Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
AMSTERDAM

Avec D. tout fut différent de ce qu'elle s'était imaginé. Il venait la prendre à la gare mais il devait encore passer chez l'un ou chez l'autre, déposer un pli, chercher des documents, et elle, entre temps, attendait dans la voiture. Ce manège ne pouvait pas trop durer, parce qu'elle ne faisait jamais longtemps ce qu'elle n'aimait pas, sauf s'il le fallait absolument. Ce n'était pas le cas. Enfin, ils arrivaient chez lui, elle déposait ses affaires et lui se mettait à cuisiner, à couvrir la table, elle ne pouvait pas l'aider, tout juste le regarder faire, et c'était absolument divin de voir quelqu'un travailler pour elle, elle en était émue. Le soin qu'il mettait à choisir une nappe, y assortir les assiettes... comme elle avait apprécié chez sa mère, et rêvé de l'imiter! Depuis, elle n'avait eu ni le temps, ni personne pour apprécier le raffinement... Au contraire, au début de sa vie d'adulte, si par un besoin de beauté elle s'était mise en tête de sortir de jolies choses, de mettre une nappe et des serviettes :
   – Pour qui?, lui demandait-on, tu attends du monde?
   – Non, non, c'est pour nous. J'avais envie.
   – Ah bon, donnait la réponse.
   Et ceux qui auraient pu être son public n'avaient pas l'attention voulue pour ne pas immédiatement renverser du potage, de la sauce, du café.
   Avec D., le quotidien était un art, et la table une occupation délicate.
   Un soir, il n'avait plus rien au frigidaire et l'heure du ravitaillement était passée, les boutiques fermées. Au moment où ils avaient trouvé un petit commerce perdu dans le faubourg, ils n'avaient ni l'un ni l'autre de quoi payer les achats. Quelques florins, rien de plus, ils étaient à Amsterdam, juste ce qu'il fallait pour cinq oeufs.
   – Parfait, conclut D., j'ai du pain, je te ferai quelque chose que tu n'oublieras pas de si vite.
   Il avait d'autres réserves : du beurre, de la bière, du vin, et une boîte de champignons séchés, qu'il laissa gonfler dans de l'eau. Il en ferait une omelette.
   La préparation dura tout un temps. Buvant chacun de leur côté une bière gelée à vous glacer le gosier, ils firent de l'ordre dans leurs papiers respectifs, s'occupèrent du lendemain, enfin se rejoignirent au fourneau, elle, attirée par l'odeur. Il faisait à crever de chaleur dans ses pièces sous les combles, même à neuf heures du soir, il avait tout ôté, polo, jeans et baskets, et se promenait en slip rouge, aussi rouge que le rouge du drapeau canadien. Pour elle, se débarrasser n'était pas impératif, elle ne s'agitait pas, elle transpirait à peine, juste cette moiteur de la peau qui fait frissonner quand l'air se déplace, et sa robe n'était qu'un bout d'étoffe retenu par des bretelles.
   Mais lorsque enfin ils étaient à table, l'un vis-à-vis de l'autre, D., torse nu, passa la main sous ses bretelles dans l'intention de les détacher. Il s'y prenait mal. Le manège lui esquinta la clavicule, elle préféra glisser elle-même le tissu de ses épaules et se l'attacha comme un pagne autour des hanches. Ils étaient assis dans un film de Fellini, nus devant une table dressée. Ses seins remplissaient l'écran imaginaire, alors qu'ils étaient tout petits. Elle s'évanouissait presque sous le vertige du zoom. Sur la nappe de gros lin, sans doute tissé main comme l'affectionnaient à Amsterdam les intellectuels marginaux sans le sou bien avant que la mode et le commerce de luxe s'y soient mis, l'omelette aux cèpes embaumait l'air sous les narines, pain, beurre et vin attendaient leurs mains, leurs caresses se perdaient dans le silence de la peau et l'immobilité de la scène. Tout se passait comme si rien ne se produisait, la nourriture plutôt clairsemée devait être prise lentement et à toute petites bouchées, les regards et le toucher avaient échangé leur nature et se confondaient dans un dialogue des plus magique, allumant sous la peau une braise qu'ils ne voulaient pas voir prendre flamme, craignant de consumer trop tôt l'énergie qui s'accumulait.
   Elle remarqua qu'elle s'était attachée à D. après un week-end entier à Amsterdam. Ils s'étaient promis de se revoir plus régulièrement et elle commença à compter sur sa présence comme sur un élément de l'avenir, le contraire du vide et de la solitude. Elle ne sut jamais vraiment ce qu'elle devait lui dire et comment il fallait lui répondre. Il n'avait pas d'ambition, ne faisait aucun projet d'avenir, vivait parmi des amis et amies exactement comme lui, tous plus ou moins poètes, journalistes, metteurs en scène, artistes peintres, tous modestement, d'une façon ou d'une autre marginaux et bourgeois quand même. Que certains d'entre eux n'aient pas l'espoir de se faire connaître, de devenir célèbres, elle en doutait, mais en ce qui concernait D., elle avait vite compris que c'était justement l'absence d'ambition et son équilibre existentiel modeste qui garantissaient la finesse de sa sensibilité, ses attentions amicales et sa vie sensuelle, voire l'organisation de son travail et de ses loisirs, sa façon de prendre certaines occupations au sérieux et à d'autres moments de jouer, de traîner, de faire l'amour au ralenti.
   Elle avait été peu intéressante pour lui. Lorsqu'il déménagea, il ne laissa pas d'adresse.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.