Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







Traduit du néerlandais par Nicole Verschoore.

Lisez le texte original : Toeval?

 
PAR HASARD

Comme gosse, j'avais deux métiers : détective et vétérinaire. Je suis toujours détective mais vétérinaire, j'ai laissé tomber. À cause d'une fille au pair qui se mêlait de choses auxquelles elle ne comprenait rien. C'est à partir de là que tout a mal tourné.

Dès les premiers jours du printemps mes parents filaient à Paris, ma mère pour s'acheter des petits tailleurs légers, du Chanel n°5 et du rouge à lèvres, mon père pour bien manger et pour savourer du regard les nombreuses femmes aux blouses ouvertes et aux cheveux défaits. On nous dotait alors d'une fille au pair, dénommée Anna. Anna aussi avait ses blouses ouvertes et ses cheveux défaits. Mais aux oiseaux, elle ne comprenait rien. Elle ne distinguait pas une corneille d'une mouette. Bon, ça arrive. Dans ce cas, lorsqu'il s'agit d'oiseaux, on la boucle. Elle ne l'a pas fait. Et j'ai été bien bête de l'écouter.

Je savais tout des oiseaux. Dans les livres il était écrit qu'ils ne chantaient que lorsqu'ils avaient peur ou qu'ils voulaient faire l'amour. Ce n'était pas vrai. La plupart des oiseaux, je l'avais découvert, chantaient par pur plaisir. J'ai découvert autre chose encore : les poules aiment s'asseoir sur nos genoux. À Ostende, je connais un type qui travaille à la billetterie du musée. Ses poules aiment s'asseoir sur ses genoux. Bien sûr, il faut être disponible, mais ça vaut pour tout. En été, les pigeons entraient chez nous et jouaient sur le dessus de l'armoire à jouets. Et puis, il y avait les pélicans. Une fois par an, nous allions au zoo Artis et nous emportions un bon 5 kg de merlan pour les pélicans. À la poissonnerie, cela s'appelait du poisson pour chats, mais nous nommions cela du poisson pour pélicans. Croyez-moi, un an après, tous ces pélicans nous reconnaissaient encore et aussitôt ouvraient grands leurs becs. Mon marchand de vélos a un perroquet de soixante ans qui a connu la guerre et qui en a retiré une tout autre vision. Il dit toujours… Non, je ne dis pas ce qu'il dit. Ses paroles seraient tout de suite mal interprétées, et ce serait ma faute.

Moi, je trouvais toujours des oiseaux. Quand je suis devenue grande, c'était fini. On n'a plus le nez aussi près du sol. Mais avant ça, j'en trouvais bien cinquante par an. Ou c'est eux qui me trouvaient. Surtout au printemps, je ne pouvais faire un pas dans la rue ou dans le parc sans que, pour ainsi dire, un oiseau se réfugiât sous mes pieds. La plupart du temps un jeune pigeon ou un moineau tombé du nid — les merles et les étourneaux il fallait les laisser — ou échappé de justesse aux griffes d'un chat. Je les apportais à la maison où je les mettais dans une cage et pendant quelques jours leur donnais de la bonne nourriture. Et voilà : après cinq jours, l'animal s'envolait de la main qui l'avait dorloté et nourri, et prenait le large, impertinent et libre. Ce qui était le plus frappant, c'est qu'ils se retournaient toujours un moment. Comme s'ils voulaient dire : ne crois pas que c'est à cause de toi que nous nous échappons.
   Mais voilà qu'un jour j'ai trouvé un petit moineau pas plus grand qu'un bourdon. Il était planté, le bec grand ouvert en dessous de l'ouverture d'une gouttière d'où ne venait aucune goutte d'eau. J'étais sur ma trottinette. Il était si minuscule que j'arrivais à l'enfermer tout à fait dans mon petit poing. Tenant mon guidon d'une main et l'autre bras tendu en l'air — ce qui produisit pas mal d'effets incontrôlables —, je filai vers la maison.
   Arrivée à la maison, j'ai pensé : tu ne peux pas abandonner un minuscule oiselet à l'horrible nudité d'une grande cage. Donc, je pris un chapeau au portemanteau et disparus au jardin où je voulus le remplir de brindilles, de duvet, d'herbe et de toutes ces broutilles que j'avais eu l'occasion d'examiner dans un vieux nid. C'est dans de tels moments qu'on réalise qu'on n'est pas un oiseau. Voler nous en sommes capables, chanter aussi, mais tresser un nid avec des saletés, ça nous n'y arrivons pas — et avec la bouche, n'y pensez même pas. Notre fille au pair, qui me voyait m'activer désespérément à la table du jardin, avec des petits bouts de paille, de plume, de rotin et de capsule de bouteille de lait, sortit et dit : «Comporte-toi un peu normalement et sois contente de ne pas être un oiseau. Pourquoi se compliquer la vie? Prends une bonne poignée d'ouate et c'est time.» Je dis : «Merci pour le tuyau, Anna», et filai immédiatement à la salle de bain. Je tirai une bonne poignée d'ouate du paquet et en tapissai le fond du chapeau. Au milieu, je fis un petit creux, comme on fait aussi dans la farine pour l'œuf. Là, je plaçai le petit oiseau. L'ouate lui allait bien. Chez Jünger, j'ai lu quelque chose au sujet d'un bourdon dans une peau d'ours. Mon petit moineau ressemblait à un bourdon dans une peau d'ours polaire. Je lui apportai des petits bouts de vers et de pain trempé, je lui donnai à boire et lui grattouillai la tête. Je le nommai Olaf. Comme un petit ami que j'avais perdu après un déménagement.
   Le soir, je déposai le chapeau avec Olaf sur une chaise à côté de mon lit. Quand il eut complètement fermé ses yeux de corail, j'éteignis la lampe de chevet. Depuis la mort de notre chien, c'était la première fois que je m'endormais à côté de quelqu'un, et c'était intime.
   D'excitation, je m'éveillai deux heures plus tard — je portais une montre lumineuse. Ou avais-je pressenti quelque chose? J'allumai pour saluer mon nouveau copain. Il était parti!
   Je pris le chapeau et le mis sur les couvertures à la vitesse d'un prestidigitateur. Prudemment, je grattai avec mon index dans l'ouate. Aucune trace. Je me mis à piailler. Aucune réaction. Je me mis à pleurer, mouillant l'ouate dans le chapeau. J'appelai : «Olaf! Mon petit Olaf!» Tout resta silencieux.
   Lorsqu'enfin je soulevai la dernière couche de petite fourrure d'ours polaire, je vis quelque chose pointer : un petit cou cassé et une minuscule colonne vertébrale. Mon petit compagnon était mort. Il avait dû s'empêtrer dans la masse d'ouate et se briser le cou en luttant pour s'en sortir. Merci vraiment pour le tuyau, Anna. Je l'ai recouvert. Je l'ai sorti du chapeau avec l'ouate et tout. Et j'ai mis le chapeau sur ma tête, solennellement. Ensuite, j'ai chassé le tout dans le WC.
   La nuit, je l'ai passée à méditer sur la lunette du WC. C'était la troisième mort dans ma vie, après la mort de notre chien et celle de mon grand-père. En ce qui concerne les deux premières, je n'y étais pour rien. Cette fois-ci, ça n'était plus si certain. Il est vrai que c'était Anna qui m'avait filé l'idée, mais moi je l'avais franchement suivie. D'ailleurs, c'est moi qui avais ramassé le petit oiseau. J'aurais aussi bien pu le laisser traîner. Mais alors cela aurait été pareil. Et ça aussi, d'une certaine manière, ça aurait été de ma faute. Était-il donc impossible de garder les mains propres dès qu'on était placé en face de certains choix? Même si ces choix on ne les avait jamais demandés? Dans ce cas, mieux valait rester à la maison. Ou fermer les yeux. Mieux encore, faire les deux. Et aussi pourquoi avais-je pris, sans réfléchir, cette rue-là? Pourquoi étais-je sortie juste à ce moment-là? Pourquoi mes parents m'avaient-ils donné une trottinette? Pourquoi, en fait, étais-je née? Oui, c'étaient mes parents les coupables! Mais n'étaient-ils pas eux-mêmes nés comme ça, sans pouvoir l'empêcher? Peut-être trouvaient-ils, en ce moment même, un petit oiseau malade à Paris? Pauvre petit oiseau. Pauvres, pauvres parents.
   À l'approche du matin, j'étais déboussolée.

À sept heures, Anna ouvre la porte du WC à laquelle hélas je n'avais pas mis le petit crochet. Il y a urgence car elle se presse la main entre les jambes. Tout en gardant cette main où elle est, elle dit : «Allez! Qui va aux toilettes avec un chapeau?» Je dis : «Quelqu'un qui ne veut plus jamais te voir, Anna.» Elle crie : «Je suis engagée ici comme fille au pair. C'est moi qui foutrai le camp si je veux!» Je dis : «Ne crie pas si fort, Anna. Il y a quelques heures, un enterrement a eu lieu ici.» Et bien que je sois saisie par le ton solennel de mes propres mots, je me mets tout à coup à pleurer, je pleure, je pense que même la mer n'a jamais vu une telle quantité d'eau salée. Mais Anna était aussi dure qu'une pierre. Brutalement, elle me pousse de ma place et s'assied pour pisser. Pendant ce temps, elle siffle entre ses dents : «Tu es mûre pour l'asile psychiatrique.» Je ne sais pas ce que c'est, mais j'enlève automatiquement mon chapeau. Et si je ne l'avais pas enlevé, je l'aurais peut-être encore sur la tête et ma vie se serait certainement déroulée autrement. Ah libre arbitre, ne fais pas semblant que tu existes.

Petit oiseau dans la main, petit oiseau hors de la main, main entre les jambes, petit oiseau dans le chapeau, petit oiseau hors du chapeau, mort, WC, Olaf, chapeau mis, chapeau enlevé…

 

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