Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






JEUNES FILLES SUR LA ROUTE

Arrêtez-vous, c'est ici, dit Véra. Elle m'aide à descendre et lance un au revoir par-dessus son épaule. Vexé, le chauffeur du camion ne répond pas et redémarre.
   J'observe les lieux. Nous voilà enfin arrivées, un voyage long et épuisant, plusieurs heures de route dans la chaleur pour cette ville minable. Subitement je me demande ce que je fais ici, qu'est-ce que je suis venue chercher. Je jette un coup d'oeil mécontent à Véra mais elle est déjà repartie et ses longues jambes serrées dans un jeans clair, l'uniforme de notre jeunesse, dévalent d'un pas vigoureux la route goudronnée.

C'est encore loin ?
   Ma voix doit être hostile car Véra se retourne tout de suite et me répond que non, que c'est à deux pas d'ici, dans une petite rue à droite.

Nous entrons dans la rue, l'air devient frais, respirable, ça sent le tilleul, la campagne. C'est une rue bordée d'arbres, un tunnel vert, mystérieux. Mystérieux. Me voilà repartie. Je sens une nouvelle rage, dirigée contre moi-même cette fois-ci, je me souviens des bavardages de Véra, la cause de ce voyage insensé.

En fait, tout a commencé avant, tout s'est préparé avec l'échec à l'examen. Beaucoup de choses commencent par un échec. Pour une fois, ma jeunesse, l'harmonie heureuse du corps et du visage, l'ensemble bleu marine n'avaient servi à rien. Pour une fois, toutes ces choses-là s'étaient retournées contre moi. Heureusement il y avait Véra, pour elle c'était pareil, la Petite main l'avait chassée, il n'avait pas supporté son ignorance sur les variations des consonnes b et p.

La Petite main. La révélation de ce surnom est arrivée trop tard. J'étais déjà entrée dans son bureau, j'étais déjà là, l'ensemble bleu marine, sa coupe provocante. La suffisance de ma jeunesse, les gens nous doivent un tas de services, en particulier les enseignants, tous ces enseignants, les têtes bien faites, bien pleines, mais vieillissantes, ils sont toujours indulgents devant les jeunes filles en fleurs.

La Petite main n'avait pas de main. Une révélation, une honte. Pas pour lui, pour moi. J'étais là, devant lui, le regard rivé sur la manche vide et je ne savais pas quoi dire. De l'autre côté, des yeux hostiles, du mépris pour l'ensemble bleu marine, pour la coupe provocante. Des atouts devenus encombrants, des handicaps.

«Je ne peux pas répondre aux questions!»
   Joyeux hochement de tête, il est content. À la prochaine fois quand j'aurai travaillé, un examen, ça se mérite, au revoir! À vrai dire j'aurais préféré ne pas le revoir mais dans le couloir il y avait Véra et nous avons échangé quelques phrases à voix basse. Qu'est-ce qu'il croyait celui-là, qu'on allait se laisser abattre? Et bien, non! Nous allions nous fabriquer des anti-sèches, tout ce qu'il y avait dans le bouquin, sur la langue latine, sur l'ancien français, sur le français moderne, sur les variations de consonnes. Sur toute la merde. La fois prochaine, nous aurons travaillé, nous nous serons entraînées. Et à l'examen nos deux mains allaient faire des miracles.

*

Moi, j'écris, je coupe, je colle, Véra, elle raconte. Des récits sur son adolescence, des histoires sans importance.

Véra, petite fille sauvage, Véra en train de devenir une femme. Premiers élans d'amour, premiers chagrins d'amour, de la jalousie. La vie qui commence à prendre forme, à avoir un visage — le professeur de littérature de son lycée. Marié, deux enfants, les filles de sa classe avaient pris soin de s'informer sur tout, ça n'avait aucune importance. Aucun obstacle pour la passion, peut-être même un stimulant. Véra lui écrivait des aveux, des feuilles noircies, des lettres jamais envoyées. Des soulagements déchirés dans lesquels elle avait essayé de réconcilier ses élans de femme amoureuse avec les règles d'orthographe. Et tout ça jusqu'au jour de l'arrivée d'Aline.

Je lui demande qui est cette Aline? La cascade de mots me divertit dans les exercices manuels, dans l'entraînement. Bientôt je vais atteindre la virtuosité des prestidigitateurs. Qui est cette Aline? Mouvement rapide, imperceptible, l'anti-sèche est dans le creux de ma main, mouvement habile, elle disparaît dans la poche secrète de mon jupon. Véra essaye de suivre, n'arrive pas à voir, s'énerve.

S'il fait chaud le jour le l'examen, tu vas transpirer comme un porc avec ton jupon! Arrête un peu, tu me fatigues.
   Elle se concentre et reprend son récit.

Aline. Une fille seule, une fille sans parents à une époque où tout le monde a des parents. Les siens? Disparus, enterrés, un accident de voiture. Une tante âgée l'élève à leur place. Selon Véra, il y a des êtres sur lesquels le destin s'acharne pour quelque raison obscure et les accable de coups. Il y a beaucoup de choses que Véra n'arrive pas à s'expliquer, à comprendre. Entre autres, la mémoire humaine. Capricieuse, imprévisible. Des années entières qui s'effacent, tu as beau fouiller, rien, la mort, comme si tu étais mort tout ce temps, par contre, le visage de l'inconnu, croisé un jour, par hasard, il est bien là, certaines odeurs aussi.

En tout cas, Véra la voyait comme si c'était maintenant — la salle de classe de cet après-midi-là.
   Il y a le vacarme habituel des récréations, ça sent la poussière et le tableau noir mouillé, quelqu'un a jeté une craie sur le parquet, elle lui donne un coup de pied en entrant. Après, elle lève la tête, elle l'aperçoit — assise à un des premiers rangs, les bancs vides, inoccupés. Aline porte une robe noire cet après-midi-là, une robe de deuil pour la tante morte, pour la femme disparue à son tour.
   Une fille blonde, très blonde, les cheveux longs dispersés sur le tissu grossier, elle écrit quelque chose dans un cahier relié en cuir marron. Ainsi penchée, elle n'offre au regard que son profil. La peau est pâle, d'une blancheur transparente, maladive presque et lui donne l'air d'une fleur pâle et fragile sur sa tige noire. On ne voit pas les yeux, ils suivent le stylo. Aline est seule sur ce banc, absorbée par son travail, détachée de tout.

Véra se sent tout à coup ridicule de la fixer comme ça, debout, le cartable lourd dans les mains, elle n'a jamais eu le temps de ranger ce cartable, Véra porte tout là-dedans. Le cartable lui pèse en ce moment, le bruit de la récréation lui devient insupportable, elle a honte des rires et des remarques stupides que les élèves de sa classe échangent.

Oui, j'avais honte à cause d'elle. Quand j'ai réalisé ça, j'ai eu envie de la gifler, de la frapper de toutes mes forces.
   Pourquoi?
   Pour laisser sur sa peau blanche la trace rouge de ma main.
   Si elle s'est retenue, c'est uniquement à cause de la Directrice. Une nouvelle élève, il faut être gentil avec elle, il faut l'accepter dans votre collectif, elle n'a personne…
   Mais il y a quelque chose chez la nouvelle qui irrite, qui attire la violence — est-ce son indifférence, ou le pli amer au coin de sa bouche encore enfantine, ou sa solitude qui refuse toute approche ?

Quant à Véra, elle compare avec amertume la soie brillante, le vieil or sur la robe noire avec ses cheveux sombres, jamais arrangés en une coiffure convenable. Oui, tout est là, et la courbe gracieuse du dos penché, et cette pâleur aristocratique, tout ce que Véra aimerait avoir, tout ce qu'elle n'a pas. Plus l'indifférence, cet air détaché, éloigné, cette absence provocante. Elle fait les deux pas qui la séparent d'Aline et pose avec aplomb son cartable lourd sur le banc. Le stylo s'arrête de glisser et les yeux bleu foncé la dévisagent. Bleu foncé, pourquoi les avait-elle imaginés pâles?

La fille lui dit que la place est prise, elle décide que l'affaire est réglée et se remet à écrire. Véra, furieuse, s'assoit tout de même, elle écarte d'un geste large les affaires de l'autre. Le cahier en cuir marron est fermé cette fois-ci, le stylo est posé soigneusement à côté. Des gestes lents, décidés. Les yeux bleu foncé la dévisagent, ils ne sont plus bleus, ils sont sombres, ils sont encore plus troublants. La voix est basse mais ferme quand Aline lui dit qu'elle ne veut personne. Je ne veux personne ici, tu m'entends, personne!

Quand elle était debout et qu'elle l'avait regardé écrire, seule et blonde avec sa robe ridicule de vieille dame, une fleur pâle et fragile, Véra avait espéré s'introduire facilement, percer son secret et, qui sait, peut-être comprendre. Mais cette hostilité farouche la stupéfie, elle ne supporte pas la haine de ces yeux trop proches et elle perd tout contrôle sur elle-même. Sa bouche tremble quand elle dit à Aline qu'elle voudrait rester là, qu'elle voudrait partager ce banc avec elle.

Comme ça, je suis restée.

Il y a longtemps que j'ai abandonné les anti-sèches, que j'écoute son récit, que je l'observe d'un regard neuf et curieux.
   Mais tu as eu un coup de foudre pour cette fille, un vrai coup de foudre.
   Véra prend une de mes cigarettes, l'allume avec les gestes maladroits de quelqu'un qui n'a pas l'habitude de fumer.
   Tu crois?
   Je lui réponds que ça crève les yeux et je commence à me moquer d'elle — l'une, blonde et soyeuse, une fleur pâle et fragile, l'autre noiraude et exotique. Quel beau couple!
   Furieuse, Véra lance vers moi un oreiller qui éparpille les anti-sèches. Je fais semblant de me fâcher, je la menace que si elle manque de respect pour mon travail je la laisserai se débrouiller seule avec la Petite main, puis je ramasse les feuilles.
   Véra fume sans bouger. Une vérité inattendue que je lui ai montrée avec l'habilité d'un magicien. Une vérité inquiétante, dérangeante. Et puisqu'elle ne peut pas la déchirer comme les aveux d'autrefois, elle essaye de se justifier — tu sais bien que je suis attirée par les hommes…
   L'un n'exclut pas l'autre…
   Je prends l'air philosophe, le visage serein, je fais tout pour la pousser à bout. Dans le silence il n'y a que le frottement du papier, l'anti-sèche qui sort de la poche de mon jupon.
   On a besoin de la question numéro 38? La voilà, je l'ai trouvée, je trouve tout moi, tout ce que je veux!
   Tant de certitude décourage Véra, s'arrêter maintenant n'aurait servi à rien, peut-être seulement à déformer la vérité. Déjà, elle est curieuse autant que moi de la voir, cette vérité, de l'étaler entre nous, de me rendre complice dans une découverte excitante.
   Elle se décide de nouveau à parler, elle le fait doucement, comme si elle procédait à une opération où elle était le chirurgien et la patiente en même temps et dans cette opération délicate le mal de la patiente guidait le scalpel du médecin. Comme si sa voix, devenue monotone, paisible, voulait ôter toute importance au sens des mots — maintenant, elle se rendait compte que cet après-midi lointain elle avait regardé Aline avec les yeux d'un homme, avec les yeux du prof, tu comprends? Une sorte de jalousie superposée. Parce qu'elle le savait, Véra, elle ne comprend pas comment, mais elle pressentait déjà que quelque chose d'important allait se passer entre cette fille et lui, et elle était comme ivre, comme si elle avait bu du champagne, non quelque chose de plus fort!

Je lui demande si ce n'était pas comme si elle avait bu du whisky. Elle laisse passer ma remarque sans se fâcher, elle ne s'occupe plus de moi, elle ne parle que pour elle.

Elle n'a rien pu empêcher, ce qu'elle avait prévu arriva. Peut-être parce que Aline n'a pas pu résister aux ondes amoureuses dans la classe quand le prof entrait, elle m'avait déjà averti que toutes les filles étaient amoureuses de lui, toutes sauf elle, Véra, car elle était déjà guérie. Elle s'était sentie délivrée de lui le jour où elle a vu Aline sur ce banc, seule et hostile, habillée d'une robe noire. Et c'est pour elle qu'elle avait commencé à s'inquiéter, à avoir peur, à donner une forme, un sens à certains événements de cette vie — celui de la voiture par exemple et celui de la robe noire de vieille femme. Pour Véra, ce n'était plus un simple hasard, c'était déjà un présage, un message pour qui pouvait comprendre — Aline était née sous le signe de la séparation. Et bien que cette fille vive à présent avec le prof, qu'elle attende un enfant de lui, cela n'aboutira à rien… Et toi, qu'est-ce que t'en penses? Katia? Katia!

Oui!
   Nous sommes arrivées! Je t'avais dit que ce n'était pas loin. Katia, tu m'entends?
   Je lui fais signe que oui, qu'elle me laisse tranquille!

Un petit portique, caché, camouflé dans la verdure. Un soupir plaintif du fer rouillé, malade. Un jardin ombragé, protégé des regards étrangers, un endroit à part, pourtant tout près de la route, du béton — une merveille comme on en trouve parfois, mais seulement au hasard.
   Sur un banc de pierre, un chat blanc, petit sphinx qui médite, qui ne se soucie pas de nous. Sur une corde qui relie deux arbres, des affaires de bébé, gardées par une robe de femme. Une robe d'été, large, généreuse, en coton et à petites fleurs bleues. En quelque sorte une première preuve matérielle d'Aline, d'un bébé, d'une vie solitaire, presque pastorale. Il n'y a pas de vêtements d'homme sur la corde, peut-être qu'il ne se salit jamais lui, le prof de littérature.

Je suis Véra qui avance du pas assuré de quelqu'un qui connaît les lieux. Elle n'arrête pas de parler — c'est le jardin, la maison est plus loin, au fond. Une vieille maison, sauvée miraculeusement des plans architecturaux de la ville moderne, un vestige du passé, des parents, comme un vieux film conservé avant l'accident et la mort. Je me dis que je pourrai rajouter cette image à l'autre, celle d'une salle de classe poussiéreuse, avec Aline à seize ans, pour toujours.

Je m'arrête, je voudrais retourner, mais la sonnette vibre déjà, un signal d'alarme. La sonnette ne s'est pas encore arrêtée quand Aline nous ouvre la porte.

*

Elle n'a rien à voir avec la fleur pâle et fragile du récit de Véra. Aline porte une robe claire d'été, une robe qui ressemble à l'autre, sur la corde. Avec cette robe et malgré sa jeunesse, elle est déjà une femme et si j'étais un homme, parmi nous trois, c'est elle que j'aurais choisie. Cette pensée me surprend.

Bonjour! Véra tend sa main dans un mouvement gauche, presque timide. Des cris de surprise, des baisers sur les joues mates, le visage de Véra s'empourpre, c'est étonnant de voir une fille aussi brune qui rougit. Elle s'écarte, me présente — une amie de la fac. Cette fois-ci, Aline offre sa main, je la prends, à son contact je pense au linge qui sèche sur la corde.

La maison.
   Sa particularité, c'est une odeur parfumée, la source — de gros bouquets de lavande accrochés au-dessus de la porte. Presque sombre à cause des petites fenêtres à l'ancienne, mais quand les yeux s'habituent, les taches floues deviennent des coussins noirs, brodées aux fleurs rouges, stylisées. Ces coussins posés sur les fauteuils bruns, cette lavande en train de sécher, auraient donné un aspect rustique au petit salon, mais il y a la bibliothèque, énorme, elle prend tout le mur.

Aline s'arrête devant une autre porte, elle voudrait nous montrer son fils, Alexandre. Vous savez, il est très petit, il n'a que quarante jours, il dort tout le temps.
   Cortège silencieux dans l'autre pièce, la chambre du petit.
   Deux jeunes filles devant le miracle de la vie : un bébé endormi. Anxiété. Un jour, ça va leur arriver. Un jour, peut-être. Ou jamais. Aussi difficile à admettre que la vieillesse. C'est Véra qui part la première de la chambre d'enfant.

La cuisine est spacieuse et ancienne. Ici Véra retrouve son aplomb, sa vivacité. L'alcool met du feu dans la peau mate, la grande bouche boit, rit et raconte, les histoires de la fac, la Petite main. On l'a bien eu, ce crétin! Aline écoute, attentive, indulgente, presque une mère devant des enfantillages. Belle aussi, d'une beauté grave, d'un beauté passagère peut-être.
   Mais qu'est-ce qu'elle fait ici, dans cette cuisine, dans cette maison, dans cette ville. Plus je la regarde et plus je l'imagine dans un film, un film dans lequel elle porterait une robe noire, mais pas celle de la vieille femme.
   Une robe noire en matière précieuse, de la soie peut-être, avec de fines bretelles. Une femme blonde, une mystérieuse inconnue qui passerait seulement, une apparition brève qui provoquerait des regrets, de la nostalgie. Qui est cette femme, vous la connaissez? Et pourtant elle était là, elle a bu du champagne, elle a dansé avec moi…
   Les filles, je vais vous faire du café…
   Il fait chaud dans la cuisine, il fait chaud à en crever. Véra en est à son troisième verre de whisky, elle s'est bien arrangée, cette brute. En plus, déchaînée, insupportable. Moi je n'y peux rien car là, elle n'est ni tout à fait saoule, ni tout à fait normale. Subitement, elle demande où est le père, où est-il? Elle voudrait le féliciter pour le bon travail. Clin d'oeil coquin.
   Il ne viendra pas aujourd'hui. Aline dit cette phrase sans nous regarder.
   Qu'est-ce que tu racontes, il ne viendra pas aujourd'hui ? Le verre de nouveau plein de Véra s'immobilise dans l'air. Aline répète, patiente, comme on fait pour des gens un peu bêtes.
   Il ne viendra pas aujourd'hui. Ni demain. Ni après-demain. Ni jamais. Nous nous sommes séparés… Ainsi l'a voulu le destin. Ces dernières paroles, elle les prononce comme les actrices dramatiques, le regard bleu vers le plafond de la cuisine, puis elle nous tourne le dos et commence à verser le café.
   Toutes les deux, nous la regardons s'affairer près de la cafetière, grave et belle. Grave et belle, une femme abandonnée. Il ne viendra ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais. Une femme abandonnée, ainsi l'a voulu le destin. Une femme abandonnée, mais la fascination persiste, ne laisse pas de place à la pitié.
   Tout à coup Véra commence à fredonner une chanson sans paroles, une mélodie triste mais Aline l'interrompt et nous propose de boire le café dans le salon. On sera mieux là.

En effet, nous sommes mieux là, assises dans les fauteuils moelleux, sur les coussins brodés, chacune sa tasse de café. Nous sommes bien là, dans la fraîcheur de cette pièce mi-rustique mi-bibliothèque, quand les pleurs se font entendre.
   Alexandre. Nous l'avions oublié, pas Aline. On dirait qu'elle avait guetté cette petite voix frêle, ce miaulement. Tout de suite elle est debout, elle s'excuse, elle disparaît.

*

Les bruits dans l'autre pièce ont cessé. D'un pas lent, épuisé, Aline réapparaît et reprend sa tasse de café.
   Votre café doit déjà être froid. Je parle à voix basse, avec une envie subite de la protéger, de m'occuper d'elle. Aline me répond que ce n'est rien, que ça ne fait rien, que je peux parler plus haut. Qu'il s'est rendormi. Qu'à cet âge-là, on n'a pas besoin de grand-chose pour être heureux.
   De qui parle-t-elle? D'elle ou du bébé dans l'autre pièce? Ou en général? À ce moment-là, elle est sans force et elle ressemble à la fleur pâle et fragile du récit de Véra. Un rayon de soleil descend de la petite fenêtre, il essaye de chauffer sa main blanche, transparente, les ongles soigneusement coupés. Une main sans vie, petit cadavre saigné à blanc sur les fleurs pourpres du coussin.

Véra.
   Elle se lève, elle arpente le salon. Grande, robuste, les cheveux noirs en désordre, elle me fait penser à une guerrière acharnée, impitoyable et il ne lui manque que le cheval et le crâne rasé. Avec son satané instinct qui flaire sans faille la moindre faiblesse et avec tout ce whisky dans l'estomac.
   Souviens-toi, je t'avais pourtant prévenue! La voix querelleuse de Véra me met mal à l'aise, je me sens comme une étrangère indiscrète et je décide de les laisser seules. Je marmonne une vague excuse, je récupère mon sac de voyage et je quitte la maison.


Dehors, le jardin somnole toujours. Un jardin secret. Le jardin d'Aline et Véra. Le chat blanc n'est plus là, je prends sa place. La pierre est chaude, elle garde encore une présence animale. Non, ce n'est que le soleil disparu entre-temps. Je m'allonge, je plonge mon regard dans la soie grise du ciel. Dommage, je ne la verrai jamais en robe du soir. Une attente pèse dans l'air, le jardin a rendez-vous avec l'orage. Pourquoi Véra ne vient-elle pas? Le vent sorti des buissons pourchasse le linge sur la corde. La robe gonfle sous ses assauts, un bateau prêt à prendre le large. Un bruit à peine perceptible. Tiens, le chat blanc. La pureté de sa fourrure est tachée de sang, un oiseau, une aile brisée qui traîne par terre. Il a l'ai fier, le chat, pour lui c'est une proie légitime. Je ferme les yeux et quand je les ouvre de nouveau, la robe aux fleurs bleues s'est envolée, direction inconnue…
   Tout à coup la voix de Véra cisèle le silence et j'entends ses pas passer près de moi. Je quitte le blanc, je sors en courant dans la rue, sans me retourner.


J'aperçois les cheveux noirs au loin, les jambes musclées. Une vraie amazone. Elle ralentit, je la rattrape. Il commence à pleuvoir et je m'aperçois que le rimmel coule sur ses joues mates. Est-ce qu'elle pleure ou c'est la pluie?
   Je lui dis qu'elle ressemble à un ramoneur en détresse mais elle refuse de sourire. Nous marchons un bon moment comme ça, en silence, deux filles seules sur la route et sous la pluie. Une pluie froide qui glisse et qui creuse des sillons noirs sur nos visages lisses.

 

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