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LE BUREAU DE L'HEURE

Il existe en Belgique un service public de la conservation et de la diffusion du temps. Dans les caves de l'Observatoire royal d'Uccle, à l'abri de la lumière du jour, des horloges affichent l'heure légale. Des horloges à quartz y côtoient les vieilles horloges à balancier dont le tic tac signale la présence à qui s'aventure dans ces labyrinthes souterrains. C'est, muni d'une torche électrique, que Célestin s'y rend deux fois par jour à heure fixe, dix heures et quinze heures trente. Le temps, il l'a dans la peau, Célestin. Nul besoin de montre pour  savoir que c'est le moment de descendre dans les caves et de promener le faisceau lumineux sur ces pendules qu'il a appris à aimer comme des animaux empaillés. En quelques coups d'œil, il vérifie le fonctionnement des horloges et la concordance des aiguilles.

Jadis, le temps se mesurait en regardant la nature. La lumière et les saisons en rythmaient le cours. Que les bœufs partent au pâturage signifiait le début de la journée et qu'il était temps de se lever à son tour. La mesure du temps se confondait avec l'observation du ciel. Quand il n'est pas dans les caves de l'Observatoire, Célestin se contente de regarder le ciel, le soleil, la lune, les étoiles. Il a un jour pensé que son nom même le prédestinait à vivre en symbiose avec la voûte céleste. C'est que Célestin passe l'essentiel de son temps à penser.

Jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle, il y avait presque autant d'heures que de clochers d'église ou de beffrois, tous réglés par des cadrans solaires. C'est le chemin de fer qui unifia l'heure et les gares érigées au cœur des villes exhibèrent leur horloge comme un œil pointé sur les foules, question de leur signifier que le temps était devenu chose sérieuse. S'il était né cent ans plus tôt, Célestin eût sans doute travaillé dans une gare comme gardien du temps, étrange occupation pour un cheminot de la Société Nationale des Chemins de fer Belge, réputée pour la densité de son réseau, que de surveiller l'horloge de la gare et d'en remonter les ressorts plutôt que de conduire une locomotive à vapeur ou de vendre des billets de première, de deuxième et de troisième classes. à moins qu'il ne fût affecté à la coordination des horaires de chemin de fer? Pour cela, bien sûr, fallait-il que l'heure des gares soit identique sur le territoire belge, que concordent les horloges des gares d'Anvers et de Bruxelles, de Gand et de Liège… Ce fut l'arrêté royal du 30 avril 1892 qui fixa l'heure légale, une heure de plus que celle de Greenwich, du nom de cet observatoire de la banlieue côtière de Londres, devenu point de référence mondial des longitudes terrestres. Et l'Observatoire d'Uccle se vit confier la mission de contrôle et de conservation du temps qu'il diffuse vers les radios nationales de la même manière que, depuis 1924, la BBC fait entendre sur ses ondes les cloches de Big Ben.
   Qui aurait pu penser que la loi qui régit à peu près tout se mêle aussi du temps?

Célestin représente la Belgique à la réunion annuelle du Bureau International de l'Heure chargé depuis 1920 d'assurer la coordination des heures légales des pays du globe. Il se rend ainsi chaque année en train à Paris. Au début, ce voyage durait plus de trois heures. Célestin n'avait jamais compris pourquoi on changeait de locomotive à Aulnoye. Une petite secousse ébranlait le train à l'arrêt et puis on voyait la locomotive de la SNCF prendre le relais de sa consœur SNCB de la même manière qu'avant l'invention de la machine à vapeur, les diligences changeaient de chevaux tous les trente kilomètres. Le contrôleur des billets était toujours resté évasif lorsque Célestin l'interrogeait, parfois avec insistance, sur les raisons de ce manège. La fatigue des locomotives? Aujourd'hui le même trajet ne dure plus qu'une heure vingt-cinq, de quoi alimenter les questions sur la relativité du temps puisque, durant la même période, le nombre d'heures nécessaires à la lecture de la Recherche du temps perdu, lui, n'a pas varié d'un pouce. Célestin n'est pas assez fou pour croire que l'augmentation de la vitesse du train puisse accélérer la lecture de ce qui, en dépit des turbulences de la vie moderne, reste son livre de chevet. Auparavant, il lui fallait dix trajets Paris-Bruxelles exactement pour venir à bout de À l'ombre des jeunes filles en fleur. À présent, il lui en faut vingt-deux. Est-ce cela qu'on appelle du temps gagné, fulmine-t-il parfois? D'autant plus que, comme on s'en doute, les réunions du Bureau International de l'Heure se sont transformées, au fil des ans, en séances de routine où ne subsiste que le protocole un peu solennel, surtout au moment où les délégations, rassemblées dans une salle majestueuse de l'Observatoire de Paris, ont à se présenter dans l'ordre fixé par leur éloignement respectif par rapport au méridien de Greenwich. Le délégué anglais, toisant l'assemblée avec compassion, s'y croit le nombril du monde.

S'il n'y avait la représentante de l'Observatoire de Bamako, une femme peul magnifique dont il scrute le visage comme un cadran solaire, Célestin ne se rendrait sans doute plus depuis bien longtemps aux interminables réunions du Bureau International de l'Heure. Un jour, profitant de la pause-café, il lui a demandé pourquoi des peuples nomades attachaient une telle importance à la précision du temps, eux qui vivaient au rythme du soleil, arpentant avec leurs troupeaux les plaines semi-désertiques du Sahel jusqu'à ce que leur corps les abandonne. À quoi bon connaître l'heure légale lorsque, usé par les ans, on n'est plus à même de se lever avec le jour et de marcher avec les siens? N'est-ce pas au Mali que le temps se mesure à la durée de la cuisson du mil? Est-ce là ou ailleurs que “le point du jour est désigné comme le moment où il y a assez de lumière pour voir les veines de la main”? Peut-être, lui a-t-elle répondu, mais il faut bien que ceux qui travaillent dans un bureau ou une fabrique puissent se fier à une heure officielle. Ce n'est déjà pas si facile de travailler par une telle chaleur. Même s'il ne pèse pas lourd, le salaire est payé à l'heure. Notre gouvernement tente d'expliquer à la population que le temps, c'est de l'argent. D'ailleurs, les heures supplémentaires sont très en vogue en ce moment, comme chez vous, je crois. Le Mali a aussi sa voie de chemin de fer, un train qui n'est jamais à l'heure, vous savez, la ligne Bamako-Kayes qui se prolonge même jusqu'à Dakar sauf durant la saison des pluies. Et puis, a-t-elle ajouté avec un beau sourire, n'oubliez pas Air Mali qui relie Bamako, Gao, Mopti et Tombouctou. Ces vols requièrent des horaires fixes. Tenez, je vous fais un petit cadeau. Célestin, qui n'a jamais mis les pieds en Afrique, est resté bouche bée devant la précision des horaires de vols imprimés dans la brochure d'Air Mali qui tient en deux petites feuilles volantes. Tombouctou lui est apparue soudain très proche. Les femmes y sont-elles toutes aussi belles que la déléguée de l'Observatoire de Bamako, a-t-il songé? Et ils se sont quittés comme ça en se donnant rendez-vous à l'année suivante. Célestin a noté quelques mots dans son carnet, question de ne pas oublier de lui apporter la luxueuse brochure en couleur de la SABENA, la compagnie belge rachetée hélas par les Suisses comme le fut aussi le chocolat Côte-d'Or par la marque Suchard.

La réunion du Bureau International de l'Heure est un des trois événements qui rythment l'année de Célestin. Les deux autres sont les passages à l'heure d'été et à l'heure d'hiver. C'est lui qui assure le changement d'heure d'abord après l'équinoxe de printemps et ensuite après l'équinoxe d'automne. L'opération a lieu en pleine nuit, entre deux et trois heures du matin, pendant que le commun des mortels dort à poings fermés sans se douter le moins du monde que ce qui se trame dans les sous-sols d'un observatoire va influencer au saut du lit l'humeur générale de la population. Muni de sa lampe-torche, Célestin descend dans les caves, avance ou recule d'une heure ses horloges et communique aux radios nationales les nouveaux tops horaires. Lui qui d'ordinaire respire la sérénité, est toujours un peu tendu durant la manœuvre. Quelques jours avant, il sent monter en lui ce qu'il appelle le trac. La veille, ses rêves sont invariablement peuplés de catastrophes consécutives à une erreur technique : des employés arrivant au bureau alors que d'autres le quittent, déboussolés, des ouvriers, travaillant à pause, ne sachant plus à quel saint se vouer, des écoles fermées pour cause de perturbation horaire, des avions atterrissant au même moment sous l'œil effaré des techniciens de la tour de contrôle, un amant attendant sa fiancée avec un bouquet fané, des cloches d'église sonnant sans désemparer, un curé arrachant les aiguilles de l'horloge du clocher, deux trains fous avant la collision frontale, le directeur de l'Observatoire annonçant sa démission devant une forêt de micros tendus vers lui, une foule rassemblée devant un magasin de télévisions, les yeux rivés aux postes allumés en quête d'informations…. C'est terrible les horloges quand elles débloquent. C'est que, si l'on n'y prend garde, si, même un instant, la vigilance se relâche, le temps peut provoquer une sacrée pagaille.

Mais jusque-là, touchons du bois, tout s'est toujours déroulé sans accrocs. Deux fois par an, Célestin se paye ainsi une petite frayeur. Il lui arrive d'envier la déléguée de l'Observatoire de Bamako qui n'a pas à se soucier de problèmes de passage à l'heure d'été, avec les risques que comporte la manœuvre, dans un pays où il n'y a ni été ni hiver et où le train part quand bon lui semble. Il lui dira, la prochaine fois, à cette femme qui transporte le soleil avec elle, que vivre sous le Tropique du Cancer n'a pas que des inconvénients. Il en sait quelque chose lui qui passe dans une cave obscure le plus clair de son temps. Ce qui, la nuit, lui vaut de terribles insomnies. Car dans le noir, il lui arrive de se croire encore au travail. Et puis l'insomnie ressemble au temps absolu quand l'univers se réduit au tic tac de l'horloge. Il a tout essayé pour en venir à bout, compter des moutons, avaler des somnifères, jusqu'à se chanter une berceuse à lui-même. En vain. Il lui dira à la femme peul, elle qui doit en connaître des berceuses, elle qui surtout, la bienheureuse, doit dormir comme une souche, le sourire aux lèvres. Il lui dira que parfois la nuit il est persuadé qu'il n'existe rien d'autre que le temps. Il lui dira à la prochaine réunion du Bureau International de l'Heure.

 

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