Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE DOUBLE RÊVE DE JORIS

Joris s'éveilla comme à son habitude, abruti de sommeil, englouti sous la chaleur de son édredon. Chaque matin, il paressait sur son lit, oscillant entre bien-être et dégoût. Assez vite, il sentit se mêler à son grondement intérieur une agitation qui grimpait de la rue, et lorsqu'il entrouvrit les yeux il fut aussitôt frappé par l'intensité de la lumière. Par réflexe il referma ses paupières, mais l'agitation l'avait gagné, une peur s'était logée dans son ventre, et une vibration bourdonnait à ses oreilles, il tenta une immersion sous la couette, mais même là sa tranquillité s'était anéantie, un sentiment pesant lui écrasait l'âme comme une barre de fer. Alors il bondit hors de son lit et fut à nouveau foudroyé par la puissance de la lumière. Il posa sur son nez des lunettes solaires et essaya d'observer à travers la fenêtre l'étrange phénomène. Mais il ne put rien discerner. Le grondement qu'il entendait remonter de la rue était une masse sonore opaque dont il ne parvenait pas à clarifier la composition. Il pensa à une catastrophe — se souvint des théories sur l'extinction de masse du permien : des éruptions volcaniques gigantesques avaient été à l'origine de la disparition de 95 % de la vie terrestre, cela avait généré dans le ciel, où aucun Dieu encore ne résidait, une lumière si intense que même la flore en avait été mortellement bouleversée. Il hésitait — la peur qui s'était logée dans son ventre s'était étendue à tous ses membres —, il ne savait que faire. Et si la ville était évacuée, si une menace, l'une de celles qu'il redoutait tant, s'était réalisée, il devait lui aussi fuir, comme les autres, malheureusement. Il enfila rapidement des vêtements et dévala les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Il avait conservé devant ses yeux ses verres fumés. Dans l'immeuble, il constata que tout était déjà vide — chaque étage, chaque habitation. Les autres avaient quitté les lieux bien avant lui, la plupart avait laissé ouverte la porte de leur appartement, il avait croisé un chat, locataire encore engourdi qui, à son passage, s'était langoureusement frotté contre son tibia en produisant un faible miaulement empreint déjà de gratitude, mais Joris avait continué sa descente sans répondre à la caresse féline. Lorsqu'il sortit enfin de l'immeuble, il vit — il crut voir — un amoncellement humain qui remontait vers le nord de la ville dans une cohue fiévreuse. Il tenta d'interroger au hasard de la mêlée l'un ou l'autre fugitif pour connaître la raison de l'intensité lumineuse (qui, à un tel niveau, formait une sorte de brume) et la destination où se rendaient tous ces gens. Il n'obtint pour explication que des bribes inquiétantes qui le poussèrent à prendre le même chemin que la foule, mais il y avait dans ce mouvement massif, assez lent finalement par rapport à l'imminence du danger, une cohésion à laquelle il échappait et il avait l'impression de s'être joint à une manifestation dont il ne partageait pas la cause — pourtant ce grand flux humain n'avait pas d'autre motif que la survie, et Joris ne comprenait pas pourquoi, malgré la peur qui l'avait à présent complètement assailli, il n'adhérait pas comme les autres à l'impulsion de la fuite qui les guidait, de plus en plus à travers les limbes de lumière, vers une issue mystérieuse. Et au fur et à mesure de cette avancée, les corps et les visages semblaient se fondre dans une communauté de traits, les différences s'estompaient progressivement, jusqu'à ce que les êtres devinssent identiques, leurs vêtements s'étaient métamorphosés en longues toges blanches sur lesquelles éclataient les rayons lumineux, la jeunesse et la vieillesse étaient des notions révolues, de même que celles d'homme et de femme, il n'y avait plus qu'un seul modèle d'être qui avançait maintenant, et Joris s'était peu à peu mis à l'écart du mouvement, il n'arrivait pas à abandonner son propre regard, il continuait d'observer le déroulement de la fin de l'espèce, il sentait bien toujours son sexe masculin coller contre sa peau, palpant son visage il vérifia qu'il n'avait pas muté, il se sentit tout à coup très seul au bord de ce fleuve qui arriverait bientôt aux portes de la ville, mais la ville, elle-même, avait disparu sous la lumière, et Joris luttait pour ne pas perdre la vue, alors que, sur les visages des ombres blanches, les yeux s'étaient fermés, puis avaient été aspirés sous la chair lisse, ainsi que le nez et la bouche, les têtes n'étaient plus que des masques sans trait. C'est alors que devant eux s'était dressé un mur gigantesque de lumière, comme un soleil écrasé sur l'horizon, et Joris, presque ébloui, s'était arrêté de marcher aux côtés des autres hommes dont il s'était complètement séparé, et il les devina, ou plutôt il devina leur assemblée en train de s'enfoncer dans la source du rayonnement — et s'effacer. Alors il se réveilla, il était toujours dans son lit, ahuri par ce qu'il avait dans la tête, dehors le ciel semblait gris, aucun bruit ne remontait de la rue, la peur l'accueillit comme chaque matin, il enfila rapidement des vêtements et sortit de chez lui. Il descendit lentement l'escalier, et constata à chaque étage que les autres habitants avaient fui, la porte de la plupart des appartements était restée grande ouverte, sur l'un des paliers un chat gisait sur le sol, il le caressa mais son petit corps était déjà glacial. Dans la rue, tout était désert et silencieux. Il parcourut la ville, mais il n'y avait plus personne. Son rêve l'avait vidée.

 

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