Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
QUE J'AI RÉPONDU

Le type m'appelle. Il a une sale voix, genre type qui ne boit que de la sauce d'huître et qui fume des cigarillos roulés à la maison. Il veut que je vienne à Mons. Il a un truc à me proposer. Il veut que je le rejoigne dans un café. Pas à l'Excelsior, qu'il me dit. Il m'explique qu'il y a un café en face du tribunal de commerce, qu'il sera là, qu'il boira une bière et qu'il lira Ciné-Revue. Un numéro avec Jean-Marie Pfaff en couverture. Le gardien de foot, précise-t-il. J'avais compris mais je ne dis rien. J'ai appris à me taire. Ça évite bien des ennuis.
   Le type avait raison, en face du tribunal, il y avait un café, rempli de tables et de chaises, dont une seule était occupée. Il était là, à se cacher derrière son vieux magazine, sur la couverture duquel un footballeur en maillot noir-jaune-rouge sortait d'une mer grisâtre.
   – Raymond, qu'il m'a dit, en me tendant une main poilue.
   – Bonjour, Raymond, que j'ai répondu.
   Je me suis assis à côté de lui, pour faire face à la porte. Il s'est un peu écarté.
   – Vous êtes armé? qu'il m'a demandé.
   – Ça ne vous regarde pas, que j'ai répondu.
   Je ne le regardais pas non plus, j'écoutais simplement. Il m'a parlé de sa femme, de sa mère, de sa soeur, puis il m'a demandé si je faisais des prix de gros.
   – Ça se pourrait, que j'ai répondu, mais vous n'avez pas le calibre. Le gros, pour moi, c'est à partir de dix contrats.
   Il m'a tendu un sachet du Delhaize rempli de billets de vingt. Je n'ai pas compté. J'imagine que les clients savent qu'ils n'ont pas intérêt à jouer au plus fin. Je n'ai pas d'humour et il avait dû le sentir, c'est le genre de choses que les gens repèrent toujours. Il a glissé la photo sur la table, je l'ai retournée discrètement. Il y avait une fille canon dessus, du genre qu'on déplie en trois ou quatre dans les magazines et qu'on enferme avec soi dans les toilettes d'autoroutes. Au dos de la photo, il y avait une adresse.
   J'ai fait un signe de la tête qui signifiait que le marché était conclu.
   – Combien de temps? qu'il m'a demandé.
   – C'est qui? que j'ai répondu.
   – C'est ma fille, qu'il a lâché un peu gêné.
   – Alors ce sera une semaine. C'est moi qui vous appelle.
   Je me suis levé sans me retourner et j'ai rejoint la gare.
   La bonne femme m'a appelé dans l'après-midi. Je lui ai donné rendez-vous en face du tribunal, dans le même café, c'était plus simple. Je lui ai dit que je serais assis près de la porte. Elle m'a rejoint une heure plus tard. Elle avait une tête de caissière de supermarché, du genre bien conservée, à qui on commanderait bien quelques euros en plus et un paquet de cigarette de la machine pour s'attarder un moment. Elle m'a parlé de son mari, des photos qu'elle voulait que je prenne. Je n'ai rien dit du tout et ça avait l'air de lui plaire. Elle m'a expliqué que son mari c'était avec une collègue, qu'elle les avait suivis elle-même et qu'elle voulait des photos en gros plan.
   – Les gros plans, c'est plus cher, que j'ai répondu.
   Elle a très bien compris. Elle m'a tendu une enveloppe que j'ai empochée sans vérifier.
   Je lui ai donné rendez-vous deux semaines plus tard, au même endroit. Elle m'a demandé s'il y avait un numéro où elle pouvait me joindre, je lui ai dit qu'elle l'avait déjà et elle a souri. Elle m'a serré la main et j'ai marché jusqu'à la gare.
   Là, j'ai hésité. J'ai regardé les horaires, j'en avais pour trente minutes à attendre, pour le premier train. Je suis sorti sur l'esplanade, j'ai allumé une clope et j'ai fait les cent pas entre la statue de Leopold Ier et le pavillon en verre de l'Office du Tourisme. Il y avait deux Américains qui louaient des vélos, ils étaient habillés en mauve et orange de la tête aux pieds. Ils voulaient aller au Shape, qu'ils disaient. Ça m'a donné des envies de Californie, ou de Floride, et je me suis dit que le monde était bien mal foutu. Les gens d'ici veulent se barrer là-bas et les gens de là-bas rappliquent ici pour louer des vélos. Ça m'a donné envie de louer un vélo moi aussi, mais mon téléphone a sonné.
   C'était un gars avec une voix de fillette qui voulait savoir si je faisais les urgences. Je lui ai demandé où je pouvais le rejoindre et il m'a donné rendez-vous à l'entrée des Ateliers de la Fucam.
   – Dans dix minutes, que j'ai répondu.
   J'ai poussé le gros Américain mauve sur le côté et je lui ai fauché sa bécane. Il a voulu me courir après mais j'avais quelques mètres d'avance et lui quelques kilos de trop. Quand j'ai rejoint Sainte-Waudru, je l'entendais encore crier. Ça m'a fait rire. Je suis descendu à droite et, rue après rue, j'ai rejoint mon point de rencard.
   Mon correspondant était plus gros que le neveu de l'oncle Sam que je venais de déséquilibrer, il avait des cheveux roux clairsemés qui touffaient sur le sommet de son crâne comme du duvet sur les fesses d'un oisillon. Lui aussi voulait que je bousille sa femme. Mons était une ville de règlements de compte. Je lui ai dit qu'on payait cash et d'avance et il m'a demandé de l'accompagner au distributeur de billet. Il a vidé deux cartes de banque et m'a fourré les billets dans le creux des deux mains. Je lui ai refilé un clin d'oeil et je suis remonté sur le vélo. J'ai pédalé jusqu'au-dessus de la Grand-Place puis je me suis laissé glisser jusqu'à la gare. Le pavillon de verre était toujours là mais les touristes s'étaient envolés. J'ai appuyé le vélo devant la porte, j'ai sorti une piécette de ma poche et je l'ai fait tinter contre la vitre pour que le préposé vienne rechercher la bécane. Je suis un gars honnête, moi, je ne vole pas les vélos. J'ai éteint mon téléphone et j'ai marché jusqu'à la gare.
   Mon train attendait sur la voie quatre.
   Bruxelles, gare de triage.
   Zaventem, voie de garage.
   Dans le train j'ai compté. J'avais de quoi me payer un aller-simple pour n'importe quel pays d'Afrique et y survivre pendant un bon bout de temps. Pas même de quoi tenir le coup six mois à Mons ou ailleurs en Belgique, mais plus qu'il n'en fallait pour quitter définitivement ce pays gris qui collait à mes doigts depuis trop longtemps, comme l'encre du Journal du Jeudi, où j'avais passé ma petite annonce : "Nettoyeur professionnel. Liquide tous vos problèmes montois rapidement et anonymement. Discrétion assurée." Suivait mon numéro de téléphone. J'ai filé vers le comptoir Bruxelles-Airlines. Pour la compagnie, je n'avais pas hésité : quitte à laisser des sous à des organisateurs de vols professionnels, autant les laisser en Belgique. L'employée aux yeux de morue ne m'a pas vraiment laissé le choix. Pour la plupart des pays, il fallait un visa. Et un passeport.
   – Ça s'achète où? que j'ai demandé.
   Elle a ri mais n'a pas répondu tout de suite.
   À l'administration de ma commune? Elle ne m'avait pas bien regardé! J'en venais, moi, de Mons, je n'allais pas y retourner. Pas si vite, en tout cas. La fille au comptoir m'a proposé le Maroc : il ne fallait pas de passeport, juste un visa, mais elle m'a convaincu que je pourrais en acheter un sur place.
   Marrakech!
   Si c'est pour retomber sur des Marocains, autant s'installer à Farciennes ou à Maubeuge. Mon rêve de bout du monde ne ressemblait déjà plus à grand-chose. Je n'allais tout de même pas foutre le camp dans un pays dont tous les habitants débarquaient dans le mien, ou alors j'aurais dû rester avec les Américains à la gare de Mons, pour repartir avec eux à Disneyworld. Ça n'avait pas de sens. On ne s'installe pas pour toujours au Maroc. On y va juste pour se venger, comme le font les touristes, pendant deux semaines sur les plages de Casablanca, avec le billet retour coincé dans le tanga pour être certain de ne pas y rester. Moi, je cherchais un aller simple. Quand j'avais placé mon annonce, j'avais des envies de sable fin, d'île au bout du monde, de femmes à poil pour me masser les pieds.
   – Et les pays de l'Est? que j'ai demandé.
   Quitte à m'exiler dans un pays pas paradisiaque du tout, autant aller dans un coin qui regorge de femelles blondes, que je me suis dit. Elle m'a cité des noms de ville, je ne savais pas bien quoi choisir : Budapest, Bucarest et des tas d'autres noms que je n'ai pas retenus; pour moi, c'était tous les mêmes, juste des noms et encore des noms. Comment est-ce que j'allais faire mon choix? Moi qui n'avais quasi jamais quitté le Hainaut, qui n'avais jamais fait de mal à une mouche, ni mouché le moindre mioche, je m'embarquais comme un fuyard, un sans papelard, tout ça pour gagner deux francs six sous, deux euros six centimes, ou plutôt pour les garder, vu que je les avais déjà gagnés, et facilement en plus! Est-ce que je n'aurais pas mieux fait de rester au pays, de retenter le même coup dans deux ou trois villes, puis de filer en douce vers une destination moins radicale : la Gaume, le Limbourg, le Tournaisis? J'aurais même pu m'échapper en bus, beaucoup plus discret ça, le bus, et beaucoup moins coûteux. J'aurais même pas eu besoin de l'argent au fond, j'aurais pu me le payer, le billet de la TEC, même celui de De Lijn, c'était dans mon budget. Et avec un peu de chance, j'aurais pu conserver mes droits, ma mutuelle, mon minimex, mon numéro de GSM. Ah, non, pas le numéro de GSM, fallait que je balance la carte SIM, c'était le seul moyen pour mes clients floués de me retrouver.
   – Vous le voulez pour où, votre billet?
   – Je réfléchis encore, que j'ai répondu.
   Et je me suis éloigné de quelques pas, le temps de laisser mes pensées se préciser. Mais ce n'était pas facile, j'avais l'esprit brouillé par l'argent facilement gagné : c'était si simple d'échanger ses scrupules contre du blé. Je n'avais presque rien fait de mal, je m'étais fait payer d'avance pour des méfaits que je n'avais pas commis. Que pouvait-on me reprocher? De ne pas avoir tué la femme de l'un, la fille de l'autre? De ne pas avoir pris de photos dans le dos du mari de la troisième? J'étais content, justement, de ne pas avoir perpétré toutes ces atrocités. C'était plutôt honorable. Me faire payer, c'était normal, non? J'avais quand même dû écouter le récit de tous ces clients; je leur avais fait du bien, c'est certain, c'est toujours bénéfique de confier ses soucis à quelqu'un. J'étais un gars bien, moi, au fond.
   Je n'avais rien à me reprocher.
   J'ai fait un petit signe à la préposée pour qu'elle comprenne que je reviendrais plus tard. J'ai déambulé dans l'aéroport, les sièges étaient confortables, il y avait plein de types en cravate et de femmes avec des jambes longues comme les files d'attente. Je me plaisais bien ici. J'ai été boire un café à côté d'un mec qui causait allemand au téléphone, j'avais déjà l'impression d'être au bout du monde. Où qu'on aille, c'est toujours bourré d'Allemands. J'ai pris le journal, on était samedi, il y avait les petites annonces, ça faisait des années que je ne les avais plus regardées, tout d'un coup, j'avais envie de les fouiller, pour trouver un truc qui me convienne. Manutentionnaire à l'aéroport, par exemple, ça c'est un beau métier. En poussant les chariots, j'aurais pu mâter les jambes des voyageuses et des hôtesses en transit.
   Mais j'ai vite déchanté. Il n'y avait vraiment rien pour moi, pas même une place de pousse caddie à Zaventem. Des types qui n'ont jamais rien fait, on n'en cherche pas beaucoup, on en trouve tellement partout qu'on marche dessus. Personne ne cherche à les engager, plutôt à s'en débarrasser. Qu'est-ce que j'espérais? Que ma vie allait basculer comme ça parce que j'avais décidé de me bouger les fesses?
   J'avais de l'argent plein les poches et je ne voyais pas à quoi il aurait pu servir.
   Si l'argent ne sert pas à changer sa vie, à quoi il sert alors? que j'ai répondu.
   Mais personne ne m'avait posé de question. Pas même le barman. C'était un Flamand.
   Alors j'ai repris le train. Je suis rentré à Mons. J'ai rallumé mon GSM. Il y avait cinq nouveaux messages sur mon répondeur. Des clients, il en pleuvait. Sur le trajet, j'ai rappelé mes trois premiers. Je leur ai fixé rendez-vous le lendemain. Pour les rembourser.
   Pourquoi?
   – Je n'ai pas la trempe d'un sale type.
   Que j'ai répondu.
   Et les voyages, ce n'est pas mon truc. J'avais déjà eu ma dose d'exotisme en roulant jusqu'à l'aéroport. J'étais comblé. Pas besoin de plus. J'aime bien Mons, moi, au fond. C'est peut-être pas l'Afrique, mais il y a un singe. À chaque fois que je passe devant, je lui caresse la tête. Je vois bien qu'il comprend. Il sait qu'à l'heure qu'il est je pourrais être au bout du monde. Sur une île, avec des femmes à mes pieds.
   J'étais à deux doigts de partir.
   Je recommence quand je veux.
   Zaventem, c'est la porte à côté.

 

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