Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Lisez dans Bon-A-Tirer la suite de Moi et Max.

 
MOI ET MAX

C'est le 25 juillet, six jours avant les convocations, avant le déclenchement des déportations que Max m'a proposé une partouze.
   « J'ai levé deux filles, Daniel. Elles sont entretenues par de vieux schnocks et ont besoin de chair fraîche. Elles ont envie de faire une partie carrée.»
   J'étais encore puceau. Inutile de préciser que la proposition de Max m'a laissé pantois, et, pour tout dire, j'étais même affolé. Des partouzes, je savais vaguement que ça existait, j'en avais une notion confuse, mais c'étaient comme des pratiques d'une autre planète. Je n'avais pas de secrets pour Max.
   «J'y connais rien aux femmes, Max. J'ai jamais fait l'amour.
   – Eh! bien, c'est l'occasion ou jamais. Tu seras à bonne école. Des leçons gratuites, par des spécialistes. Qui dit mieux?
   – Mais une partouze! Tu as déjà fait ça, toi?
   – Pas plus que toi. C'est pour ça qu'il ne faut pas hésiter… Dieu sait quand ça se représentera.
   – J'ose pas.
   – Fais pas le con, vieux.
   – Non, Max…. J'ai le trac.
   – Te débine pas, merde… Un peu de couilles… Ne serait-ce que pour moi. Il me faut un quatrième.»
   Il a ajouté en riant.
   «Comme à la belote.
   – Pourquoi moi?
   – Ça, c'est le comble! Moi qui croyais te faire une fleur. Franchement, c'est de l'ingratitude, Daniel… Je blague pas, comme ingrat on ne fait pas mieux.
   – Pardonne-moi, Max. Ça m'effraie… Elles seraient peut-être d'accord avec toi seul.
   – J'en sais rien… et puis ça ne serait plus une vraie partouze.»
   Il en fallait plus pour décourager Max. Il l'avait l'étoffe d'un vendeur. Il m'a donné quelques petites tapes sur la joue.
   « Tu as dix-neuf ans, nom de Dieu, et tu n'as jamais caressé le nichon d'une femme… Tiens, je me mets à ta place. Qu'est-ce que je dirais à ta place? Je dirais : "Merci, Max, tu es un frère."
   – Merci, Max... tu es un frère.
   – À la bonne heure!»
   J'ai dit.
   «L'idée de te voir à poil, ça me gène.»
   Je l'imaginais nu, avec son torse musclé, velu, tout le contaire du mien, plutôt gracile, lisse, son sexe déjà aguerri, le mien encore inexpérimenté. Il a haussé les épaules, s'est exclamé, en se marrant.
   « C'est pas vrai!… À quoi tu penses! Je parie tout ce que tu veux que tu ne me remarqueras même pas… Attends de les voir, elles, à poil. Elles sont mignonnes.
   – Je ne dis pas…»
   Je ne devais vraiment pas avoir l'air enchanté, car il a maugréé.
   «Ma parole, on dirait que je t'envoie au supplice.»
   J'ai pensé à sa première fois, à lui, avec Hélène.
   «Et puis, pour la première fois, j'aurais aimé que ça se passe autrement.»
   Il a acquiescé.
   «Je te comprends.»
   Puis, avec une sagesse venue je ne sais d'où :
   «Il est rare que la première fois soit la bonne.»
   Sur ce, il a conclu avec entrain.
   «À la guerre comme à la guerre, Daniel. Il faut prendre du bon temps. On joue dans une drôle de pièce, tu sais, alors ne faisons pas les difficiles.»
   Et pour faire tomber mes réticences.
   «Tiens, je vais me montrer bon prince, je vais proposer qu'on fasse chambres à part…bien que ça me tente vachement, une partouze…»
   Il m'a regardé avec une tendresse narquoise.
   «Y a pas à dire…tu me mènes par le bout du nez.»
   Et moi, de mon côté, faiblissant.
   «Tu veux vraiment qu'on la fasse, la partouze?»
   De vrais amis, on était, prêts à tout, l'un pour l'autre.
   «Bof!… on verra bien comment ça se présente.»
   On s'est retrouvés chez les deux copines. Par je ne sais quel filon, elles partageaient un grand et confortable appartement, avenue Louise, pas loin du bois de la Cambre. Pendant que les deux filles nous ont laissés seuls quelques instants, Max a fait le tour du propriétaire qu'il a achevé avec un sifflement d'admiration.
   «Mazette!…On doit se sentir bien dans un appartement pareil.
   – Où tu as été pécher mazette? C'est la première fois que j'entends quelqu'un utiliser ce mot. Et par toi, un youpin polonais par-dessus le marché!»
   Il m'a dit, aussi surpris que moi.
   «J'en sais rien.. Ça m'est sorti comme ça. J'ai dû entendre ça quelque part. C'est pas correct?
   – Au contraire, c'est parfaitement correct… Tiens, à la première occasion, je le placerai.»
Je n'ai jamais employé mazette, pas plus que je ne l'ai entendu dans la bouche de quelqu'un d'autre. C'est un mot qui reste entre Max et moi.
   Max s'est dirigé vers la fenêtre, a écarté les rideaux.
   «Viens voir, Daniel. Viens admirer la vue.»
   J'ai été le rejoindre. Nous étions au cinquième étage et surplombions l'avenue Louise. À cette époque, l'avenue Louise était la plus belle avenue de Bruxelles, et, de la place Stéphanie au bois de la Cambre, elle offrait aux Bruxellois une de leurs promenades favorites. Il faisait un temps superbe. On palpait, pour ainsi dire, la chaleur du dehors. Le soleil de l'après-midi éclaboussait le feuillage somptueux des arbres qui s'alignaient au long de l'avenue.
   «Photographie, Daniel. Pour plus tard. En souvenir de ta première baise… En souvenir de tout…»
   Et il a ajouté rêveusement — pour moi, pour lui?
   «J'en aurai un de pareil, d'appartement, plus tard, quand tout sera fini… Tu enregistres, Daniel? C'est un contrat.»
    Je me suis rappelé Max, il y a trois ans, rue Neuve, devant les Neuf Provinces.
   «Je te crois, Max…Tout comme Au Roi de l'Elégance, tu y arriveras, je te fais confiance.»
   Il s'est exclamé.
   «C'est pas vrai!… Le Roi de l'Elégance… tu te rappelles?
   – Et comment que je me rappelle.»
   J'ai fait ce que Max m'a recommandé. Mon regard a photographié, a imprimé l'avenue Louise dans ma tête, dans mon cœur. Maintenant qu'elle a définitivement disparu, l'avenue Louise d'avant-guerre, souvent quand j'emprunte l'autoroute qu'elle est devenue, se mêlent en mon souvenir ce moment d'un après-midi de juillet et celui des après-midi de dimanche lorsque mes parents, mon frère et moi faisions ce que nous appelions "la promenade du Bois".
   Revenant à un sujet qui me préoccupait, j'ai demandé.
   «Tu crois qu'il y a deux chambres à coucher?
   – T'en fais pas… Je m'en occupe…»
   Sur ce, les deux filles sont venues nous rejoindre. Vicky — l'autre s'appelait Rosine — a sorti une bouteille de porto du buffet-bar.
   «Ça vous va, du porto?
   – Ça me va tout a fait. Et toi, Daniel, tu aimes le porto?»
   Ni lui, ni moi n'en avions jamais bu. J'ai répondu à Max, sans regarder Vicky.
    «Oui.»
   On s'est assis, chacun dans un fauteuil, tandis que nos hôtesses s'installaient dans un canapé. On a trinqué, et on a bu notre porto. Puis, Max s'est levé et est allé s'asseoir dans le canapé. Il a passé un bras autour des épaules de Vicky et l'a embrassée. Moi, je restais dans mon fauteuil. Max m'a hélé.
   «Tu ne viens pas nous tenir compagnie, Daniel? Il y a de la place pour quatre. C'est pas gentil pour Rosine, tu sais.»
   Je ne me rappelle pas ce que j'ai bafouillé, et j'ai bien dû les rejoindre. Rosine m'a embrassé en passant la main sur ma nuque. J'ai caressé sa joue. Sa peau était aussi douce que sa bouche Mon cœur battait très fort. Une émotion remplaçait l'autre. Max a murmuré quelque chose à l'oreille de Vicky. Vicky m'a regardé, s'est penchée vers Rosine et lui a parlé tout bas. Rosine a fait "oui" de la tête, s'est levée, m'a pris par la main, m'a conduit à la chambre à coucher et a dit gentiment.
   «Nous serons bien ici, tous les deux.»
   Elle m'a guidé vers le lit et m'a demandé.
   «Déshabille-moi, Daniel… C'est bien ton nom, Daniel?
   – Oui.
   – Je m'appelle Rosine.
   – Oui, Rosine.»
   Elle pouvait avoir dans les vingt-cinq ans. Je n'osais pas y toucher. Elle avait une robe qui se boutonnait dans le dos. Elle s'est couchée sur le ventre en disant.
   «Déboutonne ma robe, tu veux bien?… J'adore qu'on me déshabille.»
   J'ai déboutonné la robe. Mes doigts tremblaient. Les épaules se sont découvertes, puis le dos avec les attaches du soutien-gorge blanc, puis les reins, les fesses et la petite culotte, blanche également. J'ai écarté les pans de la robe. Rosine était étendue, joue posée sur les bras croisés. J'ai caressé les cheveux qu'elle avait courts et bouclés. J'ai légèrement embrassé la nuque, dans le creux — la nuque, avec sa légère odeur de transpiration. Rosine a frissonné. Elle s'est retournée, s'est redressée, a dégrafé son soutien-gorge.
   «À moi de te déshabiller maintenant.»
   J'étais debout devant elle. Elle a défait ma ceinture, fait glisser mon pantalon. Je me laissais faire. Elle était toujours assise sur le bord du lit.. Je la surplombais. Ses yeux se sont levés vers les miens, nos regards se sont croisés. Elle a souri. Un sourire très rassurant auquel a répondu le mien, un peu crispé. Elle m'a demandé.
   «Tu trouves que j'ai de beaux seins?»
   J'ai fait oui de la tête. Elle s'est levée, a ôté ma chemise, enlevé mon slip. Nous étions nus. Je bandais. Elle a effleuré mon sexe. Ses doigts étaient d'une douceur incroyable. Elle s'est collée à moi, et je sentais mon sexe sur sa chair. C'était une chair tiède, et, sur ma poitrine, je sentais la pression douillette de ses seins. Elle m'a embrassé, a soufflé.
   «Viens.»
   Nous nous sommes mis au lit.
   «Caresse-moi. J'aime qu'on me caresse.»
   Je l'ai caressée, et mes yeux suivaient le parcours de ma main sur son jeune corps. Elle a pris ma main, l'a guidée entre ses jambes, sur son sexe.
   «Caresse-moi là.»
   J'ai caressé son sexe, et elle a de nouveau posé la main sur la mienne, introduit mon majeur dans son sexe.
   «Caresse-moi à l'intérieur, Daniel .»
   Éprouvais-je un plaisir sexuel? J'obéissais, partagé entre l'application d'un élève et l'excitation d'un explorateur qui découvre un continent inconnu.
   «Doucement, Daniel. Plus doucement.»
   Elle haletait légèrement, et je crois bien que c'était le halètement qui agissait le plus sur mon désir. Je regardais son visage, et, avec ses yeux fermés, il avait quelque chose de tendu, une sorte de ferveur presque souffrante. Elle a pris mes flancs entre ses mains et, d'une légère pression autoritaire, m'a étendu sur elle. Elle a murmuré.
   «Prends-moi.»
   Ce «prends-moi»! Quel pouvoir elle me transmettait par cette objurgation!
   Je l'ai pénétrée. Elle a juste eu le temps de pousser quelques soupirs et j'ai éjaculé. Je me suis abandonné sur elle, ma joue contre la sienne, mon visage enfoui dans l'oreiller. Je sentais sa main parcourir mes cheveux, ma nuque. J'ai pensé à Max me demandant "Tu sais à quoi on voit qu'une femme a joui?" et je me demandais si les soupirs de Rosine avaient été des soupirs de jouissance. Elle m'a demandé.
   «C'était bon, Daniel?»
   J'ai fait oui de la tête.
   «Et toi, Rosine?
   – Tu ne t'es pas mal débrouillé.»
   Sa main a quitté ma tête, a glissé le long de mon corps jusqu'à mon sexe.
   «Il est tout petit maintenant.»
   Elle l'a doucement massé, jusqu'à ce que je me remette à bander.
   «Reprends-moi, Daniel.»
   Ça a duré plus longtemps et, à un moment donné, Rosine a poussé un cri, et ses mains griffaient mon dos, et j'ai senti son corps se cambrer, puis s'apaiser et, tandis que j'ai à nouveau joui, j'ai su qu'elle avait joui.
   Rosine a murmuré.
   «J'ai joui, Daniel. Merci.»
   C'est, je crois, le plus beau merci qu'on m'ait jamais offert. J'étais plus fier de la jouissance que je lui avais procurée qu'assouvi par mon propre plaisir. J'avais enfin le sentiment d'avoir franchi le pas qui faisait de moi un homme. Dans quelques jours, notre univers, lui également, franchirait un pas et, pour moi, ils furent aussi décisifs l'un que l'autre. La gentille frimousse de Rosine et le visage haineux d'Hitler seraient ainsi irrémédiablement associés dans ce mois de juillet unique dans ma vie.
   Déjà, je posais à Rosine la question que pose tout homme — la question du mâle.
   «C'est bien vrai? Je ne t'ai pas déçue?»
   Elle m'a caressé la joue.
   «Pour un débutant, tu n'étais pas mal du tout.»
   Je devenais exigeant.
   «Ça se remarquait que c'était la première fois?»
   Elle a souri.
   «C'était mon rêve. Dépuceler un jeunot.»
   J'étais un peu vexé.
   «C'est ça qui t'a surtout fait envie, pas vrai?
   – Mais non, bêta. C'était parfait, je t'assure.»
   Elle m'a de nouveau caressé la joue.
   «Et puis, j'aime ta petite gueule.»
   Nous étions allongés l'un à côté de l'autre. Rosine s'est redressée, a pris un paquet de cigarettes sur la table de nuit, en a allumé une, m'a tendu le paquet.
   «Tu fumes?
   – Non.
   – Tu as tort. Surtout celle-ci. C'est la meilleure.»
   Couchée sur le flanc, la joue calée dans sa main tenant la cigarette, elle m'examinait.
   «Tu sais que tu es beau?»
   Elle a passé sa main libre sur ma poitrine.
   «J'aime ta poitrine lisse.»
   J'ai pensé au torse poilu de Max, que j'avais toujours envié. On a doucement gratté à la porte.
   «O.K.!» a crié Rosine. «La voie est libre. On peut entrer.»
   Je me suis glissé sous les draps. Vicky passait la tête par la porte entrebaillée.
   «Entre» l'a invitée Rosine.
   Vicky était nue. Son corps était le jumeau de celui de Rosine. Elle s'est assise sur le bord du lit et a pincé la joue de Rosine.
   «Tout va comme tu veux, petite sœur?
   – Au poil, a dit Rosine en s'étirant. Si tu nous préparais un bon café?»
   Vicky m'a fait un clin d'œil et m'a demandé.
   «Fort ou léger, le café?
   – Plutôt fort.»
   Vicky m'a déposé un petit baiser sur la bouche. Couchée, bras croisés sous la nuque, Rosine nous regardait en souriant.
   «Elle n'est pas belle, dis, Daniel ?
   – Si.»
   Vicky s'est levée.
   «Je vais nous préparer ce café.»
   Tandis qu'elle sortait, mes yeux la suivaient. Rosine m'a redemandé.
   «Tu ne la trouves pas jolie ?
   – Si, ai-je répété
   – J'ai comme l'impression que tu lui plais.»
   L'idée de la partouze m'a effleurée. Rosine faisait-elle des manœuvres d'approche? J'ai chassé cette pensée.
   «C'est ta sœur?
   – Pourquoi tu me demandes ça?
   – Elle t'a appelée petite sœur.
   – Pas du tout. On s'appelle ainsi, on est comme des sœurs. Elle ne te fait pas envie?»
   Je me suis dit : "Ça y est, on est parti pour la partouze." J'étais déçu et inquiet. Je me demandais ce que Max faisait, si je n'étais pas tombé dans un piège tendu par eux trois.
   «Non, pas tellement. Tu me suffis.
   – C'est gentil.»
   Elle est sortie du lit.
   «Je vais aider Vicky à préparer le café.»
   Elle a été se rafraîchir dans le cabinet de toilette, a sorti son peignoir de la garde-robe. Je la regardais, et de la voir aller et venir nue, moi m'abandonnant à la moiteur parfumée du lit, me procurait je ne sais quel ravissement. C'était comme si Rosine se donnait de nouveau, mais différemment, à moi. Pour la première fois, je partageais l'existence d'une femme.
   «Demain, tu ne penseras plus à moi.
   – Qu'est-ce que tu en sais, Daniel? Et toi, lorsque tu en seras aux suivantes?
   – Je ne t'oublierai jamais, Rosine.»
   Bien sûr, c'étaient des promesses d'adolescent. Pour la dernière fois, je voyais le corps de Rosine nu avant qu'elle ne l'enferme dans son peignoir. Comment oublierais-je cette image qui se mêlerait, à jamais, aux sombres jours qui allaient suivre? Max s'était décidément bien trompé en disant que la première fois n'est pas la bonne.
   Première fois, dernière fois…
   Je me suis levé, ai été la rejoindre, l'ai enlacée. J'ai glissé le bras sous le peignoir, et ma main sentait sa taille souple, tiède. Rosine a passé la main dans mes cheveux — une main presque maternelle.
   «C'est ça, Daniel. On ne s'oubliera ni l'un, ni l'autre… J'ai vraiment envie de ce café.»
   Elle s'est détachée de moi, est sortie et, peu après, Max est venu la remplacer. Il était en slip, torse nu. Le slip dessinait la forme du sexe. Il m'a demandé, goguenard.
   «Alors, prêt pour la partouze, vieux?
   – Tu m'avais promis, Max…
   – Promis, promis… J'ai rien promis du tout… J'ai dit qu'on allait essayer.
   – Je pourrais pas, Max, franchement, je pourrais pas.»
   Un soupçon m'est venu.
   «Rosine y tient?»
   Max n'a pas répondu. Il était là, devant moi, planté sur ses jambes un peu courtes, des jambes solides, poilues comme son torse. En ce moment, j'ai vraiment haï le corps de Max, son corps précoce d'homme.
   «Tu ne me réponds pas, Max. Rosine en a envie?»
   Il ne répondait toujours pas.
   «Réponds-moi, Max…
   – Vicky ne te dit vraiment rien? C'est un morceau de choix, je t'assure. Elle n'est pas à ton goût? Toi, par contre, d'après ce que j'ai cru comprendre, tu ne lui déplais pas.
   – Tais-toi, Max…
   – Tais-toi, répond moi… tu sais ce que tu veux?»
   Il a dit, en hochant la tête d'un air désappointé.
  «Jetez des perles aux pourceaux!… »
   – Tu me fais chier, Max… Sincèrement, Max, je te le demande, Rosine…»
   Max s'est approché de moi, m'a pris le menton entre le pouce et l'index. Il rigolait.
   «Bon!…Ça suffit comme ça. On te fait un cadeau! On ne la fera pas, cette partouze. Et je t'assure, on t'en fait un de cadeau, tous les trois. Mais on ne veut pas abîmer ta première fois. Tu peux me dire merci
   – Merci, Max…»
   Mais je n'étais pas apaisé. J'en revenais à mon doute.
   «Rosine aurait été d'accord?… C'est uniquement pour me faire plaisir que…
   – Demande-lui…Viens, habille-toi, elles nous attendent pour le café… Je vais me fringuer, moi aussi.»
   La main sur la poignée de la porte, il s'est retourné.
   «Tu es un drôle de numéro, Daniel… Je me demande ce qui vaut mieux : que tu restes comme ça ou que tu changes…»
   Il n'avait que dix-neuf ans, et il a jouté en faisant un geste fataliste de la main.
   «Bah!… la vie va bien se charger de ça…»
   Il est sorti et, immédiatement, la porte s'est rouverte, avec la tête de Max qui s'encadrait.
   «Rosine n'en avait pas envie, tu sais…»
   Après nous être habillés, nous avons gagné le living. Rosine et Vicky étaient à la cuisine et l'odeur du café nous parvenait — une vraie et bonne odeur de café, une odeur d'avant — en même temps qu'un bruit de tasses et de cuillers entrechoquées. Je suis allé me poster à la fenêtre. Max est venu me rejoindre. Sous la clarté qui, avec la soirée encore éloignée mais déjà perceptible, se faisait tendre, un peloton de la Wehrmacht défilait entre les arbres. Max a regardé sa montre.
   «Nous n'avons plus tellement de temps devant nous.»
   Il parlait de l'heure à laquelle nous devions avoir regagné notre domicile, mais c'était aussi un autre temps qui, désormais, nous était compté. Nous avons bu le café. C'était du vrai café, comme je n'en avais plus bu depuis longtemps, et comme je n'en reboirais plus avant longtemps. Max a apprécié.
   «Il est fameux, votre café…»
   Le temps invente le souvenir… J'aurais voulu dire quelque chose à Rosine, par exemple, que désormais, l'odeur du café me ferait penser à elle — et, effectivement il m'arrive, certains jours, à certaines heures, à l'improviste, sans raisons précise, de revivre dans l'arôme d'un café celui d'un monde disparu dont Rosine, intruse tardive, fut l'épilogue inattendu. Oui, Rosine, que ce soit chez moi, avec Sylvie, ou dans un tea-room, une cafétéria — un de ces lieux où règne l'odeur du café — il m'arrive de revivre cette autre tasse de café, et je ne puis dire combien je regrette de ne pas avoir osé te confier, Rosine, que le goût du café resterait lié à ces quelques heures passées ensemble, combien, parmi tous les uniques qui jalonnent une existence, celui-ci resterait unique dans son presque insupportable mariage d'épanouissement et de crépuscule.
   Lorsque nous avons vidé nos tasses, Max s'est levé.
   «Il est temps que nous filions, Daniel.
   – Déjà?» a fait Rosine.
   Combien j'ai adoré ce "déjà"!
   «Toutes les bonnes choses ont une fin» a dit Max.
   Je me suis levé à mon tour, et on s'est fait la bise. J'ai dit à Rosine.
   «Tu as été chic avec moi… Je m'en souviendrai toujours.
   » Bonne chance avec les femmes, Daniel. Tu as de quoi plaire. Profites-en et ne perds pas ton temps.»
   J'avais bien envie de lui demander si on pouvait se revoir, mais je savais qu'autant pour Rosine que pour moi, il valait mieux pas. Maintenant, avec le temps qui a passé, avec tout ce qui s'est passé, je suis content de ne pas avoir revu Rosine.
   Par la place Stéphanie, Max et moi avons gagné le goulot de l'avenue Louise. L'été vivait son apothéose et les prémices de son déclin. Les jours avaient déjà imperceptiblement raccourcis. Ce n'était pas encore le crépuscule, mais il se préparait dans on ne sait quoi d'indéfinissable. À la porte Louise, les terrasses de "La Nation", du "Louise" , du "Flora" — tous ces beaux établissements qui n'existent plus — étaient pleines de consommateurs, et les uniformes allemands parsemaient de vert-de-gris le spectacle multicolore des robes.
   Max et moi ne portions pas l'étoile jaune qui nous était imposée depuis le 27 mai, et cela me donnait un étrange sentiment de liberté – grisant et mélancolique. Un défi — comme l'avait été Rosine — à ce qui se préparait d'implacable. C'était une impression nouvelle, quelque chose que je n'avais encore jamais ressenti. J'étais jeune et vieux. Le présent était déjà dans la saveur du souvenir — ce souvenir tellement trompeur qui, plus tard, vous fait revivre le passé empreint d'un avenir que l'on connaît mais qui lui est encore inconnu.
   Ce fut comme tout ce qui se passa cet après-midi-là — furtif et impérissable, imprégné de naissance et de mort.
   Max devait éprouver la même chose que moi. Au-delà de nos divergences, nous étions momentanément associés dans un destin qui les dépassait et qui allait, sous peu, nous séparer comme il nous avait unis, nous diriger, l'un et l'autre, avec le brio d'un metteur en scène chevronné, vers les rôles qui nous étaient destinés.
   J'essaie de revivre ceux que nous étions, mais la mémoire est perfide et prête à celui qui fut la sensibilité de celui qui est. Mais aussi, après tant d'années, dans un quotidien apprivoisé, pourrons-nous jamais retrouver l'acuité de nos sens en état d'alerte? Pourrais-je jamais percer ce qui a fait dire à Max, tandis qu'il passait le bras autour de mes épaules?
   «C'est louche, Daniel. Je deviens sentimental. Je suis content qu'on ne l'ai pas faite, cette partouze.
   – Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir?
   – Non.
   – Ça te dérange d'être sentimental?
   – Je ne peux pas dire que ça me dérange… Disons plutôt que ça me déroute.
   – C'est quoi qui te rends sentimental?»
   Il a croisé les mains derrière la nuque, s'est étiré.
   «Est-ce que je sais, moi… Peut-être que c'est toi, après tout… Tu me rends sentimental avec ta connerie de… de sentimental. On dirait que c'est contagieux!»
   J'ai ri.
   «Pardonne-moi, vieux. C'est ça, l'amitié.»
   J'étais ému.
   «Je t'aime bien, Max.»
   Il a dit.
   «Au fond, on est fait pour s'entendre.»
   Cette ambiance de paix en pleine guerre – pouvions-nous faire autrement que penser constamment à la guerre, qu'être imprégnés d'elle? –, cette ville qui gardait son visage plein de bonhomie avait quelque chose d'irréel. Bruxelles n'était que douceur de vivre. On aurait dû se quitter ici, à la porte Louise, lui pour gagner la gare du Midi, moi le centre. Max m'a dit.
   «Viens, je te raccompagne chez toi. Il fait tellement bon. J'ai envie de marcher.
   – Tu seras rentré à temps ? Si tu te fais choper par les boches…
   – Bah!
   – On aurait pu rester plus longtemps chez Vicky et Rosine.
   – Je préfère être seul avec toi.»
   Il m'a fait un clin d'œil.
  «De toute façon, la partouze, c'était foutu… Alors.
   – Salaud…»
   J'ai dit songeusement.
   «Au fond, c'est toi qui aurais pu…»
   J'ai hésité, ne savais comment continuer.
   «…coucher avec Rosine et moi avec Vicky… Tu te rappelles comment ça s'est décidé?
   – C'est Rosine qui t'a choisi. Elle a tout de suite su que vous étiez faits l'un pour l'autre.»
   Je lui ai donné une bourrade.
   «Cesse de raconter des conneries.»
   Tandis que, quittant l'animation de la porte Louise pour les quartiers plus calmes qui menaient à l'église Sainte-Gudule, nous passions, rue de la Régence, devant la Grande Synagogue, Max m'a dit.
   «Je n'ai jamais aimé cette synagogue. Elle me fait penser à une église, à ces Juifs allemands qui se prenaient pour des Allemands. Je préfère ma petite synagogue de quartier, mon shtibl, celle où mon père vient discuter de ses affaires.
   – Ton shtetl, quoi!… C'est vrai, Max. Ce ne sont pas tes Juifs à toi, hein… Et moi, je suis ton Juif à toi?
   – Toi, tu es Daniel… Et puis, tu sais, Juifs à toi, Juifs à toi, on n'en a rien à foutre…c'est du pareil au même.»
   Nous avons suivi la rue de la Régence, sommes passés devant la belle église du Sablon et, plus loin, devant le musée. Max m'a demandé.
   «Tu as déjà été au musée?
   – Oui, plusieurs fois.
   – Il faudra qu'on y aille ensemble.»
   Il a ajouté, sur un ton de reproche.
   «Depuis le temps qu'on se connaît, tu aurais pu me le proposer, non?»
   J'étais confus.
   «Tu as tout à fait raison, Max. Je suis impardonnable. On ira. C'est promis.»
   Ensuite, après avoir franchi le Coudenberg, par la rue Royale, nous avons longé le Parc de Bruxelles, nous avons pris la rue des Colonies jusqu'à la rue Sainte-Gudule.
   Max m'a quitté devant chez moi.
   «Salut, Daniel. À bientôt.»
   Je ne l'ai revu qu'en 1945.

 

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