Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
CE SERA TOUT

À la jeune fille qui aimait Victor Hugo,
un mercredi matin d'octobre,
place de l'Université,
près de la fontaine.

Ce garçon alluma son i-Mac vers huit heures avec l'intention d'achever d'écrire le rapport qu'il s'était promis d'envoyer avant le week-end. Il avait gardé le tee-shirt dans lequel il avait dormi, et se chauffait la main droite à la tasse de café, en regardant d'un œil vide son écran mettre en place toutes les fonctions du démarrage. Il n'éprouvait aucun enthousiasme à l'idée de se taper ce travail qu'il traînait depuis trois semaines, il hésita un instant et laissa pâlement glisser sa souris vers l'icône “Navigation Internet” au lieu d'ouvrir son disque dur. Il se dit qu'il avait bien le droit de monter deux minutes sur le Net, pour relever son courrier, avant d'ouvrir le dossier “Van Beneden”, et laissa jouer les protocoles de connexion. Il rejoignit le site Hotmail, oublia de s'énerver sur le temps que prenaient toutes ces procédures, inscrivit son nom d'utilisateur, son mot de passe, et vit que rien n'était arrivé, si ce n'est une grotesque newsletter FlowGo Fun Flash dont il n'arrivait pas à empêcher l'envoi. Il ferma Hotmail, vaguement triste, flotta un peu, inscrivit (pour ne pas s'être connecté pour rien?) le nom d'un site convivial où il s'était enrôlé sans y croire, et se promena entre les forums, les pop up, écrivit quelques messages presque au hasard à Aurélie, Twiggy, et Pamela, en se disant que de toute façon la moitié des filles du Net sont des garçons. Dans certains profils, parfois, il lui arrivait de reconnaître le visage d'une brunette croisée dans les galeries d'un site chaud. Méthode simple, et de l'autre côté sans doute devaient se masturber des hommes alourdis.
   Le garçon resta quelques minutes à passer d'un profil à l'autre, à se laisser troubler par les bribes, les exagérations, il nota quelques références qu'il n'utiliserait jamais et qui rejoindraient le peuple mort de toutes les espérances mortes, sur des feuilles de brouillon mortes. Des dizaines de Marie 188577, de Louise 97157, de Sandy 187217…
   Derrière la fenêtre avait lieu un ciel blanc qu'il ne regardait pas.
Il quitta le site convivial, monta sur Drague.net — “juste pour voir qui s'y trouve”, se promit-il — parcourut le répertoire, et trouva String18, dont le pseudo le fascinait, MissBlue, Elodie. De petit mot en petit mot, asv?, ça va?, tu bosses pas ce matin? Il écrivait chaque minute un message de plus comme font les fous, les hommes qui cherchent de l'or et se disent : Encore un mètre, plus haut dans la rivière, je trouverai. Il obtenait des pépites dérisoires, juste assez jaunes pour continuer, mais sans aucune joie. Il chattait depuis quarante minutes, les adrénalines lui venaient quand on lui laissait un message et se maintenaient un moment, il bandait par intermittences et ses fesses collaient à la chaise de bureau. Il se brossait la tige sans la moindre conviction, ça lui faisait même presque mal à force de tirer dessus. Il ne s'était pas lavé ce matin, il renifla sa main, et sentit quelque chose de fade qu'il aimait bien. Il trouvait un plaisir aux odeurs sous le bras, au sexe rance, aux plis. Elodie ne répondit plus, il se dit qu'il avait exagéré, ou de toute façon c'est tellement facile : je quitte, je laisse en plan. Il trouva une Pandora, s'obstina, et ses petits mots semblaient tomber au fond d'un vide. Il guettait l'icône des messages reçus, se disait “Encore deux? disons, dix minutes, et je quitte”. Il obtint un mot de MissBlue au moment où il allait quitter, et il lui réécrivit. En attendant la réponse, il tenta d'autres petits hameçons, Cindy, Cerise, Puce, puis il finit par quitter Drague.net de force, après deux déconnexions et un plantage. Dans les emmerdements fournis par la machine bleue, il existe des échelles : échelle basse, ça plante, on pousse ensemble sur pomme, contrôle, majuscule, ça s'éteint puis reprend ses esprits et on en est quitte pour un petite procédure de redémarrage avec la phrase humiliante de rigueur “Votre ordinateur n'a pas été éteint correctement. Vérifiez si…” Ce matin ce fut le beau gros degré huit sur l'échelle des plantages : paralysie totale, aucune réponse, même la souris morte. Seule issue : contourner le bureau, et retirer la prise avec une sorte de délectation, comme si l'on mettait à mort cette machine un peu plus détestée tous les jours. Qu'elle crève, c'est si bon! On la rallumera, mais d'abord un autre café.
   Il ne s'était pas habillé, ne portait encore que ce tee-shirt gris où il avait dormi, marinait dans la sueur des exaltations qu'il venait de subir, et se sentait totalement vide, un peu groggy. Fesses à l'air, bite pâle, et brouillard sur l'amour-propre. Il fit du café, vit le ciel cru, et s'habilla d'un jean's et d'un pull qu'il avait abandonnés la veille sur le parquet de sa chambre. Il fourra le nez dans une chaussette, chercha la deuxième, et sentit quelque chose comme le commencement d'un rhume venir au fond de sa tête.

Son frigo était vide, il dut sortir vers onze heures et sa voiture lui donna l'impression de l'occuper à quelque chose d'utile, en tout cas de nécessaire : il n'habitait qu'à trois cents mètres de la boucherie, mais il aurait été incapable de sortir son vélo dans l'air blanc du matin. Il se déculpabilisa en songeant qu'il achèterait aussi des timbres et du vin, choses tout à fait impossibles à porter sur un guidon, ou qu'il pousserait ensuite jusqu'à la ville pour… Il trouverait un prétexte. Un moment, il regarda les palettes de carbonnade et les gigots, dans le rayon de son boucher, sans avoir aucune idée de ce qu'il voulait manger ce midi. Une mère de famille, qui avait garé sa Mercedes classe A sur la piste cyclable, demandait d'un air d'ennui si le haché datait du matin, s'il était possible de ne prendre que la moitié du filet de porc parce que les enfants partaient en week-end louveteau et qu'elle serait seule avec son mari, et le viandard faisait «Ben oui!» ou «Ben non!» invariablement, puis la femme ne se décidait pas, faisait la moue sur le filet de porc, et finissait par prendre deux petits steacks — «Non, non, plus minces» — puis par lâcher :
   – Ce sera tout.
   Le garçon ne pensait à rien, le printemps flottait autour de lui avec des envies de meurtre glissant comme des petits poissons dans l'air blanc, et le boucher se tourna vers lui en souriant. Il aimait bien ce grand homme placide, et lui prit quatre fines saucisses en se disant qu'il en ferait deux repas, qu'il n'avait besoin que de carottes, et que ce serait autant à ne plus devoir réfléchir, le lendemain. Ce soir, il ferait des croques, il lui restait du pain, alors il ajouta :
   – Vous pouvez me mettre du jambon braisé, trois tranches. Il a une bonne tête, votre jambon.
   Puis en souriant, aussi, car il aimait sourire aux gens, il dit : «Merci, c'est tout», juste pour ne pas faire comme la pétasse en Mercedes, avec ce futur simple ridicule qui n'a aucun sens.

En roulant il ne pensait à rien, regardait quelques oiseaux revenir du Portugal, et ne se disait même pas qu'ils avaient de la chance. Il disait “le Portugal” par ignorance, comme il aurait dit Sénégal ou Mauritanie, mais il trouvait depuis toujours que “Portugal” était un beau mot, un de ceux qu'on a du plaisir à prononcer. Il y eut, pour rejoindre la ville, quelques-uns de ces ronds-points autour desquels tournent les autos comme les cailloux d'une fronde, et le garçon rumina de nouveaux ressentiments contre ces conducteurs qui n'allument jamais leur clignotant pour quitter la chose! Il s'énervait sourdement et souvent, trouvait le monde lourd. Voilà : il trouvait le monde lourd! Il aurait voulu que cela glisse, que plus rien n'appuie ni ne s'alourdisse et que tout cela rompe, puis flotte, à huit centimètres d'altitude. Rompre les crampes et le choc des eaux lourdes qui nous sillonnent.
   Il éteignit sa voiture au bord de huit arbres et se redemanda quels prétextes il avait trouvés pour venir en ville. Une photocopie de sa carte d'identité, trois lettres à poster, passer à la banque. Alors se produisit le phénomène des matins de la faiblesse et de la reddition. En rue allaient des jeunes femmes dépliées par le printemps, et le garçon, à croiser les silhouettes, entendit en lui se rallumer les mélancolies dormantes. Nymphes, sirènes, belettes! Portaient de jolis pantalons serrés sur des culs donnés puis repris, où les strings jouaient le second rôle, tout en délicatesse et retenue. La lumière de la Terre! Les femmes sont longues et le tissu les touche, le soleil passe, et toutes se coupent les cheveux avec une science trop juste. Le garçon traversait les jours en comportant ce tourment : les princesses apportées qui se retirent. Il clignotait, s'allumait comme une tresse d'étoupe si les allumettes avaient de jolies jambes et des yeux de chat, des cheveux courts ou des cheveux retenus, des grâces infaillibles.
   Au magasin de photocopies, le garçon se dirigea dans les odeurs d'encre vers la machine 18, et aperçut la serveuse du café “Grand-Place” qu'il connaissait pour l'avoir vue mille fois. Elle semblait fatiguée, posait l'une après l'autre les pages d'un cours sur la fenêtre de la photocopieuse, et le garçon la regardait comme au premier jour. La silhouette que, mille fois, il avait eu envie de photographier. L'arrondi nerveux, la noblesse, et toujours le string sous les choses, comme le Diable. Elle tournait le dos au garçon et ne l'apercevait pas, de la même façon qu'elle se gardait chaque soir contre les sollicitations, et demeurait impénétrable par habitude, mais il la regardait : le rein sinueux et le dos droit. Il se sentait sale, regrettait de ne pas avoir pris une douche ni de s'être rasé, il redoutait que cela paraisse, mais elle ne faisait aucune attention à qui que ce soit. Il rêva quelques paroles à lui dire, puis il renonça, et la mélancolie le gagna comme de coutume. Il paya sa copie.
   Ainsi allaient toutes choses.

Il n'avait rien voulu entendre de ce dont s'environnent les autres, des porteuses de pain et des romans de la névrose. Des histoires que l'on se raconte pour donner le change tout le temps que dure la grande traversée. Il avait gardé cette sentence près de l'œil gauche : “Glissez, mortels, n'appuyez pas!” Il s'était dit que d'autres liens étaient possibles, d'autres choses à se dire, à mettre debout, d'autres histoires plus légères et plus radieuses.
   Quelle histoire? celle qui permet de croire que c'est possible : de la croiser, la jeune femme qui ne reculera pas au devant de l'étrangeté. La jeune fille à laquelle on voudrait dire : «Existe-t-il une possibilité pour que?» et qui écoutera, souriant de plaisir et connaissant la délicatesse. Elle, qui nous fera un jour cette lettre inouïe : “Bonjour, tu ne me connais pas, mais une copine m'a parlé de toi. Tu aimerais qu'on joue?” Que ce soit doux, craquant comme les plaquettes de chocolat aux noix de Pécan. On joue ce soir? On fait des photographies qui nous griseront, selon les règles d'un scénario lumineux et doux, et demain nous irons boire un verre et ce sera autre chose, et jamais nous ne ferons l'amour, comme ces
mammifères au pelage étrange, et jamais nous ne ferons des promesses aussi vaines que “Nous ne ferons jamais l'amour”, et nous serons les complices souples d'une histoire impossible à faire comprendre aux hommes des ordinateurs et des retranchements.
   Nous nous écrirons certaines lettres, longtemps, nous continuerons les jeux qui nous conviendront. Nous partirons en vacances en emportant quelques livres et nous achèterons notre vin là-bas, dans ce pays. Ce serait sur une jonque, près du ciel…

Il voulait dire «Je vous emmène, et ce n'est suspect de rien d'obscur». Elles passaient, indisponibles aux langages d'oiseaux.

Il croisait douze pertes, chaque jour. Il avait tout risqué, les maladresses, les audaces, les gestes élevés. Il avait inventé les tentatives qu'on n'essaie jamais : avait publié des annonces dans la presse, disant “legarçon@hotmail.com : la vie est grande, tout est possible, étonnez-moi!”. Il avait écrit, parlé à trois inconnues, à l'inconnue du manteau gris, avait composé des numéros de téléphone, et donné les siens parfois. Il avait cherché les routes qu'on ne balise pas sur les atlas des coutumes, il y avait mis toute sa joie, sa loyauté, puis avait dû se résoudre à voir comment les princesses demeurent conventionnelles dans leurs châteaux. D'avoir cru aux légendes l'avait abîmé.
   Il avait fait comme les oiseaux, mais les sirènes ne parlent pas la même langue et ne connaissent rien de ce qui se dit au ciel! Les sirènes n'ont que peur tout le temps.
   Il avait parlé aux jeunes femmes, et leur avait fait des portes comme ça! Elles, se limitaient au jeu des arrondis : les bottes étroites, les pantalons, les strings, les infranchissables seins de coton.
   Avec ça, rester léger…

Le garçon marchait en rue, et divertissait sa tristesse auprès de la silhouette oblongue qui se dirigeait vers la gare en écoutant son portable, puis auprès de celle qui entrait à la même banque que lui. Pour un peu, il aurait encore essayé, mais il avait les ailes trop courtes ce matin, et trop peu de courage.
   Il voyait que cela est inégal et que c'est injuste. Il voyait la fille qui nous épingle avec ses jambes hautes et son joli cul, cette facilité, ce pencher d'épaule et sa main, qui se montre et nous abandonne démunis comme des oiseaux l'hiver.
   Il traversait la ville et souriait comme l'homme triste qui a perdu son argent. Il se disait encore que ce n'est pas de leur faute, qu'il n'avait pas à leur en vouloir si leurs préférences n'allaient pas dans le sens des siennes, et qu'il avait l'air d'un chien mouillé dans le pétrole des plages. Cela n'aide pas. Il fallait redevenir insouciant.

À sa maison l'attendait son courrier, venu dans l'intervalle. L'écriture manquante manqua encore. Rester digne.
   Il appela Jessica : «Ouais c'est Jessica je suis pas là pour l'instant alors laissez-moi un message et je vous rappellerai.» Il se sentait infiniment alourdi de celles qui lui avaient dit «rappelle vers midi», et qui désertaient l'heure; de celles qui avaient eu ses lettres et les avaient éteintes sans y répondre; de celles qui lançaient une promesse du haut de l'œil, et se faufilaient ensuite pour ne rien tenir de ce qu'elles avaient dit.
   Il n'eut que le temps de cuire son dîner s'il voulait manger en regardant le journal télévisé de 12h50.

Il rédigea six lignes au rapport “Van Beneden” dans l'après-midi, alla vers 4 heures courir dans les campagnes, fit sa ligne d'abdos, et prit enfin une douche, puis se rasa. Ce soir, il se produisait pour Sophie et trois de ses copines : un strip-tease, ayant pour salaire les petites culottes des filles. Il espérait, simplement, qu'il y aurait un string dans les quatre.
   Le ciel avait bleui. Ce sera tout.

 

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