Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LES FILLES DE M.SEGUIN

   – T'avales pas?
   – Ma tête tourne si je l'avale.
   – Si tu l'avales pas ça sert à rien.
   Julie repousse la fumée en regardant les formes qui s'éloignent de sa bouche. Elle évite les yeux de Gaëlle et se tourne vers la télé :
   – Je me demande comment ils font pour pas se paumer.
   – Pour faire quoi?
   – Pour pas se paumer dans les sous-titres des reportages. Par exemple si le journaliste interviewe quatre pompiers à cause d'un incendie, et qu'il note les noms des pompiers, comment il s'y retrouve quand il retourne au studio pour donner le bon nom au bon pompier dans les sous-titres? Ils rentrent à quelle heure, ils ont dit, les parents?
   – Je sais pas. Tard, j'en sais rien…
   Julie écrase sa cigarette dans un cendrier.
   – On bouge? qu'est-ce qu'on fait?
   À quatorze ans, les cheveux courts et le front élevé, Julie tient de son père un tempérament qui lui fait regarder sa sœur, de deux ans son aînée, avec des projets de soulèvement. Gaëlle, vautrée dans le canapé, attend la mort avec désinvolture. Elle baille en tapotant son gsm au hasard des touches, et à Julie qui lui demande : Tu écris à qui?, elle vasouille : Personne… Gaëlle est liquide et blonde comme Julie est brune, comprenne qui peut.

Il arrive que l'on perde le sens des choses, surtout le soir. On ne sait pas d'où vient la lumière, on hésite si ce que l'on boit a un goût normal, et la pluie qui se prépare a quelque chose de métallique. La vie est longue, l'enfance a le crâne mou, l'adolescence arrive comme un lieu qui s'approche de la mort à la toucher. Un trou dans la terre, une source d'écumes, et les grandes nausées qui l'escortent. La steppe gronde, des fleuves sourds passent en dessous. Des ronces y rampent, un jour s'y allongent des lions, des bruits farouches puis des feux de brousse derrière lesquels chaque matin tombe blême. Tout émerge, dans ces trois hectares de terre allumée, tout stagne, s'alourdit, et nous pleurerons ce qu'il conviendra. Les amours et l'ennui s'exaspèrent, rouges d'avoir plongé bas et s'être brossés contre les nuits d'estuaires. Nous en sommes là, dans nos vies carrées, à loucher d'un œil effaré dans la direction de ces filles de seize ans qui racontent, à faire peur, tout ce que nous devons avoir enterré depuis leur âge.


Il fait tout à fait noir, et la voiture vient de rejoindre le fleuve orange de l'autoroute. Mais on se doute qu'elle ne file pas le même train que les autres. Elle roule avec hésitation, au point qu'un camion déboîte en catastrophe au moment qu'elle monte sur sa bande. Il corne un long coup, comme ferait un bateau sur la côte. La pluie a commencé à tomber, lasse et bleue. Julie est au volant. Il avait suffi d'une autre cigarette et d'une bière sortie du frigo pour que les sœurs secouent leur torpeur devant la télé. Elles avaient eu envie soudain de répondre à la seule vraie question qui vaille pour elles : est-ce qu'en Belgique c'est possible de se foutre de tout comme en Amérique, de se bourrer bien la gueule et de rire à mort en délirant toute une nuit? Attraper quelque chose au fond du fleuve salé. La réponse passait par le garage, elles avaient sorti la voiture de leur mère.
   Julie conduit, ses quatorze ans ne l'empêchent pas de s'y prendre avec une certaine adresse, n'était la lenteur. Gaëlle serre son gsm, et les hurlements de Lara Fabian les grisent inexplicablement. Après ce seront Isabelle Boulay, Florent Pagny, Hélène Ségara : que des rebelles! Toute une nuit les rebelles, et le goût mentholé du meurtre…


Deux hommes, dans la lumière blanche d'une pièce de travail, soulèvent des histoires, et leur conversation coule toute seule en traversant les lieux communs. Ils se sont déboutonnés à la façon de ceux qui endurent des longs temps de pause ou de veille, et laissent fumer deux tasses de café gris.
   Ils approchent de la quarantaine et partagent des traits de physionomie : les cheveux courts et le menton carré, des yeux gris de mercure, et des sourires de gens à l'aise pour qui la nuit fait office de seconde résidence.
Elles se sentaient toutes deux une comète humide et rouge, ayant un sillage, étaient joyeuses, et ne voulaient entendre parler que de ça. Elles hurlaient ensemble n'importe laquelle des chansons qui suintaient sur le lecteur de cd, les fenêtres ouvertes. La pluie glissait autour de la voiture sans les atteindre.
   – Tu écris à qui?
   – Je sais pas ! J'ai mis "Salut", j'invente n'importe quel numéro, et je l'envoie. Ciao, petit sms…
   – Cool! t'as des réponses?
   – Non.
   Julie s'était enhardie, filait un bon cent vingt à l'heure sur une autoroute fluide, et le ciel ne semblait devoir les éloigner de rien. On sent parfois des empêchements qui se dressent sans que l'on sache d'où ils viennent, et nous parlent sourdement comme de très vieilles voix qui veilleraient sur nos honnêtetés. Pas ce soir! grand vent, toute la nuit s'était ouverte et nul n'avait peur des hécatombes. Elles avaient emmené la moitié d'un bac de bières fraîches, dont il ne restait que trois bouteilles, et deux fois Julie avait arrêté la voiture au bord de l'autoroute. Avec sa sœur, quart-saoules, elles avaient pissé sans se cacher des feux de voitures, accroupies devant le rail de sécurité.
   – On va jusqu'où?
   – Jusque la mer!
   – T'as des sous? il faudra qu'on achète de l'essence.
   – Toi, tu en as? Ce qu'on peut faire : on roule, on ne s'arrête pas, jusqu'au moment qu'on tombe en panne, n'importe où, ce sera le destin…
   Elles s'étaient raconté des histoires, celle de la fille qui travaillait pour une boîte de pub, et qui appelait un taxi certains soirs : elle disait au conducteur de rouler puis, n'importe où, elle lui disait : «J'ai envie de baiser avec vous, là, tout de suite…» et le conducteur le faisait, en silence, sur la banquette arrière. Ou Jérémie, le copain d'une fille de la classe, et la fille avait fini par apprendre qu'il était obligé chaque jour, par un prof de l'école, d'aller faire des trucs chez lui, chez le prof. Jérémie avait dit que c'était s'occuper du ménage, mais la fille avait bien pigé qu'il y avait autre chose, alors elle avait plaqué Jérémie, mais pour finir elle n'a jamais su ce qu'il se passait vraiment chez ce prof. Et celle de la bonne femme qui allait acheter des petits animaux, des chinchillas, des perroquets, des petits serpents, chaque semaine quelque chose de nouveau, jusqu'à ce que le marchand lui demande un jour, en rigolant, si elle tenait une ménagerie, et que la femme avait répondu, très sérieuse, que pas du tout, qu'elle achetait les animaux uniquement pour les manger, et que c'était fort intéressant.
   Vers minuit, le gsm avait sonné, Gaëlle avait murmuré : C'est papa…, et Julie lui avait dit simplement : Ne réponds pas, raccroche. Une pompe à essence était allumée, où elles avaient eu envie de s'arrêter sans projet précis : pour flairer la carcasse des étincelles, ou croiser le pas des camionneurs, des ours qui se rôdent autour les uns des autres toutes les nuits sur les parkings d'autoroute. Cela sentait l'essence et l'huile, la bière, la forêt. Quelque chose brûlait de l'autre côté. Tout cela était désertique et saturé.
   – On fait un autre sms, qu'on enverrait à tout le monde? Mais autre chose que "Salut"! On écrirait : "J'ai envie de te sucer" ou quelque chose comme ça…
   – Si c'est une fille qui le reçoit? Il faudrait un message qui marche pour les deux, "J'ai envie de toi", ça marche pour les filles et pour les mecs!
   – Si une fille nous répond, qu'est-ce qu'on fait?
   – Et si c'est un mec?
   Elles s'étaient regardées en riant, elles avaient répondu :
   – Si c'est un mec, on y va!
   – Et si c'est une fille?
   Un silence, puis l'une des deux, sans doute Julie, avait conclu :
   – Si c'est une fille, pareil, on y va…
   Gaëlle avait pianoté : "J'ai envie de toi", et lentement, avec méthode, avait envoyé sa ligne à toute la Belgique par ses numéros aléatoires. Après douze numéros elle avait demandé : Je continue? et Julie avait répondu : Oui.
Les deux hommes s'étaient refait du café. Ils parlaient avec plus d'épaisseur, de lenteur, à mesure que la nuit avançait, et se taisaient parfois de longues minutes. C'est vers une heure du matin que le gsm avait sonné.
   – C'est le tien?
   – Oui, un sms… Ben voyons! "J'ai envie de toi."
   – Ta femme ne dort pas?
   – Ce n'est pas ma femme…
Elles s'étaient fait dépasser par une voiture dont les types les avaient regardées bizarrement. Le goût de la fraude roulait avec elles, dans leur nuit, mais les sœurs voulaient que cela dure, et elles avaient quitté l'autoroute et ses halos. Elles traversaient des campagnes noires plantées d'arbres, et doublaient de loin en loin des maisons isolées où brillait un peu de vie, le carré violet d'une télé. Elles sentaient la nuit devenir plus humide autour d'elles, ça leur plaisait bien, elles auraient aimé y trouver des hommes forts, des bouches rapides et des muscles épais. Une nouvelle fois leur père avait essayé de les appeler, Gaëlle n'avait pas répondu, et Julie avait pensé un instant à la chèvre de M. Seguin. La trompe sonnait dans la vallée, "Reviens ! reviens…" Elles s'étaient encore arrêtées pour pisser dans un abribus à l'entrée d'un village. Julie avait mis du temps à refermer son jean's, et elle agitait sous le nez de sa sœur un bout d'étoffe blanche, avec un rire déboîté. «Ma culotte…»
   Dans ce village un bistrot était encore ouvert, où se tenaient trois hommes revenus d'un match de football, et une fille toute seule, à une table, où elle semblait finir de pleurer Dieu sait quel chagrin. Il ne restait aucune des bières du casier, aussi les sœurs s'étaient-elles mises au gin-coca, et Gaëlle avait lu pour Julie les sms qu'elles avaient reçus :
   – Un mec, c'est sûrement un mec, nous a écrit : "T'es chaude?" et je lui ai répondu qu'on est deux et hyper chaudes, il m'a encore écrit des cochonneries, et je lui ai demandé où il habite mais c'est beaucoup trop loin. Quelqu'un d'autre, il a pas dit si c'est une fille ou un homme, a demandé : "Qui êtes-vous?", j'ai répondu : "Deux filles hyper chaudes qui ont envie de toi", mais il n'a plus écrit. Et un troisième, pareil : "Qui êtes-vous?", j'ai répondu : "Deux filles, etc.", il a demandé quel âge, j'ai dit 19 et 22, et maintenant il dit : "Nous, deux hommes, 40 et 40."
   – Tu leur demandes où ils sont?
   Julie se leva, pour obtenir une cigarette à l'un des trois hommes portant casquettes, qui regardaient Gaëlle de côté, absorbée dans ses écritures. Elle demanda du feu, elle jouissait de pouvoir dire : Vous m'allumez?, puis, crânement :
   – C'est ma sœur que vous regardez?
   Les hommes étaient de braves gars mais Julie avait cet œil sombre qui ne lui appartenait plus, devenait âpre et cherchait n'importe quoi qui ressemblerait à un désastre ou à son commencement, un bloc de lave, une huile de vidange.
   – Elle est belle, ma sœur! Qui c'est qui veut? On cherche des hommes, alors…
   Ils se regardèrent, ne bronchèrent pas, rompus aux exercices des fins de nuit, et se remirent à parler de leur match, ou de choses lourdes qui leur allaient bien. Julie rêvait qu'ils se lèvent ou se battent ou fassent de grandes choses pour lui prouver ce qu'elle était! Mais rien ne bougeait, et ce fut Gaëlle qui la tira par la main :
   – Ils ont écrit! "On peut se voir? Pompe Texaco à Jauche dans trente minutes."
   Julie se tourne vers les hommes à nouveau et leur dit : «C'est où, Jauche?» Pas loin, par la route de Hannut. Julie demande encore où se trouve la pompe Texaco, et l'un des trois répond, en quelques mots, après l'église, tout droit sur la place, à la sortie du village. Elles paient leurs verres, et Julie, pour des raisons connues d'elle seule, juste avant de franchir la porte, enlace sa sœur, et lui roule un patin mortel, profond, avec la langue. Gaëlle se contracte deux secondes puis mollit. Elles s'embrassent, un long temps, lèchent le goût du gin dans la bouche de l'autre, pour finir se séparent en braillant. Julie secoue les clefs de la voiture. Elles sortent. Les yeux mouillés. Derrière elles la nuit est raide et brunâtre.

Il leur faut quelques minutes pour s'y retrouver, rejoindre la route de Hannut, et rouler. À Texaco, le Texaco de Jauche…


Les deux hommes ont fini leur café, ils se disent "On y va?", endossent leurs blousons bleu nuit et bouclent leurs ceinturons. Ils attrapent leurs képis, quittent le poste à pas lent vers la camionnette à large bande orange. «On allume le gyrophare?»

 

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