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HUGO CLAUS : UNE POÉSIE DU MOUVEMENT

Au rebours d’un certain lyrisme qui nous plonge dans l’éternité et l’immobilité de la vision pure, la poésie de Claus ne s’écarte jamais de la terre : elle colle au temps et au mouvement en quoi nous sommes, par nature, immergés. Par là, elle offre une image fidèle de notre condition et reflète, en particulier, les errances, les métamorphoses de son auteur. Hugo Claus (né à Bruges en 1929, mort à Anvers en 2008) n’a rien d’un casanier ni d’un routinier : il a vécu à Paris, puis en Italie; voyagé aux États-Unis et en Grèce; accumulé poèmes, romans, pièces de théâtre et films, brillant dans tous les genres et sautant de l’un à l’autre avec une stupéfiante désinvolture.

Le devenir qui gouverne sa vie et son œuvre se manifeste à tous les étages du domaine poétique. Et tout d’abord sur le plan du langage. Ici dominent les verbes indiquant l’action ou le passage à un état, les noms concrets désignant tel ou tel être en mouvement, plutôt que les adjectifs qui en expriment les qualités. Le fait d’être — l’existence individuelle et le dynamisme qui lui est propre — se voit souligné aux dépens de la nature de l’être, l’essence générale et stable. Proche parent de Heidegger et de Sartre, le poète définit l’homme comme une histoire en cours d’accomplissement. Prenez le martyre de Marsyas. Pour être permanent, il n’en est pas moins fait de supplices et d’appels successifs, renouvelés; il change sans cesse de forme. Mais il ne suffit pas de dire que le mouvement de cette poésie se réfère à celui de l’existence : encore faut-il en préciser les caractères et les directions. Au point de vue syntaxique, il dédaigne en général le continu, lui préférant une démarche pleine de pauses et de heurts. Sauf exception, la phrase de Claus ne constitue pas une période complexe; aux antipodes des larges ondulations cicéroniennes, elle s’émiette en éléments juxtaposés ou simplement coordonnés. Elle est aussi concise que le poème où elle s’insère, et ne comporte guère de propositions subordonnées, si ce n’est, çà et là, une temporelle qui révèle l’obsession du devenir. Au lieu de s’imbriquer, les groupes de mots se suivent, isolés par des silences. Il en résulte un rythme saccadé, haletant, « asthmatique », un ton rauque et grinçant, stridulation métallique bien plus que chant. Claus, qui se compare volontiers au grillon, a dû mettre au rancart le luth romantique sa voix est, littéralement, brisée par la souffrance. Car devenir, c’est subir — pati. Ce poète maudit, maudit en raison même de l’existence, mène, comme tous les grands poètes, une lutte sans espoir avec le langage. Dépossédé au départ des ressources de la vieille rhétorique — et cette privation est sans doute un gain —, il ne dispose que de l’idiome usé de la tribu, auquel il confère, lui aussi, un sens nouveau. Ainsi se pose le problème de la communication, question qui inquiète Claus, ce moraliste, au plus haut point. La mélodie s’éclipse devant les dissonances et ces dernières, qui demeurent pour le poète un pis-aller, ne peuvent éveiller que d’énigmatiques échos chez le lecteur. Le mouvement du verbe débouche donc sur l’inintelligibilité, le Silence de Bergman, ou, tout au plus, sur l’ambiguïté chère à Resnais, Robbe-Grillet et Uwe Johnson. Tant pis. Claus prend son parti de la polyvalence du vrai — aussi bien qu’est-ce que le vrai ? — et de la pauvreté des mots. Au reste, celle-ci ressort seulement en comparaison des exigences qu’il s’impose, non par rapport à l’usage qu’il en fait. Si son style rend à merveille la difficulté d’être, il ne rend pas que cela. Il lui arrive aussi de trahir par des cadences plus amples la révolte de l’instinct vital contre les forces qui l’assiègent ou bien encore la méditation sur l’expérience si chèrement acquise (« Compos Mentis »). De toute façon, le développement de la phrase se calque sur un ou plusieurs mouvements existentiels traduisant d’habitude la dégradation de l’être jeté dans le monde, il peut également correspondre à des tendances adverses, la contre-attaque de la vie contre la mort, de l’esprit contre la matière.

On touche peut-être ici le cœur même de l’œuvre clausienne, sanctuaire où se célèbre l’orageuse union des contraires. Plutôt que de s’épauler, les forces motrices se contrecarrent, si bien que la marche en avant, loin de suivre une ligne droite, s’égare en détours, tournoiements et temps d’arrêt.

Le dualisme du style se retrouve dans la manière de voir les choses. Le staccato qui enfile les fragments de phrases les uns à côté des autres indique un penchant à décomposer les ensembles, une optique destructrice, « atomisante », alors que le legato recolle les débris ainsi obtenus en une nouvelle synthèse, univers autonome, c’est-à-dire purement esthétique. Pour créer, il faut donc détruire la nature; pour devenir, disait déjà Goethe, il faut d’abord mourir. Le verbe est à la fois scalpel et sortilège : du connu, il fait surgir l’inconnu.

L’univers créé par cette poésie diffère de celui où nous nous mouvons moins par la nature de ses composants que par leur dosage, leurs relations et la physionomie que leur prête le thaumaturge. Les quatre éléments d’Empédocle fournissent à Claus nombre d’images, de même que le règne minéral, mais il en souligne toujours l’activité : chez lui, tout est vie, croissance. Rejetant résolument la distinction entre animé et inanimé, il nous dit que le sable se tait et que son œil est un œuf de chaux. Aussi glisse-t-on sans s’en apercevoir du monde tellurique au biologique, et du végétal à l’animal. Ce domaine-ci fut, par excellence, celui des débuts : il est peu d’écrivains qui aient été aussi sensibles que le jeune Claus aux ondes physiques de l’existence. Dégoûté des abstractions, il commença par la réduire à l’animalité ou, pour mieux dire, à la progression certaine des cellules et des organes du néant vers le néant. L’amour, notamment, qu’il ramène à une agression sauvage contre l’Autre, lui a inspiré des vers bouleversants, encore chauds du lit, mais pénétrés aussi de tristesse ou de frustration. Marsyas, en qui se projette le poète maudit, est un satyre, allié de Dionysos et rival d’Apollon. Notons qu’en s’opposant à la civilisation, à la raison et à l’harmonie, la barbarie et la démesure de l’instinct courent à leur perte. Marsyas a beau l’emporter par le talent, il n’en succombe pas moins. En pourrait-il être autrement ? La chair se ride avec les années, et l’instinct s’émousse. L’expérience dont l’esprit profiterait, ne signifie pour le corps que décrépitude. Sous ce rapport, exister équivaut forcément à une malédiction : les tissus ne se font que pour se défaire, la croissance se change en déchéance, le temps en damnation. Au niveau biologique, la condition humaine — lisez : « vitale » — consiste en une sujétion totale au temps, envisagé comme destin. La vie est une chute, une suite d’initiations à la souffrance, donc au mal. La blessure qu’inflige l’expérience, le fait qu’elle exile le poète d’un passé plus heureux et pèse, irrévocablement, sur le futur : tout cela rappelle le mythe du paradis perdu. Et voici que s’annonce un autre mouvement de l’œuvre, exclusivement affectif celui-là, et qui est Sehnsucht romantique, aspiration à l’innocence, au repos du sein maternel et des aubes primitives. Au déterminisme et au fatalisme modernes, Claus joint une nostalgie de l’âge d’or qui le rattache à Rousseau, Blake et Hâlderlin. Mais le temps est irréversible; le bonheur adamique, irrécupérable — du moins par l’homme, car l’artiste, lui, pourra l’évoquer par la magie des mots.

L’histoire d’Adam, qui concrétise l’attitude de Claus devant la connaissance, n’est pas le seul mythe auquel renvoient ces poèmes. Bien que foncièrement antichrétiens, ils sont pétris de références bibliques; et Frazer, la peinture ancienne (Brueghel, Bosch), la littérature gréco-romaine ont été mis également à contribution. Ceci n’a rien de surprenant : le passé, on l’a vu, gouverne le présent et l’adulte répète les actes de l’enfant tout comme, dans la pensée mythique, l’individu reproduit ceux de l’archétype. Autre image clef le mythe d’Œdipe où se cristallise la révolte contre le père et contre Dieu, Père cruel, absent ou indifférent aux tribulations de ses créatures. Adam lui désobéit, Œdipe le tue. D’où ce sentiment de culpabilité que charrie le temps, ce souvenir d’une faute commise jadis malgré soi et l’on ne sait trop comment, faute irrémissible aussi, car il n’y a point de sauveur pour Claus. Comme tant d’autres, Claus nous dit que l’existence est absurde. On s’explique mieux, dès lors, les chocs qui en jalonnent l’expression poétique et, en particulier, l’horreur et les attraits de la lumière apollinienne.

Le recours au mythe est encore le signe d’une pensée intuitive, plastique, « imaginante ». N’empêche que Claus fait toujours davantage confiance au discursif. C’est là une planche de salut tour l’homme trahi par sa chair. Car l’esprit, comme le vin, se bonifie avec l’âge; en outre, il peut utiliser le passé à son bénéfice. Petit à petit, on voit Claus intellectualiser sa poésie, passer du Trieb au Geist, de l’association irrationnelle des sons au développement quasi logique d’images fondamentales (fournies par les mythes par exemple), et même à l’introspection et à l’abstraction. Et c’est encore l’intellect qui prend sa revanche dans l’ironie et l’exploitation systématique du savoir historique. à l’instar de Pound, de Picasso ou de Stravinsky, l’artiste, enfermé dans son obscur langage, se raccroche à la tradition culturelle pour entrer en contact avec autrui.

Nous voilà de nouveau confrontés avec le mouvement. Celui qui va de la matière à l’esprit, d’abord. Gardons-nous néanmoins de l’attribuer à une force centrifuge. En s’éloignant de son point de départ — la vie organique — pour s’aventurer dans les sphères rationnelles, Claus ne fait en somme qu’élargir son domaine entre l’animal et l’homo sapiens s’établit un va-et-vient ou plutôt une symbiose. à vrai dire, il n’y a plus de dilemmes : esprit ou matière, sujet ou objet. Tout est dans tout. Ce poète peut s’observer avec la froideur du chirurgien et s’identifier au faucon ou à l’argile. Il est partout, moi et non-moi à la fois. Du même coup s’affaissent les barrières entre l’individu et la société. Vis-à-vis de l’Autre, la démarche de Claus est faite d’approches et de replis. Solitaire, il veut parler à son « frère », l’expliquer à lui-même, l’avertir (voyez ses aphorismes, ses impératifs), des périls de l’existence, et tout cela reste dans la lignée moraliste. à l’extroversion correspondent l’emploi du mythe, de l’histoire, de la ratio apollinienne ainsi que le souci croissant de mitiger l’hermétisme du langage. Mais comment aller plus loin? Le chevalier Tundal se débat en bonne compagnie dans la géhenne; cependant, chacun y souffre d’abord pour son compte : damnation bien ordonnée commence par soi-même, à huis clos. Etrange mouvement, en vérité, que celui-ci, qui épanouit le moi tout en le pelotonnant sur lui-même, qui paradoxalement est presque au même moment gonflement et tassement, main tendue et refermée, c’est-à-dire : tension. De là le désir de repos, la volonté d’adoucir les déchirements en freinant l’évolution vitale et en épuisant les ressources de l’instant éphémère, à la façon des « rois fainéants ».

Le dynamisme caractérise aussi la composition du poème. Dictée autrefois par les caprices de l’association — sans avoir jamais versé dans l’écriture automatique —, elle se soumet peu à peu aux préceptes de l’intellect. Dès ses débuts, au demeurant, Claus a d’habitude grouper ses vers en cycles et considéré la strophe comme une unité sémantique. Le poème, pour lui, est un processus. Ici, il s’agira d’une simple succession temporelle ou d’une narration, là d’une démarche de l’entendement : mise en opposition de deux termes, induction d’une « leçon » ou élucidation progressive de celle-ci lorsqu’elle vient en tête. De même que l’animal a appris à se reconnaître raisonnable sans oublier ses origines végétatives, de même l’expérimentalisme ludique d’antan, despotisme exercé sur le matériel verbal, se modère et s’enrichit au contact de la logique.

Enfin, l’acte créateur même est mouvement : Claus conçoit la poésie comme initiation, exploration de l’inexprimé, transmutation du caché en visible. Pas plus que chez Paul Klee ou Dylan Thomas, l’art ne peint de modèle : il met en lumière, crée. Le mot est clef, bistouri Du néant, il extrait un univers insoupçonné, un objet neuf : le poème, qui impose du même coup son ordre à l’informe dont il provient. De cette façon, la poésie devient un véritable outil de connaissance, plongeant auteur et lecteur dans l’étonnement. On se souvient qu’Aristote déjà mettait la connaissance en rapport avec l’étonnement. Claus, initié et initiant, ne prend pas l’existence comme chose établie : il s’y sent mal à l’aise, contrairement à la foule des aveugles, et cherche à en contenir les forces maléfiques, pour lui-même et pour eux. C’est au poème, cette chose autonome, créée de toutes pièces, mais réelle parce que « nommée », suscitée par le langage, c’est au poème donc qu’il confie la défense de l’homme.

Il n’est pas de ceux qui aspirent à la beauté idéale : il ne vise qu’à secouer notre torpeur, à nous assaillir au moyen des images déroutantes de notre misère. De la littérature, il fait un signal d’alarme, un bouclier et, à l’occasion, un dédommagement. Il joint l’utilité du savoir à l’agrément de la surprise, mais sait éviter la lourdeur inopérante de la prédication.

On n’a pu qu’indiquer ici les variations de ce mouvement poétique. Résumons-en, pour conclure, les contradictions : lent/rapide, continu/discontinu, éparpillant/enveloppant, vecteur/spirale, attraction/répulsion, extension/repli, agression/défense. à tous les degrés — vocabulaire, syntaxe, optique, images, structure, thèmes, signification —, il n’est pas de force qui n’appelle son contraire. Dans ces vers, l’ensemble des mouvements ne se laisse pas styliser en quelque forme géométrique. Son incertitude foncière, qui inquiète et captive, reflète exactement la façon dont l’écrivain a ressenti l’existence, pris conscience des aspects de sa situation entre 1951 et 1961 : asservissement à un destin absurde, isolement, dépérissement du corps, vanité de toute rédemption dont l’individu ne serait pas l’agent, mais aussi désir de pureté, de quiétude et de communion, révolte contre le temps, et pouvoir lénifiant, sinon guérisseur, de l’esprit et de l’art des mots.

Copyright © Jean Wesgerber, 2012
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