Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







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LA PASSION ET LES HOMMES (2)

Lorsqu'à la fin de l'été 1818, trois ans après Waterloo, je fis mon entrée au collège que mon père et son frère Charles-Liévin avaient fréquenté dans les années soixante-dix du siècle révolu, aux yeux de mon géniteur les vénérables abbés chargés de mon éducation n'avaient apparemment rien changé à leurs méthodes et préceptes. Je perçus pour la première fois depuis longtemps une vibration dans la main qui serra la mienne en guise d'adieu. Père avait tenu à se faire conduire d'Eename à Alost pour accompagner son dernier-né, et au silence qui avait entouré les préparatifs de Jean-Baptiste-François-Ursulain, à la piété mystique qu'avaient acquise les gestes du serviteur lorsqu'il aida son maître à s'extirper de son fauteuil, lui mit son manteau de route, le hissa sur les marches et précautionneusement le fit asseoir sur la banquette de la voiture, j'avais compris que ce serait le dernier voyage de mon père, et que tous le savaient. En chemin, cet homme qui aurait dû m'être familier et proche ne fut pas plus loquace que d'habitude, et si je me rappelle ses leçons de choses et ses enseignements laconiques, toujours rigides mais, en même temps, rappelant d'anciens bonheurs faits de joies quotidiennes, fruits de bonne volonté, de courage et de patience…, le souvenir ne venait pas de lui que je n'avais jamais connu jeune, mais de Jean-Baptiste-François-Ursulain, qui, chaque fois que le silence pesant qui engourdissait notre demeure le prenait à la gorge, tout à coup s'apercevait de ma solitude et du délabrement sentimental dans lequel je vivais. Il entamait alors de longues histoires habitées par d'innombrables tantes, cousines, grands-mères et amis-visiteurs. Le fil conducteur du récit m'échappait totalement mais les personnages, dans leur ensemble, me firent entrevoir - et non sentir - une espèce d'existence dans laquelle mon père, tout en jouant un rôle prédominant, avait dû être sensible et bon. Ce qui expliquait l'attachement rétrospectif des vieux qui le servaient.
   Entre Eename et Alost, les heures passées dans les coussins à côté de mon père n'ont dans ma mémoire laissé aucune trace sonore, il ne me reste que le déroulement du paysage. De notre arrivée, je garde la poignée d'adieu, et mon regard qui se leva vers le visage qui, je l'espérais, chercherait le mien. Je m'imagine que je vis trembler la peau de sa joue. Peut-être la tendit-il vers moi? Etait-ce l'habitude, alors, de donner un baiser à l'auteur de nos jours? Qui me le dira? Je ne revins à Eename qu'à sa mort.
   Si j'ai pu le saluer, rigide et allongé, son aspect n'a pas dû différer de l'immobilité complète dans laquelle je l'entrevoyais de son vivant, car au fil des ans la vue de mon père en bière - si réellement elle a effleuré ma rétine - s'est confondue avec celle de tant d'autres gisants, souvent aimés de passions infiniment plus poignantes.
   Poignantes? Peut-on mesurer entre elles les passions? Je sens déjà que je me trompe. Car du manque et de la désespérance de mon enfance, il me reste le désir ardent de l'amour inassouvi.

Mon entrée au collège se dessine comme n'importe quel jour de la longue série d'habitudes qui venaient de me happer. J'ai dit ailleurs que mes maîtres et mes condisciples eurent tôt fait de me faire découvrir qu'à part les préceptes et les principes chers à mon père, une multitude de valeurs décidaient des émotions et des amitiés. Mes condisciples furent les premiers êtres qui m'inspirèrent du sentiment. Peut-être de l'amour.
   J'ai songé d'innombrables fois que l'amitié entre jeunes adultes qui ne connaissent ni les filles ni les femmes prouve combien il est difficile de ranger nos affections dans les catégories établies par la littérature et la tradition. Je fus fort étonné, et ravi ensuite, de n'être pas seul de mon espèce. Par magie, dès les premières heures, l'appendice négligeable que je représentais dans la maison de mon père s'était rangé dans un tout autre système, bien structuré et par cela même évident. J'y étais précédé et suivi de multiples appendices similaires qui par le fait même de leur nombre avaient perdu leur état d'appendice et figuraient, comme moi, au centre de la structure. Celle-ci était régie par un régime de majordomes, nos précepteurs, tous à peu près semblables, eux aussi bien rangés à leurs places respectives. Loin de ressembler au majordome de mon père, unique en son espèce et fièrement bienveillant à l'égard de l'accessoire inévitable que j'étais, les nouveaux gouverneurs, nos précepteurs, alliant l'autorité à un curieux charme de visiteur venu d'un autre monde, semblaient n'avoir d'intérêt que pour nous, dans la mesure toutefois où nous nous laisserions pénétrer par leur intention de nous rendre savants et respectueux de l'ordre qu'ils préconisaient.
   Nous avions quelques maîtres remarquables, dont ma génération honore encore la mémoire. Bien vite, j'oubliai mon estime de gamin pour Jean-Baptiste-François-Ursulain, obnubilé que j'étais par une admiration toute nouvelle, beaucoup plus émotionnelle, voire passionnée, pour deux de mes maîtres qui par leur talent, par le message de leurs cours et par l'attention qu'ils portaient à mes travaux d'élève, éveillèrent en moi l'ardeur spirituelle de la curiosité et la fièvre de l'émotion. Ce feu couvait, il m'embrasa. Par la souffrance, j'en découvris le terrible pouvoir. Mon sentiment était fait de tendresse, comme devant le portrait de ma mère, et du besoin de plaire pour attirer encore plus près de moi la présence bien réelle et donc physique de celui dont l'esprit me subjuguait. Par deux fois, ce maître vénéré et désiré, en même temps, incarnait la douleur et le supplice. Car dès qu'il ne s'occupait pas de moi, j'étais torturé par le tourment du doute et de la jalousie. Par deux fois, je connus ainsi l'amour et l'épreuve du plus dramatique des espoirs, celui de l'espérance qui ignore son objet et par ce fait reste sans réponse.

La tolérance de 1770 n'existait plus lorsque j'entrai au collège. Mon père et mon oncle Charles-Liévin avaient fréquenté un collège pacifique. Les jésuites y formaient des esprits ouverts au progrès. À l'époque, le clergé libéral s'intéressait aux réformes. Dans nos provinces, certains hauts dignitaires ecclésiastiques fréquentaient même une loge maçonnique. Les Lumières, m'apprit-on un demi-siècle plus tard, avaient été concrétisées par la révolution de Paris. Le désastre était évident. Quant au roi Guillaume que le Congrès de Vienne avait imposé aux Pays-Bas catholiques, ce mécréant était un homme nouveau, ses idées néfastes se propageraient, le désordre s'en suivrait. Il fallait que l'Eglise reconquisse le pouvoir. Les élèves devaient aider leurs maîtres à renverser le gouvernement hollandais.
   On se rappellera qu'après Waterloo, la Sainte Alliance avait décidé du sort de nos provinces en les réunissant au Royaume des Pays-Bas, sous Guillaume d'Orange-Nassau. L'Autriche avait rejeté l'héritage des Habsbourg, jugeant trop ardue la tâche de nous gouverner à distance. La réaction de Rome ne s'était pas fait attendre : les Pays-Bas autrichiens étaient catholiques tandis que depuis des siècles les provinces du Nord s'étaient converties au protestantisme. En réunissant toutes les provinces sous une même couronne, le danger de contamination devenait grand. L'église organisa une campagne de diffamation qui envenima le pays. Nos collèges devinrent ce qu'ils sont restés depuis, des foyers de politique anticonstitutionnelle.

Je suis bien placé pour savoir que Guillaume, ce roi sans grande allure, bien intentionné et maladroit, aurait été écouté et compris s'il n'avait pas été victime de l'opposition féroce et dûment inspirée à laquelle j'ai moi-même prêté l'ardeur de mes jeunes années. Envers et contre l'ère du temps qui dans les pays voisins restaurait allègrement les prérogatives du clergé et l'autorité absolue des cours, dès 1815, le nouveau prince du Nord avait élaboré une constitution exemplaire pour l'époque — sa fameuse “Loi fondamentale”. Elle instaurait outre la liberté du culte, celle de la presse et de l'enseignement. Très vite et à son corps défendant, le roi fut forcé d'amender les articles sur la presse et l'enseignement, pour interdire la diffamation et l'incitation à la révolte. La nation tout entière oublia sa volonté première. Il avait rêvé d'un état constitutionnel moderne, comme celui que nous n'arrivons toujours pas à réaliser.

Au collège, nous vénérions nos maîtres et travaillions dans un climat d'humanisme grec et de virilité romaine. Nous ignorions tout des graines semées et ne prévoyions pas leur évolution. La politique actuelle n'était que subsidiaire. Les abbés impressionnaient leurs élèves par leur érudition, par leur talent, par le charme séducteur de leur paternelle attention. Personne ne se méfiait de leur enseignement. Nous absorbions leur savoir et les gratifions d'un sentiment de reconnaissance si intime, si personnel, si passionné, qu'adultes nous y faisons encore allusion avec émotion, lorsque nous nous rencontrons entre anciens condisciples.
   Le premier abbé qui marqua mon évolution fut Jean-Joseph De Smedt, le professeur d'éloquence. Il réunissait en lui deux extrêmes qui me fascinaient : le talent d'orateur et l'amour du silence. Pour la vie publique et l'avenir qu'il remettait en nos mains, il nous apprit à manipuler la parole. Quant à la qualité de l'action et de la réflexion, enseignait-il, rien ne vaut l'écoute du passé. Il détermina mon goût de la recherche, particulièrement des origines et du moyen âge. Il me prépara au silence de la solitude. Le second, l'abbé D. J. Verduyn, infatigable travailleur, m'enseigna par son exemple qu'il n'y a pas de plus grande joie que de rester à la tâche. Ces deux ecclésiastiques s'occupaient activement d'un journal politique, Le Catholique des Pays-Bas, qui attaquait le gouvernement, avec virulence. En principe, ils contrevenaient aux règles de l'Eglise qui ne les autorisait pas à s'occuper de politique. J'admirais leur courage, mes condisciples aussi. Nos maîtres étaient de véritables révolutionnaires! Comme l'enseignement exigeait de nous un travail personnel et nous incitait à nous exprimer clairement, nous croyions jouir d'une parfaite indépendance de jugement. Nos maîtres ne se sentaient pas — eux non plus — dirigés en haut lieu, au contraire. Ils ignoraient que Rome protégeait leur travail politique. Ardents patriotes, ils œuvraient pour l'indépendance de la patrie, défendue par ce qu'ils appelaient l'Union (avec majuscule), le rassemblement de tous les patriotes, libéraux et catholiques confondus. J'étais le fils d'une lignée éclairée, et l'on me traitait comme tel. Il fallait défendre la foi, oui, mais à l'âge que nous avions, l'insurrection nous plut davantage. La lutte de nos maîtres produirait les mécontents enthousiastes qui fomenteraient la révolte. J'étais des leurs. Je n'entendais qu'une partie de leur dithyrambes : comme moi, ils pensaient “patrie” et “constitution”. Ils entretenaient d'excellents rapports avec les patriotes de Bruxelles et de Liège, qui, eux, avaient bu l'eau vive de la liberté dans un lycée impérial, rebaptisé “athénée” du roi Guillaume.

En 1829, j'étais entré dans ma vingt-deuxième année. Pendant trois ans encore, je n'aurais pas l'occasion de rencontrer de jeunes filles. Je fus pris dans un tourbillon qui me fit passer sans transition de l'adolescence recluse à la vie publique. Aux yeux du monde, ce passage fit de moi un homme. Je ne l'étais que partiellement. Je n'eus pas le temps de m'occuper de moi-même. Au service de tous et, simultanément, le moteur décisif des événements qu'il m'incombait de diriger, je fréquentais tant de monde que je devais calculer et manœuvrer pour pouvoir retrouver le silence et un espace où je serais à l'abri de l'actualité. Mon souci fut de survivre, pour servir “notre” cause. Ma force ne servait qu'autrui, amis et combattants. Je ne m'appartenais pas et n'avais nul besoin de moi-même. Etre utile et bien faire, voilà ce qui comptait. C'était la vie.
   Je découvris fort tard ce qu'il advient d'un homme épris, et que je n'y entendis rien, n'est incontestablement pas étonnant.
   Sur le conseil de mes maîtres, je n'avais pas ambitionné de m'inscrire à la faculté de Droit de la nouvelle université créée à Gand par le roi protestant. J'étais entré à la rédaction du journal contestataire et antigouvernemental de mes maîtres-abbés, le Catholique des Pays-Bas. Dès le début, je crus sincèrement que j'y sentais battre le pouls du progrès. J'y côtoyais des hommes extrêmement préoccupés par le bien public: Adolphe Bartels, connu pour sa plume et son jugement, De Nève, propriétaire du journal et chef de l'équipe, mes abbés, enfin, Louis Le Bègue, conseiller à la cour d'Appel de Gand. Fin 1830, à part De Nève, Bartels et moi, tous les auteurs de mon journal furent membres du Congrès national et siégèrent — députés ou suppléants — à l'Assemblée constituante. Mon frère aîné, Louis-Maur, également. [à suivre]

 

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