Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Le premier épisode de ce journal des cyclones, Gloria, est publié dans BAT 16.

 
KESINY ET GAFILO


KESINY

ÎLE DE MADAGASCAR, VENDREDI 10 MAI 2002

Il pleut sur Toamasina. Les gens parlent d'un cyclone, bien que la saison normale soit terminée. Il est vrai qu'en regardant une carte météo, mercredi matin, avant de quitter Tana, j'avais vu une belle dépression au nord-est de Madagascar, trop proche pour être honnête. Kesiny, c'est le nom de la tempête. Où vont-ils chercher ces noms?

SAMEDI 11 MAI

Ce n'est plus de la pluie, c'est le déluge. De ma chambre d'hôtel, je vois le niveau de l'eau qui monte dans la rue, maintenant confondue avec les trottoirs. J'ai pris un taxi ce matin pour aller boire un café à la gare routière. Il a fallu stopper à une bonne centaine de mètres : l'inondation rend les environs impraticables. Une journaliste, qui attend un taxi-brousse pour rentrer à Tana, se demande si elle ne va pas rester bloquée sur place. Elle finira par partir malgré tout, tandis que je multiplie les cafés en observant les piétons avec de l'eau jusqu'à mi-cuisse, résistant aux vagues provoquées par les rares voitures.
   La pluie continue à tomber, je regagne l'hôtel au risque d'y rester bloqué toute la journée — mais, plus tard, sera-t-il encore possible de m'y rendre? Par la fenêtre, je mesure de plus en plus difficilement l'état de l'envahissement des eaux : tous les points de repère sont noyés depuis longtemps. En bas, le bureau de la réception est battu par une grosse vague chaque fois que passe un camion — plus aucune voiture ne circule ici.
   Je n'ai jamais lu Balbala, d'Abdourahman A. Waberi, ce Djiboutien passé par Tana il y a un peu moins de deux ans, si mes souvenirs sont bons, et dont la plupart des livres sont des montages de textes plutôt que des recueils de nouvelles. Celui-ci est un roman, que je lis pas trop loin de la fenêtre. Le courant est coupé, la lumière est grise, les nuages sont une masse compacte dans le coin de ciel que j'aperçois. Et, quand je baisse les yeux, ça ne s'arrange pas.
   Waïs, Dilleyta, Yonis et Anab sont mes compagnons d'inondation. Ils cherchent à savoir ce qu'est vraiment leur pays et ce qu'il pourrait devenir. Leur espoir d'un avenir plus heureux est aussi mince que le mien de manger aujourd'hui. J'ai l'impression de me trouver sur une île et «toute île», écrit Waberi, «est la pointe émergée d'un continent inabouti». Je ne suis pas certain que cela me sera d'un grand secours. Moi aussi, je me sens prisonnier. «Ô amer et étroit pays!» Une petite chambre d'hôtel, humide et sombre.
   Merci quand même, Abdou, de m'avoir fait changer de prison, le temps d'un séjour habité par une langue si belle qu'elle m'a fait parfois oublier où je me trouvais. Pourtant, il est quatre heures de l'après-midi, j'ai trop faim. Déchaussé, le pantalon roulé au-dessus des genoux, je hèle un pousse pour trouver un restaurant ouvert. Je patauge, le tireur se met en marche dans l'eau où, tout à l'heure, j'ai vu quelqu'un nager. J'ignore comment il sait qu'il est sur la chaussée. Tout se confond, le marché semble flotter — et nous aussi. Le seul endroit que j'avais imaginé ouvert est éclairé par quelques bougies sur le bar et la salle est envahie par des cartons de je ne sais quelles marchandises, venues dans le conteneur qui se trouve devant l'entrée. Le patron, ivre, tente de m'expliquer combien ses affaires sont mauvaises pour l'instant en raison de la situation politique. Le besoin de faire autre chose pour faire rentrer de l'argent. Enfin, il est possible de manger. Mais la conversation vaseuse m'a entraîné dans la nuit et il n'y a ni pousse ni taxi à trouver. Il faut rentrer à pied, dans l'eau, sans éclairage public, sous l'averse continue, et je m'égare. Un jeune Malgache, heureusement, à qui j'ai demandé le chemin de l'hôtel, m'y conduit. Je n'étais pas très loin, j'aurais malgré tout été bien en peine de prendre le bon cap si j'étais resté seul, fatigué, découragé après avoir piqué une fois du nez pour m'être heurté à une bordure sous-marine. «Il faut rester au milieu de la rue», m'avait dit à ce moment un autre passant. D'accord, mais il est où, le milieu de la rue?
   Je suis presque heureux de retrouver mes draps humides…

LUNDI 13 MAI

Il a plu beaucoup moins hier. J'en ai profité pour faire une dernière visite à la famille, avant le départ d'aujourd'hui. Je ne me suis mouillé que jusqu'en haut des cuisses, c'est raisonnable pour ce quartier où je me suis rendu, et qui est toujours un des premiers à subir les inondations. Les mémoires des habitants de Toamasina doivent remonter à plus de quarante ans, malgré tout, pour trouver une situation aussi dramatique. Les conséquences seront terribles, c'est certain, sur une population déjà bien éprouvée.
   Bref, ce matin, je pars. En m'inquiétant de l'état des routes. Je me souviens, comme si c'était hier (bien qu'il se soit déroulé il y a deux ans), d'un voyage entre Tana et Toamasina qui avait duré plus de trois jours. Un cyclone venait de passer, il y avait des éboulements partout et il fallait attendre que la chaussée soit dégagée. Cette fois, on me dit d'abord qu'il n'y a aucun problème. Puis qu'il y a bien un éboulement mais qu'une fois celui-ci franchi à pied, d'autres taxis-brousse prennent le relais jusqu'à Brickaville. Bien. J'appelle la maison pour annoncer que je rentre ce soir.
   Je suis assis la meilleure place, devant, à droite. J'ouvre un livre. Pas longtemps. Le spectacle, à l'extérieur, est apocalyptique. Ce sont des maisons en bois écroulées, des coulées de boue jusqu'au milieu de la route, des pans de bitume détachés de la Nationale 2…
   Après vingt-cinq kilomètres à peine, voici l'infranchissable obstacle. Dans un virage, la colline s'est déversée sous l'effet des ruissellements et couvre, sur plusieurs mètres de haut et plus de cent mètres de long, une route dont on ne sait pas si elle existe encore dessous. Je fais comme tout le monde. J'enlève les chaussures, nouées à un de mes deux sacoches, et en route pour le bain de boue. Je m'enfonce, je glisse mais j'avance et je reste debout. Enfin, on retrouve la route. Mais il n'y a pas de véhicule. C'est plus loin, murmure-t-on. Plus loin, il y a un autre éboulement, franchi de la même manière, puis encore un autre, et un autre. On marche en petits groupes, la discussion va bon train. Je me laisse distancer quand la politique vient sur le tapis, entre deux compagnons de hasard qui ne sont visiblement pas du même bord, et que le ton monte. Le prétexte est tout trouvé : dans un fossé, je me rince vaguement les pieds de la terre qui les couvre, j'enfile à nouveau les chaussures dans lesquelles j'avance en flocflocquant, jusqu'au prochain éboulement qui m'oblige à les enlever à nouveau. Je les garderai à la main la plupart du temps, pieds nus sur la route boueuse.
   L'espoir de trouver un véhicule s'amenuise. Les éboulements succèdent aux éboulements, combien de temps faudra-t-il marcher? Brickaville se trouve à soixante-cinq kilomètres, cela semble si loin…
   Il commence à faire chaud, il n'y a rien à boire. Sinon deux cafés dans une minuscule gargote en bord de route.
   Aussi, quand j'arrive dans un village plus important — il est bientôt midi —, je plonge dans une épicerie-bar où il y a de la bière glacée. La bouteille a une odeur de poisson, cohabitation dans le congélateur oblige. Mais que c'est bon! Si bon que j'en prends une deuxième.
   L'envie de marcher n'est pas excessive, j'ai mal aux pieds, je me suis blessé au pouce en me rattrapant à une branche quand je suis tombé dans un trou, ne devant qu'à ce réflexe de ne pas m'allonger de tout mon long dans la boue.
   Aussi, quand je trouve, quelques centaines de mètres plus loin, un petit restaurant qui propose encore, il n'y en aura pas pour tout le monde, du riz avec du poulet-sauce, je n'hésite pas : manger, c'est maintenant ou… quand?
   Il n'empêche : à force de m'arrêter sans cesse, les kilomètres ne défilent pas très vite. Et si je prenais cela comme une promenade agréable? Avec un sac bourré de livres dont la lanière me scie l'épaule droite, avec la plante des pieds de plus en plus douloureuse à force de se frotter à la caillasse et à je ne sais quoi d'autre quand je les plonge, bien obligé, dans la terre mouillée, il faut un sacré effort d'imagination pour rendre la balade plaisante. Enfin, j'avance et chaque kilomètre couvert n'est plus à faire — jusqu'où ne faudra-t-il pas aller pour garder un peu de courage?
   Mais c'est comme si je marchais sur des aiguilles, je retiens chacun de mes pas dans l'attente de la douleur à venir et finis par accepter, après vingt-cinq kilomètres de cette équipée, de faire porter le sac le plus lourd par deux Malgaches qui me suivent depuis cinq kilomètres en pensant que je vais finir par craquer. Ils ne se trompaient pas, je n'en peux plus. Même sans charge excessive (si j'oublie mes kilos superflus), j'exagérerais en affirmant que mon pas est devenu plus vif. La lumière diminue, il va falloir dormir quelque part. Le premier petit groupe de maisons en bois, sur pilotis, constituera l'étape de ce soir, quoi qu'il arrive.
   La discussion ne dure pas longtemps : une dame accepte de m'héberger et je dormirai même sur ce qui ressemble à un lit, sans matelas mais équipé d'une natte. Je demande à quelqu'un d'aller acheter deux bières que je partage avec la maisonnée et les environs immédiats. Je comprends que plusieurs filles, trois je pense, de cette femme sont installées à côté, il en reste trois autres, plus jeunes, là où je vais trouver le repos.
   Repos bien nécessaire : à peine allongé, je m'endors. Je dois être complètement épuisé. Un peu plus tard, on me secoue le bras : le repas est prêt. Je n'ai pas faim et j'ai un peu honte. Il y avait quelques très jeunes poulets dans la cour tout à l'heure, j'en retrouve un dans mon assiette. Je picore à la lumière chiche d'une lampe à pétrole, trop fatigué pour manger vraiment, et je tends l'assiette de poulet aux habitants de la maison pour qu'ils se la partagent.
   Puis je me rendors. Je n'ai rien lu aujourd'hui.

MARDI 14 MAI

Le réveil est matinal. La plus grande fille, qui a dormi par terre probablement parce que j'occupais son lit, s'est levée pour couper à la machette de la canne à sucre, dont elle presse ensuite les morceaux pour en extraire le jus. Ce sera le sucre pour le café, qu'elle prépare ensuite longuement sur le feu de bois dans un coin.
   J'ai mal partout. Ce n'est pas une surprise. Mais, à ce point… je ne me souviens pas d'avoir été rompu de la sorte. La perspective de reprendre la marche n'est pas réjouissante. Mes porteurs d'hier sont revenus bien avant le lever du jour, que je tiens pourtant à attendre avant de repartir.
   J'ai subi un «massage» à l'eau chaude, c'est-à-dire que la grande fille a pressé ses poings sur mes genoux comme s'ils étaient de la pâte à modeler. Elle est, malheureusement pour moi, descendue jusqu'aux pieds qui souffrent certes de courbatures mais surtout d'écorchures multiples et diverses. Elle les malmène en pensant bien faire, j'étouffe difficilement des cris.
   Il doit être six heures, la lumière est suffisante pour se remettre en route. Je glisse à ma logeuse improvisée un gros billet (un gros billet malgache, ce qui représente une somme dérisoire aux normes européennes — quatre euros environ — mais améliorera un peu l'ordinaire de l'accueillante famille), j'avoue que je ne savais trop comment régler cette dette mais, apparemment, je suis tombé juste.
   Les chaussures aux pieds, j'ai fait le pari que l'absence de pluie, depuis hier matin, aurait quelque peu raffermi les éboulements encore à franchir — sur onze kilomètres, m'ont dit les porteurs en négociant le prix que j'aurais à les payer. Ensuite, c'est la perspective de trouver enfin un véhicule. J'avoue que je n'y crois pas trop.
   Les collines sont noyées d'une brume lumineuse, le soulagement passe par le regard sur le paysage. Car, du côté du sol, c'est toujours la même désolation. Avec, quand même, un pari gagné : jamais je ne dois enlever les chaussures, malgré quelques passages à la limite de m'embourber.
   Nous marchons régulièrement, j'essaie d'oublier des articulations qui se rappellent à mon souvenir.
   Après dix kilomètres, je suis hélé en traversant un village : «Vous allez à Brickaville? Il y a une pirogue qui part dans cinq minutes! – Et il reste une place pour moi? – Oui, sans problème!»
   Bonheur! La marche s'arrête ici, qui aurait dû se poursuivre pendant une vingtaine de kilomètres encore si j'en crois les informations recueillies pendant les cinq minutes d'attente — elles dureront plus de trois heures, avant d'embarquer enfin à onze heures et demie pour trente-cinq kilomètres de descente de rivière.
   Nous sommes treize passagers posés sur des planches ou des morceaux de bambou ajustés, avant le départ, à la largeur de la pirogue. Durée annoncée pour ce long bout de chemin : trois heures. Cela me semble peu réaliste. Le courant n'est pas très rapide et je vois mal comment nous pourrions naviguer à plus de dix kilomètres à l'heure. Mais il y a, devant moi, quelqu'un qui a envie d'y croire : une Australienne, venue passer des vacances à Madagascar, doit prendre son avion demain à treize heures. Il vaudrait mieux pour elle qu'elle attrape un taxi-brousse cet après-midi à Brickaville, où le barrage ferme à la tombée du jour. À côté de moi, une religieuse française me raconte ses malheurs : elle était bloquée dans le village depuis samedi après-midi et a décidé de regagner Tana au lieu de se rendre à Toamasina comme elle avait prévu de le faire.
   Je bouge les jambes avec précaution. La pirogue est étroite et bien chargée, le moindre mouvement la fait bouger dangereusement. J'ai mal au cul sur la planche étroite. Je découvre, au fur et à mesure que surviennent des crampes, des muscles dont j'ignorais l'existence.
   L'Australienne commence à s'énerver. Les heures passent plus vite que les kilomètres, Brickaville n'est toujours pas en vue. Des champs de cannes à sucre, en partie noyés par la rivière qui a débordé de son lit, indiquent cependant qu'on approche. Mais pas assez vite : il est quatre heures et demie, puis cinq heures, puis cinq heures et demie… le barrage, en principe, vient d'être fermé. L'Australienne pleure en silence, elle pense qu'elle a déjà raté l'avion de demain.
   Enfin, après deux fois plus de temps de navigation qu'annoncé, nous accostons. La nuit tombe. Les bagages sont hissés jusqu'à nous, le mien a une forte odeur de gasoil — un bidon qui fuyait, et dont nous avons pu voir parfois les écoulements irisés dans la rivière quand la deuxième pirogue était devant nous. L'Australienne cherche un sac qui lui manque. Dans l'obscurité, quelqu'un redescend, le trouve dans le fond de l'embarcation, le lui ramène. Il a une forme étrange, l'Australienne blêmit — pour peu que ce soit encore possible — et l'ouvre sur une catastrophe : à l'intérieur, son appareil photo est en morceaux. Elle hurle qu'elle ne mettra plus jamais les pieds à Madagascar, que c'est un pays de merde, et d'autres amabilités du même tonneau.
   Il faut s'en faire une raison : il y a des gens qui ne sont pas faits pour Madagascar.
   Manquant de courage pour la consoler, je me lance plutôt à la recherche d'un hôtel pour passer la nuit. Ce n'est pas grand, Brickaville, et un passant s'offre à m'aider à trouver. Je lui paie une consommation de rhum dans un bar, avant d'essuyer trois refus dans les trois seuls hôtels de la petite ville. Le dernier est occupé par des militaires, l'un d'entre eux, qui monte la garde sur un pont, me propose une chambre chez sa soeur qui le loge habituellement, comme il est de service toute la nuit il peut me la prêter ce soir.
   D'accord.
   Nous marchons dans une obscurité de plus en plus épaisse, je ne vois pas où je suis. Mon premier compagnon et le militaire, arme à l'épaule, tiennent des conciliabules qui ne me plaisent pas beaucoup. Quand je suis assez égaré pour n'avoir aucune chance de retrouver le centre-ville, l'inquiétude me prend. En guise de chambre, n'est-ce pas vers un guet-apens qu'on m'entraîne dans un lieu désolé? Je ne cherche pas à vérifier — peut-être me trompé-je complètement —, je laisse les deux autres prendre un peu de champ et je fais brutalement demi-tour, pressant le pas, tournant et retournant dans des chemins boueux que je ne connais pas.
   Le sympathique éclairage d'une épicerie-bar désigne un asile rassurant. J'entre et je me pose, encore un peu soucieux. Au bout de quelques minutes, j'ai deux certitudes : je n'ai pas été suivi et je suis tombé au bon endroit. Les deux personnes avec lesquelles je partage des bières sont des professeurs de lycée qui en connaissent un troisième dont l'habitation, plus vaste et plus proche que les leurs, pourra certainement m'héberger cette nuit. L'un des deux va vérifier chez son ami et revient en m'assurant qu'il n'y a pas de problème.
   En effet, une heure plus tard, je suis allongé sur une natte chez un jeune professeur d'histoire-géo qui semble content de m'accueillir. Et je dors.

MERCREDI 15 MAI

Mettre un pied devant l'autre est un exercice périlleux ce matin. Il faut pourtant bien franchir le barrage de Brickaville en direction de Tana, entre des porteurs qui déplacent, deux cartons à la fois, des machines à coudre et des bouteilles d'huile. Dans l'autre sens, on croise des cartons de t-shirts. Activité de fourmilière, que je traverse sans y prêter trop d'attention, soucieux que je suis d'une unique priorité : trouver un taxi-brousse pour rentrer à la maison, deux jours après la date prévue.
   La chance est avec moi : un véhicule s'emplit rapidement, il est encore tôt que nous sommes déjà en route. Une fois encore, je suis assis à la meilleure place, ce dont je profite moins pour lire — trop fatigué — que pour allonger mes pauvres jambes.
   Peu avant la tombée du jour, enfin la maison! Les 250 kilomètres ont été avalés sans la moindre hésitation, et cela fait du bien après les problèmes des deux jours précédents. Il ne reste plus qu'à soigner les multiples écorchures aux pieds…


GAFILO

DIMANCHE 7 MARS 2004

La nuit a été mauvaise, le vent souffle de plus en plus violemment. Depuis mercredi, je surveille Gafilo, une sale bête à l'ambition croissante, bien décidée semble-t-il à mériter le surnom de «monstre météorologique» que les spécialistes viennent de lui attribuer. Né dans l'océan Indien, il se dirige tout droit vers Madagascar, plein ouest. La dépression se creuse, les mesures de vitesse sont de plus en plus effrayantes. Et, sur la photo satellite, hier soir, le cyclone tropical très intense (appellation contrôlée) drainait une masse nuageuse au diamètre comparable à Madagascar dans toute sa hauteur.
   Au petit matin, on apprend que Gafilo a touché terre à hauteur d'Antalaha. Avec des pointes de vents atteignant les 300 km/h, prévoyait hier soir la météo de la Réunion. Chez nous, qui sommes bien éloignés pourtant, le toit branle de plus en plus. L'électricité disparaît. À travers un petit trou du faux-plafond, un ciel furieux est en vue : quelques briques montées en novembre dernier pour installer un… nouveau toit ont renoncé à résister. Il ne pleut pas trop pour l'instant. Mais, chez les voisins, la maison est déjà découverte.
   Notre tour arrive, comme on pouvait le craindre : dans un grand tremblement de tout l'immeuble, le toit s'arrache d'un coup et s'envole on ne sait où. Les fenêtres, mal fixées, battent et on les retient comme on peut. Même en liant les poignées avec du fil électrique, sauvegarde provisoire jusqu'au moment où une poignée s'arrache sous la violence du vent.
   En profitant d'une relative accalmie, une chaîne s'organise pour descendre au rez-de-chaussée et mettre à l'abri les biens les plus précieux.
   Mais je prends la mesure de notre impuissance. Comment résister? Je renonce. J'embarque quelques livres, mon ordinateur portable, une brosse à dents et je pars travailler à l'hôtel. Solution de repli coûteuse, certes. Je n'en ai pas trouvé d'autre, dans les limites de mon esprit pratique que je découvre, en chaque circonstance, bien étroit.

LUNDI 8 MARS

Mal dormi, bien sûr. L'anxiété est un rongeur tenace.
   À la maison, au contraire de ce que j'aurais pu faire, Doris a tout organisé dans l'urgence. Il ne reste plus, à l'étage, sous le fragile faux-plafond déjà bien entamé par les années, que le frigo, difficilement transportable. Le rez-de-chaussée ressemble à un campement provisoire, précaire et encombré. À peine habitable. Encore ne sommes-nous pas dans les régions les plus atteintes par Gafilo, et de très loin.
   Je retourne à l'hôtel, travailler. Essayer de travailler. Le soir, au vernissage d'une exposition, plusieurs personnes proposent de m'héberger. Je décline les invitations.

MARDI 9 MARS

Doris au téléphone. Rien ne bouge dans la maison. On m'avait promis des réparations rapides, qui ne viennent pas. J'essaie toujours de travailler. Ce n'est pas brillant.

MERCREDI 10 MARS

Journée Poésie-Poezia, avec la participation d'un poète français. Débat, déjeuner. J'y suis sans y être. Il a plu une bonne partie de la nuit et ce n'est pas le bruit qui m'a tenu éveillé. Je ne pense qu'à l'eau qui a dû depuis longtemps percer le faux-plafond, le plancher, puis le plafond et le plancher au premier étage, et débouler pour finir au rez-de-chaussée. Quand j'arrive, le spectacle est à la hauteur de cette désespérance. Même la présence massive de la famille de Doris, venue aider à sauver les meubles, au sens propre, ne suffit pas à remonter le moral : tout est entassé dans un couloir, emballé aussi bien que possible. Personne n'a dormi, bien sûr. Et toujours pas de solution en vue.
   Doris, qui me connaît bien, se félicite de mon absence : j'aurais gêné plus qu'autre chose dans les invraisemblables travaux ayant quand même débouché sur ce petit miracle. Mais que reste-t-il à faire? Pas grand-chose, à dire vrai.
   Sinon, pour moi, à lire et à écrire des articles. Ce sera, à partir de demain, à Antsirabe, où la même chambre d'hôtel qu'à Tana coûte trois fois moins cher.

JEUDI 11 MARS et les jours suivants

Il pleut à Antsirabe aussi. Normal. Je débarque avec l'ordinateur et des livres, le plus urgent est de trouver un fil électrique pour raccorder l'ordinateur à la prise de la salle de bain, la seule disponible. Cela fait, je suis paré pour quelques jours. La lecture est lente, l'enthousiasme manque. Les coups de téléphone sont peu rassurants.
   Doris a déménagé dans une autre maison du quartier, les problèmes sont multiples. Et la pluie tombe.
   Les journées passent, interminables en raison d'un travail mené à la va-comme-je-te-pousse, davantage pour faire quelque chose que pour le plaisir de le faire. De temps en temps, je réponds à un message dans un cybercafé. Je m'occupe en préparant une petite soirée Jacques Brel à l'Alliance franco-malgache. Ce sera pour mercredi. Heureusement, le toaka gasy est sûr, à condition de ne pas en abuser. Je bois quelques verres avec Bekoto, du groupe Mahaleo. Je vais et je viens, sous l'oeil de gendarmes qui patrouillent armés. L'ambiance n'est pas très bonne à l'extérieur. À l'intérieur non plus.

MERCREDI 17 MARS

Triple éclaircie, ça va un peu mieux.
   Le ciel s'est dégagé, il fait même plutôt chaud.
   Doris a re-déménagé, pour un retour à la maison qui a retrouvé un toit et où il est à nouveau possible de vivre. Peut-être pas de travailler, précise-t-elle. Je choisis de rentrer après-demain comme prévu.
   Et la soirée Brel est un vrai moment de bonheur, du genre à mettre du baume au coeur. Un film d'une heure, avec Brel à Madagascar en 1966, une dame à la fois dans le film et ans la salle, une petite présentation et un public enthousiaste. Un ange passe.

JEUDI 18 MARS

Sur la lancée de la meilleure humeur, j'écris quelques articles que j'essaie d'envoyer de l'Alliance. Où la Fête de l'Internet provoque des embouteillages devant les ordinateurs. C'est mieux à la poste, les résultats du travail matinal sont partis. Pas grand-chose, mieux que rien.

VENDREDI 19 MARS

Retour à Tana vers midi, où je retrouve le rez-de-chaussée encombré mais merveilleusement aménagé étant donné les circonstances. Je ne vois pas comment on aurait pu mieux faire. Néanmoins, en effet, travailler dans ces conditions apparaît peu réaliste. Et je me prépare à l'idée de repartir lundi, probablement vers Toamasina, mais sans aucune intention d'y penser tout de suite. Il y a des colis de livres à aller chercher, et une autre animation Brel ce soir. Une grosse demi-journée bien occupée.

SAMEDI 20 MARS

Une manifestation me retient en ville le matin, histoire de voir comment ça se passe. Quelques échauffourées, une dispersion précoce, rien de bien spectaculaire et rien, en tout cas, par rapport à ce qui s'était passé il y a deux ans, pendant des mois.
   L'après-midi, je craque. Je tourne en rond, ou en triangle, ou en parallélogramme, dans les petits espaces laissés libres entre les meubles et les bagages, je me sens terriblement inutile. Il va falloir partir, et je n'en ai aucune envie.

DIMANCHE 21 MARS

La journée chez des amis, en famille, oasis de calme au milieu des soucis. On rentre fatigués, un peu ivres, c'est bien. L'après-midi, j'ai téléphoné à l'ami dont je pensais qu'il pourrait m'héberger une semaine à Toamasina. La maison est en travaux, j'en suis en réalité soulagé. Un seul désir : me poser, et me reposer, chez moi, même si ce n'est pas du tout le même chez-moi que nous avions connu auparavant. Et prendre le risque de se marcher sur les pieds le temps qu'il faudra, mais au moins ensemble — et sans le sentiment désagréable d'être exilé en dépit de sa propre volonté.

LUNDI 22 MARS

Enfin — il était temps! — je me rends un peu utile. La parabole du bouquet satellite est remontée dans la matinée, j'achète du fil de téléphone pour rebrancher la ligne à partir du deuxième étage, je parle avec la propriétaire qui m'explique les travaux en cours.
   La situation s'améliore — un peu.

MARDI 23 MARS

L'ordinateur de bureau est devenu capricieux. Mais il fonctionne. Et j'ai tout à fait décidé de rester. Nous ne retrouverons une vie normale — je veux dire : la vie que nous avions avant — que dans quelques semaines sans doute. Du moins avons-nous un toit, une vie familiale, une atmosphère sereine. C'est plus qu'il n'en faut, après ces journées moroses, pour que le plus dur semble passé et que l'avenir retrouve des couleurs.

MERCREDI 24 MARS

Tout à coup, en écrivant ceci, je me souviens de ce post-scriptum, ajouté à la fin d'un message destiné au Soir de Bruxelles, le vendredi 5, il y a déjà presque trois semaines. Je le cite tel quel : «Un cyclone, assez costaud, s'annonce. Il doit avoir touché maintenant le nord-est du pays et fonce droit vers nous. (Paradoxalement, il fait encore soleil.) Ne vous étonnez donc pas si je suis silencieux quelques jours — mais peut-être que tout se passera bien, on ne peut pas savoir.»

 

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