du champ, du sentier, de la prairie, de la steppe mongole, de la rizière, et des hauts plateaux. Sur une seule Minsk, 125 CC, le chauffeur transporte une cinquantaine de poulets ou canards, un chien, ainsi que sa valeureuse femme, coincée fixement sur l'espace de vingt-trois centimètres qui lui est réservé, des heures durant sur la piste qui sépare sa rizière du marché où elle se rend, entre les barres de la structure métallique contenant les bêtes, et celle osseuse de son mari, femme sans poitrine ni fesses. De ces fesses et poitrines ici absentes, les coussins d'air dont nous équipons en les multipliant sur toutes les faces nos véhicules tout en rondeur sont les doubles, prêts eux à se gonfler au moindre choc sérieux. Sur une seule Minsk, on déplace trois porcs. Sur une seule Minsk, trois, quatre, cinq individus moyens. Elle peut bien parader un peu, devant sa petite sœur des pays de l'Est et des campagnes, la Simson 50 CC.

Impossible de rester insensible devant elle : vous la négligez un instant, elle fait la tête, proteste, crachouille, s'arrête, refusant de faire un pas de plus. Le paysan a donc avec elle une relation de proximité de tous les instants : un tournevis dans une poche, une clé dans l'autre, afin de resserrer une vis, un écrou, de ne pas la perdre, enfin, et de la voir s'en aller toute seule, loin, définitivement. Un tandem qui fonctionne donc, qui sait éviter l'enlisement, la monotonie du quotidien, en se renouvelant sans cesse : après quelques années d'utilisation, soixante pour cent des pièces ont dû être remplacées.

Devant la rivière en crue barrant la piste, un paysan démonte le moteur, le transporte à pieds à bout de bras de l'autre côté de ce carrefour spontané et provisoire, retraverse, pousse ensuite la structure tubulaire sur roue, remonte le moteur sur l'autre berge, et reprend son périple à petite vapeur.

Comme la 2 CV, et la R4, la Minsk est simple, calme, et tolérante; en rien maniérée, elle est transparente et spontanée: un problème est aussitôt manifesté sans détour et sans fard. On se livre dès lors à des opérations simples : ramasser un tuyau d'échappement échappé, resserrer les écrous d'un moteur avant disparition de ce dernier, souder un cadre brisé, sonder un circuit électrique comateux, effectuer un mélange huile-essence, à la manière d'une mayonnaise, qui prend, ou ne prend pas. On contrefait des pièces, au Vietnam, en Chine, dont on ne connaît plus l'origine.

Pourquoi se compliquer la vie, tel semble être son message : ce moteur démonté trois fois s'obstine dans son calme, alors que, bien inutilement, voilà que vous vous démontez subitement à votre tour. Rien de grave à tout cela : on la chargera sur le toit d'un bus, s'il en passe, pour rentrer à la maison.

La Minsk a cette qualité rare, et irremplaçable : même en cas d'implosion ou de désintégration, on a le sentiment de pouvoir la faire repartir, peut-être, avec l'appui de ce réseau paysan, sorte de groupe d'intérêts communs, qui couvre une large étendue du pays. C'est le service après vente.

Dans les villes prétentieuses, la capitale, les préfectures départementales, il faut déchanter, après une ou deux journées éprouvantes sur des routes poussiéreuses : là, on se coupe en deux, on renonce à tout pour la petite japonaise. À la terre, à l'eau, à la boue, ce véhicule rustique des campagnes! L'employé du ministère, le commerçant moyen, vous méprise ainsi, vous confondant, ce n'est pas neuf, avec votre véhicule, vous-même nhà quê, paysan, retardé, livreur de bananes ou de porcs.

Maigre consolation, grâce aux émanations nuageuses toxiques puissantes que vous dégagez, ces adversaires pédants et moqueurs ne peuvent vous suivre bien longtemps. De (la) Minsk, Tchernobyl n'est jamais très loin.

L'Américain et le Néo-zélandais rejoignent dans leur phobie du sale et de l'axe du mal le cadre de l'administration vietnamien, alors que tout Européen sensé, qui voit dans ce nuage noir un gage d'authenticité et donc un précieux produit du terroir, sensé ou du moins assez fou pour l'être, et dans le produit d'un peuple biélorusse si attachant comme une révélation, éprouve un coup de foudre, une intuition immédiate et décisive : ce qu'il cherchait depuis de si longues années, dont il se désespérait, le voilà enfin, à portée de main.

Il amorce doucement l'arrivée d'essence, pas trop au risque de noyer le moteur irrémédiablement, les mains déjà souillées, démarre enfin et fonce à quarante-cinq vers Sapa, Hà Giang ou Lang Son, empruntant les chemins de traverse, tombant en panne ici, puis là, vociférant et éructant, seul, mais recouvrant sa liberté de Mongol. Tel autre parcourt de longues semaines le pays du Nord au Sud. De plus insensés encore tentent un retour terrestre en Europe, rêvant de visiter ainsi Paris.

Une association de Minskeurs, sorte de glisseurs des steppes et buveurs à grosse lampée de boissons fortes, se crée. Plus tard, on imagine bien la Minsk dans un musée, un site est en projet, bientôt sur la Toile.

Alors que ces choses vont bon train, on passe une rivière, puis une autre, dans la région du Fleuve Noir, il ne fait pas trop chaud et il ne pleut pas. Une côte s'amorce un peu plus raide : on repasse la seconde, puis la première, le passager est prié de descendre, avant que le chauffeur ne s'exécute à son tour, pour courir à côté du véhicule, tous deux essoufflés. Le moteur chauffe, vidé, et s'arrête enfin, éreinté. Repos, changement de bougie, massage cardiaque, rien n'y fait. Silence subitement lourd dans ce bled, où, coincé, vous songez un instant à succomber à votre tour.

On a pris du retard, il faut attendre, se résigner, immobile, à revoir le calendrier initial, et se résoudre, une fois encore, à différer pour des raisons extérieures purement contingentes, la rédaction décidée d'une ode à la Minsk.

Au même moment, précisément, circule à Hanoi, sans que rien ne l'arrête, persistante, la rumeur : le gouvernement de la République Socialiste du Vietnam aurait décidé d'interdire, en raison de ses effets dévastateurs sur l'environnement, en ce compris le système nerveux de ses utilisateurs, la circulation de toute Minsk, et ceci sur toute l'étendue du territoire national.

 

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