Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LOUIS

Bréhaigne, je me suis résignée ou résolue à acheter un enfant robot, commerce quasi clandestin. Âge apparent : huit, dix ans. Un de ces visages qu'on appelle taillés à coups de serpe. Ressemble aux mannequins dans les devantures.
   Toutes mes économies y ont passé, j'ai essayé de marchander dans l'entrepôt souterrain avec un vendeur aux allures de croque-mort :
   — Modèle unique, madame.
   Heureusement mes émoluments vont assurer à mon emplette pain, beurre et cinéma. Je fais l'impossible pour le rendre vivant : fessée sur son cul de plastique, il avait jeté dans le feu ma brosse à cheveux mais il ne sent rien. Un bonbon dans sa gueule, un caillou lui ferait le même effet. Selles de mastic, urine glauque pissée à l'horizontale.
   Je vais l'appeler Louis, c'est convenable, tous ces rois, régicides mis à part.

On refuse d'enregistrer Louis à l'état-civil et donc aussi de le baptiser, ce dont je me fiche, au fond.
   Intelligence artificielle mais peut-être nous-mêmes sommes téléguidés.
Louis Delugeon, mon nom de famille, autrefois de Lugeon, particule perdue pendant la Terreur, bien sûr.

   — Louis, es-tu heureux?
   — Heureux qui comme Ulysse.
   Il s'arrête pile.
   — Tu sais lire?
   — Lire est le propre de l'homme.
   À ma honte je le gifle, clic-clac. Ému comme la muraille.
   — Louis, mon trésor, pense par toi-même.
   — Les lads pansent les chevaux.
   — Est-ce que tu comprends ce que tu dis?
   — Mieux vaut prendre que comprendre.

Quels cadeaux faire à un robot? Un ballon, il faut que je referme autour ses mains, ses manettes, comme le font les instits américains pour les négrillons des slums.
   — C'est pas utile, dit Louis.
   — Tu veux que nous construisions un abri où tu seras tout à fait chez toi?
   — Blablabla.
   — Espèce de mufle, est-ce que tu veux rester comme ça, sans rien faire?
   — Dans le doute abstiens-toi.

Je lui flanque entre les pinces Le Roman de Renart :
   — Lis.
   Il fait semblant de déchiffrer, il articule :
   — On a sou–vent be–soin. D'un plus. Petitquesoi.
   Alors que la phrase est : Il affectait une tranquillité qu'il n'avait pas.
   — Non seulement tu es ignare, tu ne sais rien de rien, mais tu es malhonnête, tu triches, tu fais semblant de savoir.
   Bouleversant; mon robot se met à pleurer. J'essaye de le consoler en le caressant (contact presque pénible), tapotant, frottant :
   — Mon chérubin, mon tout.
   Il pousse des cris d'outil. Sur quel pied danser? Je marche sur des œufs. Changeons de cap :
   — Qu'est-ce que Dieu pour toi?
   — Aux petits des oiseaux il donne la patte.
   Bêtise artificielle. Que deviendra-t-il quand je ne serai plus là? Qui en voudrait?
   Je me risque à l'emmener chez les commerçants après maintes recommandations :
   — Tu salueras.
   Il fait le salut militaire, ce génie de l'inadéquation. À la maison, je m'aperçois qu'il a volé une pendulette, dissimulée dans son blouson.
   — Pourquoi as-tu fait ça?
   — J'attends mon heure.
   — Mon petit ami, est-ce que tu te sens bien dans ta carcasse?
   — Mieux vaut prendre que comprendre.
   — Réponds ou je t'assomme.
   — Suis le plus fort.
   Dans ma déréliction, une idée soudaine me dilate de joie : emmener Louis à la mer, ce miracle.
   J'écris une lettre mielleuse aux Praires, le Quinquet plage, pour retenir une chambre à deux “personnes”, huit jours. Train. Louis ne veut pas rester assis, il se lève et relève comme un ressort qu'il est, guère plus. Par bonne volonté un vieux monsieur fait les gros yeux à mon vaurien, c'est presque le mot juste.

On s'excite, nous les 3e classe, en voyant une certaine ligne qui est la mer.

Plage de sable fin et blond.
   Louis, un instant estomaqué, puis :
   — C'est une grosse affaire.
   Il injurie cette beauté :
   — Salope; tu baves.
   Dans quel guêpier me suis-je fourrée?
   — Tu vas voir, nous allons bâtir un château-fort avec des douves.
   Elles s'emplissent d'eau avec la marée montante, Louis entreprend aussitôt une deuxième construction identique à la première. Quelques enfants, descendus comme nous avec leurs parents aux Praires, épient Louis et moi d'un sale œil. Il est difficile, avec une tenue de plage succincte, et ses pieds plats nus, de lui donner une apparence vraiment humaine.
   Une fillette brune cherche à engager la conversation :
   — Tu es ici pour longtemps?
   Réponse catastrophique :
   — Le temps ne fait rien à l'affaire.
   La fillette recule rapidement. Un de ses deux camarades vient crier sous le nez, enfin l'appendice nasal de Louis :
   — Va-t'en, on veut pas de toi ici, c'est notre plage. Pas de fou chez nous.
   J'aurais dû m'y attendre : le Quinquet est indiqué dans les prospectus “plage de famille” et une célibataire flanquée d'un humanoïde peuvent-ils se prétendre une famille? Mes yeux bigles s'embuent.
   Louis vient poser ses rouages à côté de mes os, un peu d'une espèce de tendresse peut-être, comme celle du fer pour l'aimant mais je vois bien qu'il nous faut quitter les Praires au plus tôt.

Dans ma boîte aux lettres, mon congé par la propriétaire “pour avoir introduit dans le logement en contravention avec les clauses du bail, un individu supplémentaire”.
   J'envisage, plutôt vaguement à vrai dire, de nous détruire tous les deux. Pourquoi exister? Seule réponse : parce que.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.