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LA VÉRITÉ SUR ALBERTINE SIMONET

Fréquemment aujourd’hui, de grands romans inspirent des reprises et prolongements à des auteurs pour lesquels il s’agit souvent de prendre pied par ce biais dans l’espace littéraire. Déjà commentés sans fin, déjà sollicités par les adaptations cinématographiques, ces romans sont désormais l’objet de réécritures fictionnelles prenant des formes diverses. Le cas exemplaire est celui de Madame Bovary, qui a suscité depuis quelques années une pléthore de continuations. Tantôt il s’agit de donner suite au roman (La Fille d’Emma de Claude-Henri Buffart) et tantôt de le reprendre sous l’angle d’un personnage autre qu’Emma (Monsieur Bovary d’Antoine Billot). Le plus souvent, cela tient à la fois du pastiche, du commentaire polémique, de l’actualisation d’une thématique de base. De toute façon, hommage est rendu à l’œuvre de référence, non sans que se trahisse l’intention d’exploiter le crédit du texte de départ. Et, pour l’essentiel, cet hommage révèle combien les œuvres ainsi traitées manifestent ainsi leur propension à la reprise.
     Pour sa part, Proust n’inspire que peu de ces reprises, même si l’on peut lire actuellement Le Journal de Charles Swann, œuvre d’un professeur américain s’exprimant en français[1]. L’auteur de la Recherche appelle plus la citation allusive que la reprise plus ou moins parodique. Il est des exceptions cependant et je veux m’arrêter ici à un roman anglais paru en 2001 sous le titre d’Albertine[2]. Il est l’œuvre de Jacqueline Rose, professeure de lettres à l’université de Londres et connue pour des travaux mettant en rapport littérature, psychanalyse et féminisme. À ma connaissance, le roman de Mrs Rose n’est pas traduit en français à l’heure qu’il est. Notons encore que cette Albertine paraît deux ans après la sortie de La Captive, le film de Chantal Akerman. Film si éminemment littéraire qu’il est permis de le tenir pour plus qu’une adaptation de La Prisonnière : pour une véritable réécriture. Il m’arrivera plus loin de mettre en regard Albertine et La Captive puisque les deux œuvres mettent en scène le même personnage, quitte à le regarder sous des angles bien différents.
     Albertine Simonet ne pouvait qu’inciter à la reprise. Personnage séduisant, mouvant, impertinent, elle est pur objet de désir. Mais surtout elle active le désir dans son manque, étant « être de fuite », selon l’expression de Marcel Proust. Albertine surgit sur une plage comme si elle naissait de la mer et elle mourra dans une chevauchée en pleine campagne. Entre les deux moments extrêmes, Marcel aura beau conjurer sa disposition fugueuse en la retenant prisonnière, la jeune femme n’en sera pas moins toujours absente et jusque dans sa présence même. Elle est plus largement la tache aveugle du texte, énigmatique à plusieurs égards. Puis-je rappeler, dans un essai de 1997[3], je tentais de la cerner au milieu des trois incertitudes qui marquaient son identité : une incertitude sociale, une incertitude culturelle et, plus que tout, une incertitude relative à son orientation sexuelle ? À quelle classe ou à quel  milieu appartenait cette orpheline ? Quelle est cette culture des sports de plein air qu’elle incarnait ? Était-elle lesbienne à temps plein ou seulement par éclipses ?
     Je la voyais en tout cas républicaine au nom de cette observation que fait Marcel ou le narrateur de la Recherche, lorsqu’il déclare : « [La haine] d’Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution — c’est-à-dire amour malheureux de la noblesse — inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes[4]. » Ici, Proust fait écho à Gabriel de Tarde et à ses Lois de l’imitation[5] : une noblesse de référence est nécessaire aux classes montantes, qui réclament un modèle pour s’élever  — et c’est la thématique d’Albertine petite-bourgeoise dépassant en bon goût la duchesse de Guermantes après que Marcel eût consulté cette dernière sur ce qui fait le chic des robes de Fortuny. Mais avant tout Albertine Simonet est rebelle et républicaine en ce que, pour son compte, elle déplace les lignes du code social général en plus d’un domaine. À son  propos, je me risquerai à user plus loin de la notion de « redistribution du sensible » mise en avant par le philosophe Jacques Rancière lorsqu’il évoque les formes de l’action politique. 
     De fait, l’Albertine de Jacqueline Rose est une jeune femme qui se meut librement parmi les normes et contraintes que lui imposent tant l’ordre social que « her lover » et qui brave avec aisance les interdits. En particulier, son homosexualité entièrement assumée (dans la Recherche nous en sommes réduits à cet égard aux hypothèses de Marcel), lui est instrument de libération et de libre circulation dans le désir. Plus largement, l’auteure britannique lui prête une relation ouverte et intense aux choses du monde, que ce monde soit individuel ou collectif, rural ou urbain. Laissons donc Jacqueline Rose — aidée de son éditeur en l’occurrence — présenter elle-même son roman et les partis qu’elle y a pris. Soit ce « prière d’insérer » figurant sur la jaquette du volume :

La belle orpheline Albertine est prise au piège dans l’appartement parisien de son amant. Elle est attirée par le statut et la richesse de celui-ci et espère qu’il la mettra à l’abri. Maladif et dorloté, lui-même est charmé par sa verve, l’aisance de son corps, les plaisirs qu’il devine tapis dans son passé. Graduellement, comme ils s’emprisonnent l’un l’autre, leur amour commence à les étouffer tous deux. C’est une étrange et captivante liaison qui a débuté sur les grandes plages de Normandie et finit dans les rues de la ville, dans un monde abrité derrière des portes fermées. Et quand Albertine s’efforce de s’échapper, elle trouve  son seul bonheur chez ses amies libres et sensuelles. Même pour celles-ci toutefois, elle demeure mystérieuse. Aucune d’entre elles ne pourrait répondre à la question : qui est donc Albertine ?
     Dans ce roman puissamment atmosphérique, Jacqueline Rose réécrit de son point de vue l’histoire d’Albertine de À la recherche du temps perdu de Proust. Mais cette remarquable réécriture a sa vie propre, ne nécessitant pas la connaissance de l’original. Au lieu de cela, cette histoire de femme nous entraîne dans un monde plein de sève et de rêve, dans lequel un drame de la passion — suggestif et érotique, captivant et provocant — se joue semblablement  dans les âmes et les corps[6]

Toute réécriture vaut par ses partis pris. Ceux de Jacqueline Rose — j’en retiendrai trois — sont remarquables et témoignent d’une grande cohérence logique. C’est qu’ils procèdent d’un coup de force qui sans doute était assez prévisible mais dont les conséquences allaient se révéler lourdes.
     C’est d’abord que la romancière donne la parole à la belle héroïne (« I have always known I was beautiful », p. 97) et nous la fait connaître à travers ses pensées comme à travers ses actes. Le retournement de point de vue est considérable pour nous lecteurs qui avons surtout connu Albertine en personne dissimulée, secrète, condamnant le pauvre Marcel à des supputations sans fin. Ainsi du discours si souvent hypothétique et spéculatif de La Prisonnière nous voilà passés à un propos résolument assertif. Albertine vit devant nous, parle de ce qu’elle vit, a conscience d’elle-même. Énorme inversion qui est comme le redoublement critique de la Recherche en tant que lieu de toutes les inversions. Et le roman anglais en joue parfaitement. The Observer ne titrait-il pas à son sujet : « Proust from the other side of the bed » ?
     En conséquence, c’est au tour de Marcel d’être vu du dehors. Et l’on ne peut dire que cela serve son image. Un Marcel sans nom ni prénom, qui ne sera jamais que « he  ou « him » en texte[7]. Un Marcel parfois touchant mais le plus souvent assez sinistre, engoncé dans sa raideur souffreteuse, enfermé dans son « sentiment inquisitorial », médiocre dans ses exigences de paranoïaque. Un Marcel qui n’a dans le texte de Jacqueline Rose qu’une existence assez spectrale, jouant à nous éloigner de lui. Partant de quoi, si l’envie nous prend de nous reporter à La Prisonnière, on risque de ne plus le percevoir qu’en insupportable petit tyran mâle.
     Mais Albertine est loin d’être uniquement centrée sur cette partie de la Recherche, à la différence du film d’Akerman. C’est que Jacqueline Rose — c’est son deuxième parti pris — refait tout le parcours de vie de la jeune femme, ce qui, on le verra, ne va pas sans poser des problèmes de construction. À partir de quoi, elle manifeste une fidélité émouvante à l’original, reprenant dans l’ordre les différentes étapes qui scandent les relations de Marcel avec Albertine et trouvant son bien dans les cinq volumes de la Recherche où apparaît l’héroïne. C’est aussi que cette fidélité est le prix à payer pour assurer à l’héroïne son autonomie. Puisque la romancière anglaise l’a voulue indépendante, il lui fallait remonter dans le passé de l’héroïne et assurer dans le temps la cohérence de son existence. Ainsi le roman se découpera en quatre parties, au gré des étapes d’une vie. Dans le même mouvement, l’autonomie en question est affaire de liberté. Ainsi il arrive que le personnage féminin échappe à son mentor masculin et le contrarie dans ses plans, qui d’une manière sont aussi ceux du narrateur et finalement de Proust auteur. C’est le cas, par exemple, alors que Marcel fait suivre la jeune femme par son chauffeur et que celui-ci manque à sa mission en se mettant à suivre à la piste un autre homme (l’homosexualité ici est contagieuse).
     Troisième parti pris et le plus éclatant, Albertine a bien les aventures homosexuelles que Marcel craignait qu’elle n’eût. Elle est gomorrhéenne avec application et va même au-delà du programme que la Recherche lui supposait. Elle suit de la sorte une gradation des expériences qui assortit conquête de la maîtrise de soi et rencontre avec un destin fatal. Ici, la comparaison avec La Captive d’Akerman fait sens. Optant pour l’Albertine enfermée, le film se centre sur la vie avec Marcel et décrit la relation hétérosexuelle comme comédie troublante vouée aux simulacres. Choisissant une Albertine libérée et beaucoup plus mobile, le roman anglais, lui, fait du lesbianisme une forme d’émancipation qui transcende la pure donnée sexuelle. Chez Akerman, qui inscrit le récit dans notre présent, le couple hétérosexuel se cherche sans se trouver ; chez Rose, qui modernise le récit proustien, le personnage lesbien se trouve et se perd. Dans les deux cas cependant, il y a « trouble dans le genre ».


UN PUZZLE ?

Mais il est bon de s’arrêter un moment à la construction du roman britannique.
     Albertine est donc fait de quatre parties, elles-mêmes découpées en séquences d’inégales longueurs. Il se développe suivant une belle trajectoire qui connaît son apogée au milieu de la troisième partie avec une scène  — entièrement inventée — de subtile débauche se déroulant chez l’actrice Léa, cette Léa souvent nommée mais jamais mise en scène chez Proust : dans un sofa, Albertine, Andrée et Esther, cousine de Bloch, s’y livre à une partie triangulaire sous le regard ambigu de l’hôtesse expérimentée, réjouie de faire des émules mais inquiète qu’on la dépossède d’Esther, son amante. Correspondant à des volumes distincts de la Recherche, chacune des parties est, en regard des amours d’Albertine, dominée par une figure féminine. La première, qui reprend des éléments des Jeunes Filles en fleurs II et de Guermantes II, met en évidence une Lise initiatrice qui fut l’amie de Mlle Vinteuil ; elle dote également Albertine d’une famille mieux définie que dans la Recherche. La deuxième, qui reprend des scènes de Sodome et Gomorrhe, est si fortement centrée sur Andrée qu’elle donne la parole à celle-ci à trois reprises. Albertine y célèbre elle-même sa beauté et le privilège social que confère celle-ci. La troisième partie condense La Prisonnière de façon saisissante, conférant au thème érotique toute sa puissance avec la scène de débauche déjà mentionnée. L’auteure y déploie la guirlande des amours de la jeune naïade, n’oubliant pas la pâtissière rencontrée par les amants chez Proust. Brève, la quatrième partie, fait écho à Albertine disparue évoquant l’héroïne en séjour chez sa tante. La jeune femme y batifole avec une blanchisseuse au gré d’une évocation pleine d’un charme tout impressionniste avant de se tuer dans une chute de cheval.
     Où l’on voit que la romancière a repris la suite de séquences réparties en différents endroits de la Recherche, l’enrichissant toutefois d’un morceau de bravoure qui donne à l’homosexualité d’Albertine tout son éclat et sa connotation perverse. Et l’on comprend que, quand l’héroïne, au moment du climax, s’exclame « How divine », c’est un équivalent du « Tu me mets aux anges » que laissait échapper la même chez Proust aux dires d’Aimé, maître d’hôtel et enquêteur à titre posthume.
     La fidélité à la marche des épisodes dans l’original n’empêche cependant pas une forte distorsion affectant la perspective d’ensemble. C’est que le roman anglais se contraint à « compacter » les épisodes épars dans les différents tomes du roman de Proust. Là où Proust donnait un puzzle à faire, Rose propose un puzzle tout fait ou, si l’on préfère, la mosaïque de la geste d’Albertine. Cette image du puzzle, on sait que Proust l’utilise pour figurer ce qu’il nomme « la Gomorrhe moderne » Il s’en explique à travers cet exemple : « je vis une fois à Rivebelle un grand dîner dont je connaissais par hasard, au moins de nom, les dix invitées, aussi dissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, si bien que je ne vis jamais dîner si homogène, bien que si composite[8].» L’idée est donc que le lesbianisme, transgressant les barrières de classe, réunit des personnes à statuts peu compatibles, faisant qu’une commune orientation sexuelle homogénéise en douce la disparate sociale. Proust a donc réussi à assortir un contenu et une forme : Albertine est personnage éclaté tant dans sa pratique sociale que dans la forme que prend le récit de sa vie. À cet égard, seul dans la Recherche, le musicien Morel la surpasse dans cette dispersion qui fait sens.

De toute sa construction, l’Albertine de Jacqueline Rose propose une héroïne sensiblement différente. Et c’est un peu comme si la liberté accordée d’un côté était confisquée de l’autre : la vie du personnage s’y dessine en trajet trop linéaire, trop préconçu, sans imprévu. Proust avait su la faire magnifiquement contingente. Voici donc Albertine en sujet déterminé, du récit comme de son existence, en sujet de conception classique en somme. Elle y gagne en cohérence, elle y perd en invention. On en oublie qu’elle est orpheline et abandonnée au vent mauvais qui l’emporte. Sujet donc et sujet femme, à mon sens, autant que sujet lesbien. C’est la raison pour laquelle, Jacqueline Rose a doté son personnage d’une compagne, qui n’est pas seulement de lit (ou de divan) mais encore de récit. Venue de la Recherche sans patronyme, Andrée désormais nommée Bouvet devient l’amante régulière et la complice des ruses et tricheries de l’héroïne, ce qui lui vaut d’avoir la parole dans chacune des séquences du roman. Andrée a pour premier office de socialiser Albertine, l’inscrivant dans un contexte de réalité commune et non pas dans la perception obsessionnelle et quasiment solipsiste que lui réservait le narrateur proustien. Ainsi les deux adolescentes fréquentent le même lycée de bon rang, partagent les mêmes sorties dans les grands magasins. Si elles en viennent aux caresses et chatteries, c’est au gré d’une conception bourgeoise des amitiés équivoques entre lycéennes.
     Mais Andrée est surtout l’instance qui, en position énonciatrice, est chargée d’interpréter son amie, — ce qui est encore réduire son indépendance. Ce qu’Andrée fait parfois d’un point de vue égoïste. Après la disparition d’Albertine, elle dit par exemple à Marcel : « Vous auriez dû l’épouser », ce qui sous-entend : « Nous l’aurions conservée tous deux ». Mais c’est en termes plus pénétrants qu’elle se charge de thématiser la portée d’un destin en quelques lignes qui font toute une séquence :

Quand je me retourne vers les derniers mois — cela durait depuis une année ou presque et n’avait pas vraiment cessé — je me demande avec obstination si elle savait ce qu’elle faisait. Ou non. Il est très difficile pour moi, peut-être la chose la plus difficile de toutes, de penser qu’Albertine pouvait avoir laissé quoi que ce soit échapper à son contrôle. Elle était si admirable dans ses intentions. Depuis que je l’avais rencontrée, elle me frappait comme étant quelqu’un qui était déjà, même petite fille, occupée à tisser sa propre toile, se transformant en artisan accompli de son destin. Vous ne pourriez pas acculer Albertine contre un mur, même pour sauver votre vie[9].

Le passage tient de la profession de foi. Non, dit Jacqueline Rose, via Andrée Bouvet, Albertine Simonet n’est pas la jeune fille surgissante et contingente que Proust donne à connaître et à penser, mouette portée par le vent ou fleur évanescente. Elle a une « ligne de vie ». Et l’on voit en quoi le texte original autorise cette lecture « corrigée » : nous n’avions chez Proust qu’une connaissance toute partielle du personnage, si menteur et si narrativement intermittent. Vue en continu, tenant son rôle à part entière, la nouvelle Albertine accède à une souveraineté qui rejoint celle de tout héros de roman. Autant dire que l’autonomie que nous avons observée chez elle est rattrapée et corrigée par ce qui fait le caractère téléologique de tout destin du moment qu’il est raconté.
     Fille d’un mouvement résolu, « elegant of purpose », Albertine reconduit cependant la fin tragique que lui a réservée Proust et qui, par son absurdité même, dit que la signification ne saurait s’arrêter et qu’il n’y a pas de vérité dernière de l’être. Alors qu’elle vient de partager un moment de délices dans sa baignade avec une jeune blanchisseuse, l’intrépide naïade force le « lad » de sa tante à lui permettre de monter un cheval. La course mettra fin à sa vie comme au roman. La trouvaille narrative veut que le personnage meure dans le flux de ses pensées au gré d’une phrase qui est comme la dénégation équivoque et fanfaronne d’une destinée :

Infaillible mon cheval fait halte juste au centre de la prairie et se cabre dans le soleil. Nous nous sommes engagés dans un mouvement tournant qui culmine dans le vide. Si je tombe, il n’y aura ni impact, ni danger, il n’y aura pas de chute du tout. Le danger n’existe, et je vois sa face pâle et ses yeux sombres s’élargissant d’étonnement au moment où je le dis, que pour ceux qui choisissent de rester en arrière[10].


LA REDISTRIBUTION DU SENSIBLE

Sur un versant du roman anglais, on peut donc suivre une Albertine qui, née de la mer, retourne à la terre selon une fort belle trajectoire, toute fatale qu’elle soit. C’est d’une jeune femme émancipée qu’il s’agit qui, forte de ses faibles attaches familiales, va droit devant elle et se conquiert glorieusement en tant que femme, fût-ce au prix de la vie. Ses expériences lesbiennes sont des étapes heureuses sur ce parcours que nul ne peut arrêter. Et c’est pourquoi Marcel, Andrée et les autres se retrouvent bien marris lorsque s’est définitivement échappée de la cage celle qui fut une captive bien différente de celle de Chantal Akerman.
      Mais il est un autre versant du personnage qui rappelle davantage l’Ariane de La Captive et son caractère trouble. C’est là où Albertine s’abandonne à la perversité qu’impliquent tantôt les situations ambiguës de la bisexualité et tantôt les conditions scabreuses dans lesquelles se pratique l’homosexualité. Jacqueline Rose reconduit ici avec succès le climat gomorrhéen qui, dans la Recherche, n’est le plus souvent que suggéré, l’amplifie, lui fait manifester sa nature ambigüe et, bien mieux, lui permet d’aller au-delà de lui-même et de se produire en pure transgression. Jeu où le personnage se transcende et accède, à la faveur de stratégies mi-sexuelles et mi-sociales, à une liberté. Les faits auxquels nous pensons se rassemblent en trois séquences qui se font suite au plus central du roman et qui, si elles paraissent de minime portée, sont symboliquement chargées.
      La première des scènes pourrait être de comédie mais n’est pas traitée comme telle. Albertine a ramené Andrée dans sa chambre. En principe, pas d’histoire : Marcel encourage la première à voir la seconde en chaperon. Il ressemble à ces amants jaloux qui tolèrent et encouragent même le partage de leur maîtresse avec le mari. Donc les deux tribades s’ébattent dans la chambre d’Albertine quand Marcel rentre à l’improviste. Il faut se rhabiller en hâte, effacer les traces d’émoi et faire face. Andrée prend les devants et retarde dans les escaliers l’entrée de Marcel, lui reprochant de rapporter des lilas (des seringas chez Proust) dont l’odeur incommoderait les deux jeunes femmes. Pour se donner contenance, Albertine s’est réfugiée dans la chambre de Marcel et y fait mine d’écrire une lettre à sa tante. L’amant trompé peut venir :

À partir du moment où j’avais retrouvé mon self-control, je ne doutais pas que c’était une femme de lettres, non pas une grande dame du vice, qui s’avançait vers lui pour le saluer à la porte[11].  

Ainsi l’héroïne se drape — si l’on peut dire — dans une dignité qui la transfère sans retard et tout ironiquement du vice à la vertu. Mais son « rachat » a tôt fait de prendre une autre allure, car, à peine Marcel dans la chambre, la jeune bacchante se donne à lui avec un cynisme cru que relève tel détail physique. Tout s’enchaîne très vite, emboîtant passé, présent et avenir et tout autant vérité et mensonge :

« Ainsi ma chère Tante, continuais-je — je lui avais dit que j’écrivais à ma tante — je suis tout à fait épouvantée. Vous savez combien j’estime votre jugement et m’en remets à lui. Que dois-je faire à présent, s’il vous plaît, conseillez-moi ? Votre nièce aimante. Albertine; » Je cachetai la lettre, la déposai et marchai vers son lit, laissant mon kimono s’ouvrir comme j’avançais. Et alors je me balançai au-dessus de lui, me frottant — toujours humide de ce que j’avais fait auparavant — arrière, avant, arrière, avant, au-dessus de ses cuisses. Je le quitterais. J’avais fait le premier pas. Mais nous avions encore un long chemin à accomplir[12].

Télescopage d’actions peu compatibles ! Tressage d’intentions contradictoires ! Fondu enchaîné entre amour homo et amour hétéro, entre demande de conseil à la tante (dois-je quitter Marcel ?) et résolution de rompre. Albertine en cascadeuse virtuose du stupre et de la trahison. La morale n’a que faire ici. Au long de la séquence, Albertine agit en insolente qui profane à bon droit le lieu de sa détention. Le personnage se doit, en effet, de faire pièce au système de servitude que son « maître » (c’est le mot du narrateur proustien) a conçu pour elle et que redouble la tutelle à distance de la tante. Ce faisant, elle démontre qu’au sein d’un espace exigu et d’une courte durée, elle a l’aplomb de bafouer les règles normatives qui tracent des limites entre catégories réputées contradictoires.  Non pas qu’elle les nie mais bien qu’elle les enjambe allègrement (on peut le dire). Et tout cela dans une duplicité allègre entre plan physique et plan mental. Back and forwards pour le bas. Good bye farewell pour le haut chez celle qui projette de partir.
     La duplicité va prendre une autre forme dans la scène suivante, qui est celle du sommeil d’Albertine. Comme on sait, le Marcel proustien n’en finit pas de célébrer ce dernier comme lui procurant un grand apaisement : endormie, sa maîtresse ne suscite plus chez lui aucune inquiétude jalouse et se transforme en belle plante apaisante, à propos de laquelle Proust redéploye le motif de la pluralité corporelle des jeunes filles en fleurs. L’amant en vient même à croire qu’il ne possède entièrement son amante que plongée dans le sommeil. Mais, comme si cette joie mentale ne lui suffisait pas, il va joindre le geste à la pensée et s’étendre auprès de son amante, la caresser, frotter sa jambe contre la sienne et, parfois comme dit le narrateur, « goûter un plaisir moins pur[13]. »  Et c’est bien à quoi il en arrive sous nos yeux :

Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et quand le mien était à son terme, je pouvais l’embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature[14]

Fréquemment remarquée et commentée, cette séquence fait en particulier l’objet de remarques dans Le Deuxième Sexe[15]. De sa manière tranchante, Beauvoir y oppose les hommes épris du sommeil de leur compagne (ainsi elle n’appartient à personne d’autre) aux femmes hostiles à l’endormissement masculin : « c’est d’un regard hostile que la femme contemple cette transcendance foudroyée» écrit-elle superbement[16]. Jacqueline Rose ne pouvait manquer la scène mais elle va en détourner les données par une sorte de coup de force. Ainsi l’Albertine britannique simule l’endormissement et en profite pour prendre l’ascendant sur son partenaire de chambre. La voici qui mène le jeu : elle place sa jambe à portée de Marcel, déplace une mèche de cheveux qui obstruait sa vue, suit les yeux à demi fermés la scène qui se déroule et laisse même entendre qu’elle contribue à l’élan donné. Pleine revanche ! Le possesseur est possédé :

Nous avions trouvé la seule manière qui nous restait pour être ensemble. Maintenant que j’étais le chef d’orchestre invisible, je ne m’inquiétais pas — et ce pour la dernière fois — de quoi qu’il pût faire[17].

Belle et provocante trouvaille. Le comble est que, une fois prise l’initiative, la rusée stratège prend sa part dans la jouissance et découvre que l’étrange coït dans lequel elle s’est embarquée l’entraîne dans un accomplissement amoureux comme elle n’en a jamais connu avec Marcel. Il a fallu qu’elle se comporte en corps absent pour atteindre à une petite mort annonciatrice de la mort véritable. Double paradoxe : c’est le manque à l’autre qui assure la fusion des amants ; à la maîtrise première succède une rêverie régressive : 

Quand je devins molle dans ses bras, une partie de moi voyait se dérouler toute la scène, mais à présent rien en elle n’était feint. Je serais prête à mourir pour ce sommeil qui n’était pas un sommeil. Il me bercerait tout au long jusqu’à la tombe[18].

Ce ne sera pas pourtant le dernier mot de la séquence. Albertine pensera finalement sans le dire : « Tu n’as plus besoin de moi » (« You do not need me any more », ibid.). Mais comment l’entendre ? Cela renvoie-t-il à la technique que viennent d’utiliser les amants et selon laquelle une poupée gonflable ferait aussi bien l’affaire ? Cela laisse-t-il entendre que le couple vient enfin d’exorciser le démon de la jalousie en allant jusqu’au bout du mensonge : s’aimer dans une inconscience réciproque évacuerait les tensions récurrentes qui gâchaient tout jusque là ? Ou n’est-ce pas plus simplement que, dans la lutte de pouvoir entre les deux amants, Albertine estime avoir pris le dessus juste le temps qu’il faut et qu’elle peut donc s’en aller ? En fait, c’est elle qui n’a plus besoin de lui.
     Mais on aurait envie de dire encore que, dans le roman anglais, Albertine sûrement et Marcel peut-être (car est-il vraiment dupe ?) deviennent des lacaniens érotiques et pratiques. Leur « sleep that was not really sleep » est aussi un « making love that was not really making love ». L’on connaît la formule péremptoire du grand psychanalyste français : « Il n’y a pas de rapport sexuel. » Dans l’acte charnel, les amants ne se rencontrent pas vraiment, ne pouvant être qu’en relation d’antagonisme entre positions dissymétriques dans le champ du sexe. Or, par son stratagème, l’Albertine revisitée de Jacqueline Rose abonde dans cette logique, comme si, pour elle, la copulation la plus satisfaisante ou la moins menteuse était celle qui juxtapose les jouissances sans le faire-semblant de l’échange amoureux toujours entaché de malentendus et de suspicions.

Dans son film, Chantal Akerman a choisi de mettre en évidence une autre scène de la Recherche dont la portée semble équivalente à celle que l’on vient d’évoquer. On y voit les deux amants (Simon et Ariane dans le film) procéder à leurs ablutions dans deux salles de bain contiguës et échanger des propos érotiques plutôt salés. Belle et forte image du vacillement de l’amour entre altérité et fusion. Elle eût pu convenir à notre roman, à ceci près toutefois que la situation en cause n’était pas propice aux stratagèmes trompeurs dont la recluse aime à user dans le roman anglais.
     S’y substitue d’une certaine manière la grande scène chez Mlle Léa évoquée plus haut, avec partie triangulaire et supervision par l’hôtesse du comportement des jeunes filles. L’appartement où reçoit l’actrice, elle que Proust ne met jamais en scène mais dont le spectre dans la Recherche relance sans fin la jalousie de Marcel, tient à la fois du salon bourgeois, du lupanar et du refuge pour « misfits ». Il s’y trouve d’étranges personnages engagés dans de curieuses scènes ou postures tandis qu’aucune grâce ne nous est faite de toute une décoration mobilière invitant au plaisir. Lieu de débauche mais accueillant à qui sort des rails. Pour son usage, Albertine le décrit comme suit sur un mode pour le moins emphatique :

Autant je désirais lui échapper, autant je voulais que le monde apprécie tout ce dont nous étions capables — aussi  affreux que ce soit. […] C’est la raison pour laquelle les gens recherchent le désastre, non pas aveuglément et imprudemment, mais parce que, une fois que tu as atteint un certain sommet, le désastre se met à sembler un ami. Tu as besoin, ma chère, d’un endroit où personne ne fait semblant. Mlle Léa m’envoya le message depuis le divan. Dans cette maison la bête ne dort jamais[19].

Avec la scène chez Léa, nous sommes devant un tableau dans la tradition naturaliste, où rien ne nous est épargné de la décoration intérieure et de ses suggestions malsaines. Scène de théâtre tout autant, où chacun est en représentation alors que se croisent désirs et regards. Scène de l’inconscient peut-être même, toute de fantasmes et où jamais la bête ne dort. Si cependant les pulsions s’y libèrent, un grand surmoi y exerce sa censure et prévient les débordements. De là qu’Albertine soit étreinte à tel moment par l’angoisse, qu’à tel autre reviennent les souvenirs de situations comparables (le triangle lesbien de la prime adolescence, la bande des jeunes filles sur la plage de Balbec en grand élan de fusion collective), qu’à tel autre encore le principe de réalité face retour comme avec la présence signalée d’Octave. Car que fait là ce gommeux qui finira par épouser Andrée ? Ainsi la jouissance ne survient qu’au milieu d’un chaos de l’esprit fort similaire au désordre social du lieu de rencontre.
     Toujours est-il qu’Albertine dans la circonstance franchit un pas de plus dans la subversion des sens. Ayant rejeté la tutelle hétérosexuelle, elle accepte tout à loisir la domination homosexuelle et se réjouit de sa perversité. Et comment oublier que, chez Proust, la jeune Simonet faisait mine de rejeter les sœurs de Bloch avec leur « air languissant, hardi, fastueux et souillon[20]» en raison de leur double appartenance au judaïsme.

Elle [Esther] avait la forme d’autorité qui n’avait jamais besoin d’imposer ce qu’elle veut du monde autour d’elle. […] Et lui qui m’avait cru docile !  J’étais docile dans ses mains à elle comme jamais je ne l’avais été auparavant. Elle tenait à la fois de la nurse et de l’entremetteuse[21].  

C’est là le dernier des retournements d’une série. Il y eut le glissement de la jouissance homo à la jouissance hétéro, l’amour fait dans l’équivoque d’un sommeil simulé, et, à présent, une pratique triangulaire placée sous la direction d’une maîtresse ambiguë et socialement marquée. Des lignes normatives sont à chaque fois déplacées qui appartiennent à un ordre général mais aussi plus étroitement à l’ordre proustien qui, dès l’original, avait permis au personnage de « la prisonnière » de faire l’expérience des limites. Si les choses s’accentuent ici, c’est que l’Albertine façon britannique réalise un compromis entre univers proustien et morale des pratiques sexuelles de notre temps.
     Mais, par-delà, ne craignons pas de donner aux actes déviants une portée symbolique de plus grande ampleur. Albertine apparaît alors comme un être qui explore les possibilités de reconfigurer certains aspects des relations humaines, à commencer par ce qui concerne les rapports génériques. Et si bien qu’à une échelle modeste son action aurait à voir avec le dissensus dont aime à parler le philosophe Jacques Rancière. « Reconfigurer, écrit ce dernier, le paysage du perceptible et du pensable, c’est modifier le territoire du possible et la distribution des capacités et incapacités. Le dissensus remet en jeu en même temps l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable et le partage de ceux qui sont capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du sens commun[22].» Alors même que ses capacités d’agir sont minces — elle est, pour une part, une « pauvre orpheline », la jeune Simonet, payant d’audace, perturbe, en effet, les données de la pratique ordinaire. Paraphrasant le terme savant de dissensus, on dira qu’elle commence par le dissentiment et poursuit dans la dissidence : elle quitte et s’en va.
     Il est vrai que Rancière donne à son dissensus une portée sociopolitique qui n’est pas ici présente. Observons pourtant que, forte de l’ubiquité de la Gomorrhe moderne, Albertine se plaît à brouiller les frontières sociales. Et c’est plus que réunir gens de diverses appartenances comme le fait Mlle Léa. C’est davantage descendre les gradins sociaux avec une volonté de se perdre pour se gagner : on la voit ainsi passer de la bourgeoise Andrée Bouvet, à une actrice de faible renom, puis à une marginale, puis à une pâtissière pour finir par une blanchisseuse. Passeuse autant que passante, elle joue donc de la disparate sociale  qu’elle parcourt comme agrandissement de son espace des possibles, ce qui consonne bien avec cette singularité voulant qu’Albertine Simonet soit dès Proust un être multiple. On pourrait même suggérer qu’il y va également d’un parcours du monde sensible, allant d’une plage où elle éveille le désir de Marcel à une rivière où elle s’abandonne au plaisir de ses amies en passant par des sites urbains pleins de sens (chambre close, grands magasins et boulevards, salon de Léa, jardins de Versailles). Gomorrhe y devient bien plus qu’un simple univers lesbien : à la fois une communauté féminine en devenir en même temps qu’un mode de vie. C’est ce qu’inaugurent les petits scandales auxquels l’héroïne se livre tantôt auprès de Marcel et tantôt ailleurs. Menues mais fortes dissensions qui culminent sans doute dans la contemplation du géant Encelade rugissant de souffrance au milieu d’un éboulis de rochers en son bassin de Versailles — la transcendance foudroyée ! On devine ce que reconnaît Albertine en cette statue musculeuse et rugissante : dans l’ordre suprême de Versailles, Encelade dérange les lignes et conteste violemment les bipartitions, celle du corps et de l’esprit sans doute, de l’homme et de la femme peut-être.


POURQUOI ?

Quel sens donner en fin de compte à la reprise d’un grand texte telle que Jacqueline Rose s’y livre de façon consistante ? En particulier nous dit-elle quelque chose d’À la recherche du temps perdu et de la façon dont le grand roman est aujourd’hui perçu ?
     La tentative participe chez l’auteure d’enrichir et d’actualiser une œuvre aimée et admirée. Elle se justifiait, comme on a vu, du caractère énigmatique et lacunaire d’un personnage. N’y revenons pas. Mais relevons ce qui, dans la démarche, relève de la captation d’une aura. Autant dire que l’auteure ne donne pas dans le pastiche de ce grand pasticheur que fut Proust. Fidèle à une structure d’épisodes, elle ne cherche pas à rivaliser avec une écriture mais adopte un style bien à elle qui se conforme avec succès à la lecture du personnage réinventé en ce qu’il a de résolu et de tourmenté.
     Mettre Albertine en plein éclairage et lui donner la parole, c’était presque nécessairement assurer son autonomie et en faire un programme. Du coup, Gomorrhe passait au devant de la scène et il fallait en rendre raison au gré d’une évolution et de circonstances. Jacqueline Rose s’y emploie avec succès et va même au-delà. Elle fait d’Albertine la championne de ce qui est moins une cause — lesbienne ou féministe — qu’une mise en exergue de nouveaux possibles supposant des formes diverses de dissidence. La rupture d’Albertine couvait déjà chez Proust, mais était primordialement culturelle. Marcel s’ébahissait devant cette culture des plages que lui révélait son amie, où l’on pratiquait les sports et portait des tenues qui effaçaient les différences de classe, voire de sexe. Il s’émerveillait de ce que sa jeune amante fréquentât Elstir et employât des expressions à la mode. Il s’étonnait, et nous plus encore, qu’elle fût capable de chanter les crèmes glacées du Ritz et la jouissance qu’elles procurent dans un style digne de lui-même ou bien encore qu’elle inventât une rhétorique faite d’ellipses et d’anacoluthes appropriée à sa pratique du mensonge. Et de souligner les mérites de cette enfant de la classe moyenne qui, se faisant seule, s’ébrouait dans la guerre des styles de vie et des goûts esthétiques. Avec Jacqueline Rose, tout cet arrière-plan culturel s’estompe, et pour les raisons que voici : d’une part, la référence à l’émergence d’une culture moyenne aurait trop clairement inscrit le roman dans une époque ; de l’autre, tout ce qui fait la dissidence d’Albertine est déporté du côté érotique et sexuel.
     Il n’empêche qu’en retour l’Albertine de Jacqueline Rose porte la marque de son auteure et de l’époque de celle-ci — la nôtre. C’est sans doute pourquoi la jeune lesbienne imaginée par une romancière que l’on devine féministe et « académique » au sens anglo-saxon du terme est distinguée, intelligente, déterminée, loin de la vulgarité et du débraillé que, à l’occasion tout au moins, la Recherche conférait au même personnage. Où est, en effet, la bonne fille un peu sotte et emberlificotée dans ses mensonges et palinodies ? Où sont les « se faire casser le pot » et les « Tu me mets aux anges » d’antan ? La petite Simonet de Mrs Rose est fille d’une « scholar » éminente qui tire le personnage proustien de son côté de la barrière sociale et qui le fait avec, convenons-en, toute la cohérence voulue.


NOTES

[1] D.I. Grossvogel, Le Journal de Charles Swann, Paris, Buchet-Chastel, 2008.
[2] Jacqueline Rose, Albertine, Londres, Chatto et Windus, 2001.
[3] Jacques Dubois, Pour Albertine. Proust et le sens du social. Paris, Seuil, « Liber », 1997 et 2011.
[4] Proust, La Prisonnière, Paris, Gallimard, « Folio », p. 26.
[5] Voir Gabriel de Tarde, Les Lois de l’imitation, présentation de R Bourdon, Paris-Genève, Slatkine, « Ressources », 1979.
[6] J. Rose, Albertine, op. cit., texte de présentation figurant sur la jaquette du volume. La traduction des passages du volume repris dans le présent article est nôtre mais a bénéficié des conseils de mon excellent collègue Marc Delrez, professeur à l’université de Liège.
[7] Dans la Recherche, le même n’a également ni nom ni prénom, mais au moins il dit « je ».
[8] La Prisonnière, op. cit., p. 81.
[9] Albertine, op. cit., p. 110.
[10] Albertine, op. cit., p. 205.
[11] Albertine, op. cit., p. 138.
[12] Albertine, op. cit., p. 139-140.
[13] La Prisonnière, op. cit., p. 64.
[14] Ibid., p. 65.
[15] Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe II. L’expérience vécue, Paris, Gallimard, 1955, p. 493.
[16] Ibid.
[17] Albertine, op. cit., p. 148.
[18] Ibid.
[19] Albertine, op. cit., p. 153.
[20] Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, « Folio », 1994, p. 465.
[21] Albertine, op. cit., p. 157.
[22] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 55.

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