Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
À DIMANCHE!

Je n'aimais pas ma grand-mère. Elle était sèche et froide, si froide dans ses chemises à jabot qu'on n'avait aucun mal à imaginer ce que son corps donnerait longtemps après sa mort. On aurait dit un vieil oiseau déplumé installé sur sa branche pour me regarder grandir, me taper sur les doigts, me dire ce qui était bien et ce qui ne l'était pas, elle savait ce genre de choses mieux que personne et s'échinait à me les enfoncer dans la tête. Parfois tout en parlant elle m'agrippait le bras de sa main desséchée, et cette main crochue comme une serre m'effrayait. Tout en elle m'effrayait.
   La seule chose qui me plaisait chez elle, c'était la bague qu'elle portait au petit doigt. Elle en avait d'autres, qu'elle portait aux deux annulaires, surmontées de pierres énormes, très brillantes, qui valaient probablement un argent fou et qui devaient s'accrocher à toutes les clenches de porte, mais celle que j'aimais tant c'était une petite bague en or rose, sertie d'une agate ovale gravée à la manière d'un camée, d'une chevalière, et dont le dessin représentait, sur son petit chaton bleu légèrement translucide, un ange debout sur un char tiré par deux poulets. Et c'était adorable, la seule fantaisie chez cette femme impossible.

Grâce à Dieu, nous n'habitions pas avec elle, nous lui rendions visite chaque dimanche ma mère et moi, dans son appartement qui surplombait le lac, les vignes et les jolis murets de pierres jaunies sur lesquels couraient les lézards en été. On arrivait toujours vers midi et on aurait dit que nous arrivions toujours en retard : le repas était prêt, la table était dressée, ma grand-mère aussitôt déposait la soupière sur le chauffe-plats dans lequel deux petites bougies blanches brûlaient en tremblotant, j'aurais bien aimé pourtant qu'elle m'attende, qu'elle me laisse les allumer moi-même, mais il ne restait plus qu'a s'asseoir autour de la table carrée, sans prêter aucune attention à la vue. Ma mère et ma grand-mère d'abord discutaient calmement. De moi, presque toujours de moi, qui mangeais en silence en attendant que ça passe. La matière était vaste, quasi illimitée, on aurait dit que ma grand-mère avait passé sa semaine à dresser l'inventaire de tout ce qui n'allait pas chez moi, et profitait du dimanche pour enfin tenter de redresser la barre, c'est elle qui disait ça, redresser la barre, comme si ma mère et moi dérivions sur une barque au milieu de l'océan, à la recherche d'un lopin de terre sur lequel échouer. Moi je trouvais notre barre bien assez droite, ma mère aussi du reste, parce qu'arrivait toujours un moment où le ton commençait à monter et, en général, elles se disputaient avant le dessert. C'était difficile de croire que ces deux femmes avaient des liens si proches tant elles étaient différentes.

Ce jour-là, il pleuvait, une pluie drue, très épaisse, qui assombrissait tout. Nous en étions au moment de la vaisselle, un moment qui me plaisait, ma grand-mère lavait, ma mère essuyait et moi je déambulais dans l'appartement en regardant la pluie, sans rien avoir à faire sinon ranger les assiettes et les plats dans le buffet. Dès mon premier voyage, qui passait par le guéridon du salon, j'ai vu les bagues de ma grand-mère sur le napperon de dentelle. J'ai posé les assiettes à côté d'elles et je n'ai pas pu m'empêcher de les prendre toutes les trois dans le creux de la main pour les regarder de plus près. Les deux grosses ne m'intéressaient pas, j'ai essayé la petite, celle qui me plaisait tant. Mes doigts de fillette de douze ans étaient trop fins, la bague trop large pour mon auriculaire, je l'ai enfilé à l'annulaire où elle allait tout juste, parfaitement bien. J'ai tendu la main loin de moi pour mieux la regarder, puis je l'ai rapprochée pour étudier chaque détail de la petite scène gravée. L'ange tenait dans sa main un fouet qu'il faisait claquer sur le dos des poulets, qui galopaient aussi vite qu'ils pouvaient, on aurait presque pu voir leurs yeux remplis d'effroi. Cette bague au fond n'était pas si adorable que ça.
   — Qu'est-ce que tu fais, Lisbeth?
   — Rien, je…
   Parfois je soupçonnais ma grand-mère d'avoir des yeux qui transperçaient les murs, alors j'ai préféré ajouter, pour éviter qu'elle dise que j'étais une menteuse, une voleuse ou que sais-je ?
   — Je regarde tes bagues, grand-maman, je trouve qu'elles sont très belles.
   Et comme je disais du bien d'elle par ce léger détour, elle s'est aussitôt radoucie :
   — N'oublie pas de les remettre en place, Lisbeth, j'y tiens énormément.
   — Oui, grand-maman, bien sûr.
   Qu'est-ce qu'elle s'imaginait? J'ai rangé nos trois assiettes sur la pile dans le buffet, puis je suis revenue dans la cuisine où le travail avait avancé plus vite que moi.

C'est dans la voiture, après une heure de route, que j'ai réalisé que la bague était toujours à mon doigt, elle était si légère, si parfaitement ajustée à mon doigt, je ne la sentais pas. Ouh… C'est ce que j'ai dit à voix haute, juste «ouh», en sentant les couleurs s'effacer de mon visage, et mon estomac se tordre, ou mes intestins, je ne sais pas.
   — Qu'est-ce qu'il y a, Lili?
   Tout en conduisant, maman s'est tournée vers moi, et je lui ai montré mon doigt qui tremblait, avec la petite bague bleue, j'en aurais bien pleuré.
   — J'ai oublié… j'ai oublié de la remettre en place, j'allais le faire et puis… je ne sais pas, il y avait les assiettes qu'il fallait ranger et puis j'ai oublié…
   Oh oui, j'en aurais bien pleuré. Ma mère a regardé ma main, toujours tendue vers le pare-brise comme si je voulais l'éloigner de moi le plus possible, ou comme si j'attendais qu'on me la coupe sur-le-champ pour expier ma faute, et ma mère m'a ensuite regardée, elle a bien vu que je ne tournais pas rond du tout, elle s'est penchée vers moi :
   — Eh Lili… Arrête… Ce n'est pas la fin du monde. C'est un peu embêtant, d'accord, mais ce n'est pas grave. Dès qu'on arrive à la maison, tu appelles ta grand-mère, tu lui expliques et tu t'excuses. On la lui rapportera dimanche prochain. Elle ne va pas te manger pour ça.
   Et elle m'a caressé la joue du bout des doigts, comme pour me dire : moi, en tout cas, je ne te mangerai pas pour ça. Oh, j'aurais tant voulu penser comme elle, remettre chaque chose à la bonne place, ne pas m'en faire autant, mais je n'y pouvais rien, je ne pensais pas comme elle. J'étais terrorisée.

Je suis restée un long moment debout devant le téléphone avant d'oser former le numéro. Puis, sous le regard de ma mère qui attendait que ça vienne, j'ai fini par taper sur les touches, mes doigts avaient du mal, ils manquaient de fermeté, j'ai dû m'y reprendre à deux fois. La sonnerie a retenti, Faites qu'elle ne soit pas là, ou qu'elle soit dans son bain, mon cœur battait à tout rompre, c'était presque intenable. J'ai dû m'asseoir sans quoi j'allais tomber, la voix de ma grand-mère a résonné dans le combiné, sa voix sèche et pointue, une voix de vautour, et je me suis mise à bredouiller, j'ai expliqué comme j'ai pu pourquoi je n'avais pas remis la bague à sa place. Elle n'était pas contente, bien sûr, je m'y attendais, mais voilà, je tremblais tout à coup un peu moins, à présent le plus dur était fait, ma terreur était derrière moi, je me sentais plus forte, je réalisais qu'en effet elle ne me mangerait pas, pas cette fois du moins, et c'est d'une voix plus calme que j'ai dit :
   — Je te la rapporterai dimanche, grand-maman, je te le promets.
   — J'y compte bien, Lisbeth. J'aimerais que ce genre de choses ne se reproduise pas.
   — Non, grand-maman, je te le promets.
   En raccrochant je me sentais si légère que j'aurais pu voler tout en haut des rideaux, et rester perchée là, sans effort, à regarder ma mère, à lui envoyer des baisers en soufflant sur mes doigts.

J'ai posé la bague à côté de mon lit sur ma petite table de nuit, décidée à ne pas y toucher pendant toute la semaine, et je n'y ai plus pensé. Il faisait froid dehors, et il pleuvait beaucoup, j'ai attrapé un rhume. Pendant un jour ou deux j'ai cru que j'allais tomber malade pour de bon et qu'on éviterait la visite du dimanche. Mais non, je résistais très bien, on pouvait juste me suivre à la trace dans tout l'appartement, à cause des mouchoirs en papier que je laissais traîner partout, ce qui irritait ma mère.
   Le dimanche matin, je me suis habillée comme chaque jour, ni mieux ni moins bien, j'ai pris mon petit déjeuner seule, comme d'habitude. Maman passait tous les dimanches matin dans son atelier, comme si elle avait besoin de pétrir la terre avant d'aller affronter sa mère, et j'aimais beaucoup ça, avoir l'appartement pour moi seule pendant deux ou trois heures.
   Après avoir mangé, j'ai rangé ce qui traînait sur la table, j'ai lavé mon assiette, mon couteau et ma tasse, puis je suis retournée dans ma chambre, je préférais mettre la bague bien en vue, sur la commode dans l'entrée ou sur mon doigt une dernière fois, c'était encore le meilleur moyen pour ne pas l'oublier, si je l'oubliais ce coup-ci… ouh là, je préférais ne pas y penser.
   Je me suis approchée de la table de nuit, la bague n'y était plus. Il n'y avait rien d'autre sur le bois lisse que mon radio-réveil, rien d'autre, rien d'autre, rien d'autre, il y avait juste ce radio-réveil qui indiquait neuf heures douze comme si de rien n'était, et puis ce vide affreux qui m'empêchait de respirer, c'était pire, mille fois, dix mille fois pire que le jour où je l'avais découverte à mon doigt, c'était comme si je mourais. Je me suis assise sur mon lit et j'ai retourné les draps, l'oreiller en tout sens, je me suis glissée sous le lit, il y avait quelques mouchoirs qui traînaient au milieu de la poussière, je les ai ramassés, peut-être que la bague s'était glissée dedans, je les ai détaillés un à un, sans me soucier de ce qu'ils contenaient par ailleurs, j'aurais tellement, tellement aimé qu'elle y soit, Faites qu'elle y soit mon Dieu, j'étais submergée par cette nécessité, j'aurais donné tout le contenu de ma chambre pour qu'elle y soit, mais elle n'y était pas.
   J'ai fini par me rasseoir sur mon lit dévasté, pour essayer de récupérer mes esprits, ça ne servait à rien de se mettre dans des états pareils, allez Lili, on se calme, on respire un grand coup, c'est ce que ma mère aurait dit. J'ai regardé le bois lisse de la table de nuit en inspirant profondément, en pensant à ma mère. Le réveil marquait maintenant neuf heures vingt-trois, je détestais la précision bêbête de ces horloges électroniques, c'était comme si la vie avec elles ressemblaient à un horaire de chemin de fer. Je contemplais ma jolie chambre aux murs orange en respirant très fort pour m'empêcher de pleurer, et puis soudain j'ai vu ma mère avec sa longue jupe verte et son sac en plastique, je l'ai vue comme si elle était là, devant moi, alors que l'image datait de la veille, mais elle était si nette que je pouvais même l'entendre : «Lisbeth ma fille, tu commences à me courir sur le haricot!» Quand elle m'appelait Lisbeth ponctué d'un «ma fille» comme si elle voulait me vendre, ça voulait dire que je lui courais sur le haricot pour de bon. Elle marchait à grandes enjambées dans tout l'appartement, ramassant sur son passage tous les petits mouchoirs blancs qu'elle rencontrait, en les comptant à voix haute pour essayer de me faire honte, quarante-sept, quarante-huit, le décompte n'était pas tout à fait juste parce que parfois elle en prenait un petit tas d'un seul coup, qu'elle fourrait dans son sac en plastique. Elle était presque comique quand elle était fâchée, tout le contraire de sa mère, elle ne m'effrayait pas, alors j'ai continué à regarder la télé comme si je n'étais pas là, j'aurais peut-être pu l'aider mais valait mieux se laisser oublier un moment, j'ai juste fourré dans ma poche les mouchoirs qui parsemaient le canapé. Et voilà. J'aurais mieux fait de lever mes fesses quand elle est entrée dans ma chambre, je l'aurais vue, la bague, forcément je l'aurais vue! Elle m'aurait brûlé les yeux, elle aurait éclaté, brillé sous la pile de mouchoirs en papier, elle n'aurait pas glissé comme ça dans le fond du sac sous la main leste de ma mère en colère qui ne savait même pas que je l'avais posée là… Oh Lisbeth, Lisbeth, comment est-ce possible d'être imbécile à ce point-là! Une vraie débile! J'étais toujours assise sur mon petit lit, avec mes jambes qui s'agitaient toutes seules de rage, avec l'envie de m'arracher les cheveux, qu'est-ce qui allait se passer, on partait dans une heure, c'était un vrai cauchemar, un vrai de vrai, je n'avais jamais connu un cauchemar de ce genre-là, je ne voulais pas y aller, je ne pouvais pas y aller, c'était inconcevable, impossible, tout simplement au-dessus de mes forces. Je préférais encore glisser comme la bague dans le tuyau noir du vide-ordures, amortie dans ma chute par la douceur de mes petits mouchoirs blancs, protégée bien au chaud, comme si c'était de la ouate.

Le réveil indiquait neuf heures trente-sept, j'avais les yeux fixés sur les barrettes rouges, hypnotisée, comme si c'était la dernière chose intéressante sur terre, j'attendais l'arrivée du huit, le chiffre qui englobait tous les autres. Quand on les écrivait c'était impossible de faire un huit avec un deux, ou un sept, sans que ça fasse du gribouillage, mais là ça allait de soi, c'était presque magique. Voilà, le huit est arrivé et ça m'a fait bizarre, il y avait quelque chose d'inhabituel dans cette succession de chiffres, cette heure-là ne m'était pas familière dans ma chambre du moins, alors j'ai réalisé qu'on était dimanche, comme si je ne le savais pas déjà, comme si c'était une découverte. Mais soudain je me suis sentie mieux, un petit peu raffermie, une idée m'était venue. Le dimanche, il y avait du silence, les objets et les gens étaient presque immobiles, le dimanche personne n'allait se mêler de ramasser les ordures du samedi, elles restaient là où on les avait posées, jusqu'au lundi, suffisait d'aller voir, peut-être, de descendre jusqu'au parking couvert, de retrouver l'emplacement, de… Hop, d'une détente je me suis levée, j'ai couru jusqu'à la porte, je suis sortie de l'appartement. L'immeuble comptait une cinquantaine de logements desservis par plusieurs ascenseurs, le plus proche était bloqué quelques étages plus bas, j'étais tellement pressée, j'ai couru jusqu'au bout du couloir pour en attraper un autre, il était là, il m'attendait, j'ai appuyé sur le bouton SS. L'ascenseur était d'une lenteur à pleurer, j'étais fébrile et affolée, ça se voyait sur ma tête que je découvrais dans la glace.

Il y avait d'abord un couloir qui tournait vers la droite, puis une porte, puis une autre. Quand je suis arrivée dans le parking je ne savais plus où j'étais, à cause de l'ascenseur j'étais arrivée à l'autre bout sans savoir de quel bout il s'agissait. Le parking était vaste, contre les murs étaient disposés plusieurs containers à poubelles, et puis un peu partout il y avait des espèces de cheminées en briques rouges au bas desquelles étaient fixées des petites portes métalliques qui s'ouvraient sans effort, certaines étaient d'ailleurs ouvertes, poussées par les ordures amoncelées dans le conduit, mais où étaient les nôtres? Je courais dans tous les sens, aussi désorientée qu'une belette dans un champ inconnu, et puis tout à coup j'ai vu Yvon, le neveu de la concierge, tout près des containers. Il tenait dans les mains deux gros sacs poubelle noirs, il s'était arrêté de marcher pour me regarder, je devais avoir l'air un peu drôle, c'est vrai, à m'agiter comme ça.
   — Eh, qu'est-ce qui t'arrive?
   Je n'aimais pas ce garçon, je ne lui parlais jamais, mais là j'aurais parlé au diable si ça avait pu servir.
   — J'ai perdu quelque chose dans le vide-ordures, c'est super important, super super important…
Je criais presque, j'avais les poings serrés, et les larmes qui s'échappaient toutes seules tant j'étais énervée.
   — Calme-toi, tu as l'air complètement jetée.
   Il était un peu plus âgé que moi, balourd comme pas possible, et puis un peu vicieux aussi, ça se voyait dans ses yeux, il était toujours immobile, tenant ses sacs à bout de bras, il a fini par dire :
   — Il est où ton apart? C'est quel numéro?
   — Le 34.
   — Je crois que c'est par là.
   Il a lâché ses sacs pour venir avec moi dans le coin qu'il m'indiquait, où il y avait trois cheminées distantes d'un ou deux mètres.
   — Cherche dans celle-là, moi je prends l'autre. Qu'est-ce que tu cherches au juste?
   J'aurais pu dire «la bague de ma grand-mère», mais je ne sais pas, il ne la connaissait pas et j'ai eu peur qu'il ricane, qu'il dise «Et bien dis donc, quel cirque pour une bête bague», et peut-être était-ce vrai, peut-être qu'il n'avait peur de personne, lui. Alors j'ai juste dit, en ouvrant les battants devant lesquels je m'étais agenouillée :
  — C'est un sac en plastique jaune, jaune très vif.
  Il y avait un tas de gens qui déversaient dans leur vide-ordures des trucs sans même les emballer, moi aussi je faisais ça, je jetais mes pelures de banane sans m'occuper de savoir si ça gênait quelqu'un. Et là il y avait, au milieu des sacs en plastique, toutes sortes de trucs invraisemblables, des langes souillés dont l'odeur suffisait à vous tuer sur place, des centaines de mégots, des bouts de verre, des fruits pourris, des pots de yaourt à moitié entamés, j'en avais plein les doigts, c'était presque incroyable d'imaginer que la bague de ma grand-mère traînait dans ce dépotoir, petite princesse égarée dans les bas-fonds, elle qui ne connaissait que le napperon de dentelles du guéridon, ça devait lui faire tout drôle. Je fouillais dans ce bazar avec une ardeur folle, sans rien ressentir d'autre que la nécessité de trouver mon sac jaune, mais il n'y était pas. Je me suis retournée vers Yvon. Il se tenait accroupi, malgré son jean trop serré sur ses grosses cuisses, devant les battants clos de sa cheminée, il était occupé à, à quoi donc? Je n'arrivais pas à voir, je me suis redressée un peu, et j'ai vu qu'il l'avait trouvé, que le sac était devant lui, posé par terre, et qu'il était occupé à essayer de dénouer le nœud sans un mot, sans même me dire qu'il venait de le trouver.
  — Eh…!
  Mon cri l'a surpris, il s'est remis debout en vitesse, avec le sac toujours fermé dans la main gauche, ma mère faisait des nœuds impossibles. Il m'a regardée avec un drôle de petit sourire, un peu sournois je dirais. Dans la lumière diffuse je pouvais voir la masse de petits boutons qui parsemaient son épais visage rond, les points blancs sur les ailes de son nez, et sa moustache qui commençait à venir, au-dessus de ses grosses lèvres gercées, sa moustache était du même blond fade que ses cheveux coupés ras, il était laid comme c'est pas permis, qu'est-ce que ça pouvait me faire? Il avait trouvé le sac, il avait trouvé le sac!
  — C'est ce truc-là?
  Il le brandissait devant lui, et moi j'étais au bord des larmes, de nouveau, à cause du soulagement cette fois, c'était terrible, l'effet que ça pouvait faire.
  — Oui, c'est ce truc-là. Merci, merci, merci, Yvon…
  Je m'approchais avec un sourire éclatant, attendant qu'il me le donne, mais il ne le donnait pas, il disait : «Qu'est-ce que tu me donnes en échange?», pas vraiment sûr de lui, non, mais l'idée venait de germer dans son gros crâne rasé, et s'installait déjà, ça se voyait dans ses yeux qui brillaient.
  — Je ne sais pas… Qu'est-ce que tu veux?
  Je me sentais comme une éponge, d'une mollesse inouïe, peut-être qu'il allait m'attraper le bras de sa grosse main maladroite et me serrer contre lui comme un crapaud se colle à une pierre, peut-être que c'était ce qu'il voulait, me tripoter la peau, tous ces trucs-là, était-ce tellement plus dégoûtant que toutes les ordures mélangées dans lesquelles mes mains avaient plongé? Peut-être pas, comment savoir… Mes mains puaient, d'ailleurs, je les sentais au bout de me bras sans même avoir besoin de les approcher. Yvon me regardait toujours, avec le même sourire, et c'était pire que s'il avait fait un geste, que s'il s'était mis en tête de déchirer mon chandail rose. Le sac en plastique oscillait au bout de ses doigts, et je me suis rendu compte que je ne savais même pas si la bague était dedans, et c'était ça le plus bizarre, ne pas le savoir et sentir que tout à coup ça n'avait plus tellement d'importance, la bague était devenue totalement irréelle, à cause de la façon dont Yvon me regardait dans ce parking désert. Ça a duré quelques secondes aussi longues que des siècles, puis le sourire d'Yvon s'est éteint, il a croisé les bras :
  — Embrasse-moi.
  J'étais clouée sur place.
  — Embrasse-moi si tu le veux.
  C'était du sac qu'il parlait. Je ne bougeais toujours pas. J'en étais incapable. J'aurais encore préféré qu'il se montre brutal, qu'il m'attrappe sans me demander mon avis, que ses gros bras m'immobilisent et me serrent jusqu'à ce que je n'en puisse plus, au lieu de me demander ça, comme s'il voulait me tester, voir à quel point je tenais à mon trésor… Sa grosse bouche était toute proche de moi, je pouvais voir les craquelures sur ses lèvres, les petits morceaux de peau morte qui pendaient, elle était légèrement entrouverte, je pouvais imaginer la langue et les dents mal lavées entres lesquelles traînaient sûrement des restes de nourriture vieux d'une semaine, qu'est-ce qu'il me demandait là, je ne bougeais toujours pas, et lui il attendait, en me fixant drôlement. Son regard avait changé, il ne me menaçait plus, on aurait dit qu'il était en train de regretter ce qu'il m'avait demandé, qu'il avait peur maintenant, peur que je choisisse de partir tellement il était dégoûtant, d'un seul coup il avait l'air plus malheureux que moi. Alors je n'ai plus pensé à rien, je me suis redressée comme j'ai pu, pour me retrouver à sa hauteur, et j'ai fermé les yeux pour ne pas le voir, c'était juste un mauvais moment à passer. Je n'avais jamais embrassé personne avant lui et je me suis demandé si c'était toujours aussi abominable, de la salive coulait jusqu'à mon menton, nos dents s'entrechoquaient, ça n'en finissait pas, sa langue était si grosse que je n'avais pas la moindre idée de la façon dont je pouvais respirer. Quand Yvon m'a lâchée, je haletais comme un petit chien, je n'en revenais pas, je ne m'attendais pas à ça, j'avais l'impression que mes lèvres avaient doublé de volume.
  — Tiens, le v'là ton machin.
  Il a essuyé sa bouche avec sa manche et m'a tendu le sac sans plus me jeter un regard, puis il est reparti vers ses poubelles qui l'attendaient au pied des containers. Alors j'ai fait comme lui, j'ai frotté la salive qui coulait avec la manche de mon chandail rose, et je me suis mise à courir pour rejoindre l'ascenseur. J'ai attendu un bon moment, en priant pour qu'Yvon n'arrive pas, je serrais le sac contre mon ventre, je ne voulais pas l'ouvrir, j'attendrais d'être dans la sécurité de ma chambre, j'avais la tête en feu.

Maman n'était pas encore là et c'était mieux ainsi, je n'avais pas la moindre idée de ce que je lui aurais dit si elle m'avait vue avec cette tête-là, j'avais l'impression de n'avoir aucun rapport avec la Lili qu'elle connaissait. J'ai traversé l'appartement, je suis entrée dans ma chambre, je me suis installée à mon bureau. Il m'a fallu un bon moment pour venir à bout du nœud que ma mère avait fait, puis le sac s'est ouvert. Soigneusement j'ai ôté un à un les mouchoirs qui étaient dedans, et j'ai vu la bague tout au fond. Tranquille. Petit objet parfait, innocent dans son nid de coussins blancs. J'avais beau la regarder, je n'arrivais pas à me réjouir, la bague avait perdu tout attrait, même ma grand-mère en cet instant précis ne me faisait pas d'effet. Je l'ai prise entre les doigts, tout mon petit monde était là, l'ange et les poulets occupés à courir, comme si de rien n'était, aussi frais et fringants que s'ils n'avaient pas passé la nuit au milieu des poubelles, alors que dans ma bouche traînait encore le goût de ce baiser immonde que je n'oserais jamais raconter à personne. Et ça m'a fait bizarre de penser qu'il n'en resterait pas de trace.
  J'ai approché la pointe de mon compas de la pierre gravée, juste pour voir ce que ça ferait. Sans réfléchir plus loin, j'ai tracé une ligne minuscule au-dessus de la tête de l'ange, ça marchait, c'était presque marrant, la ligne était légèrement plus foncée, de la même couleur que l'ange, j'en ai tracé une autre, puis une autre, ce n'était pas facile, il fallait enfoncer la pointe assez fort, faire attention qu'elle ne dérape pas sur mon doigt, mais je me débrouillais plutôt bien. J'ai interrompu mon travail pour voir ce que ça donnait, ce n'était pas joli joli quand on le voyait de tout près, les marques étaient un peu grossières, mais non, ça ne gênait pas tant que ça, c'était pas mal du tout, au fond. C'était comme si la scène avait changé, rien de plus, il suffisait de penser qu'il s'était mis à pleuvoir. Voilà. Je me sentais beaucoup mieux. Le réveil indiquait dix heures trente-deux, ma mère allait revenir et nous allions partir. Satisfaite et calmée, je suis allée me laver les mains et me brosser les dents, avant de me remettre à mon petit travail, l'améliorer encore, en attendant ma mère.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.