Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.









Chapitre 29 des Villes de la Plaine.

Roman à paraître le 25 août 2011 chez Sabine Wespieser éditions.

 
CHAPITRE 29

Et à Sir, que se passe-t-il ? On voudrait bien le savoir, n’est-ce pas ? Mais — c’est une expérience centrale de la vie humaine — on n’a pas toujours ce qu’on veut ; et quand on l’a, il arrive que ce ne soit pas du tout, mais pas du tout ce qu’on attendait.
   À Sir, donc, les choses ont beaucoup changé. Une centaine de fellahs, désormais, s’active dans la fosse. D’ailleurs on ne peut plus guère parler de fosse : tout le site est creusé, gratté, déblayé, avec des toiles tendues pour abriter les fresques des précipitations, ou plutôt des rayons du soleil (le climat de cette région jadis fertile est devenu plus qu’aride), si bien que c’est l’îlot de terre intacte au centre qui paraît un relief, une dernière citadelle non prise mais déjà grignotée sur les bords, sapée par de nouvelles excavations.
   Sur cet îlot est dressée une tente ouverte. Nous y apercevons les membres de l’expédition prussienne financée par Frédéric-Guillaume, ainsi que plusieurs dignitaires ou potentats locaux. Difficile de distinguer les uns des autres au premier regard, car les savants venus du Nord ont entre-temps adopté le costume indigène : nous ne voyons que tarbouches aux couleurs vives, manteaux à larges manches, visages burinés, et il nous faut plusieurs secondes pour localiser les mèches rousses de l’ingénieur Krauss, le lorgnon du Dr. med. Wohlfahrt. Tout ce monde devise, assis en tailleur sur les nattes disposées par terre, pendant que le glouglou d’un narguilé meuble les silences de la conversation.
   Au milieu, le professeur Neumann. Il s’exprime avec feu, se relève parfois, d’un bond plein de souplesse, pour extraire d’un coffre un document, montrer aux visiteurs, au bout de son doigt tendu, un autre point des fouilles. Admiratifs et résignés, ses assistants n’interviennent ici et là que pour confirmer ses dires, ajouter un détail. Ces dix-huit mois passés au grand air et pour assouvir sa passion n’ont laissé d’autre trace sur l’émérite qu’une ride joyeuse au coin des yeux, et un teint de pain d’épice : il semble avoir trouvé à Sir la fontaine de jouvence, il les enterrera tous, c’est évident.
   Mais voilà que la délégation se retire, avec force saluts et remerciements : il apparaît que le personnage en manteau bleu n’est rien de moins que le gouverneur de la province, les autres, des dignitaires de la ville voisine, qui ne s’appelle plus Hénab, et peu importe son nouveau nom.
   « Professeur, c’était un plaisir. Nous sommes charmés de cette visite si instructive. Et — laissez-moi vous redire à titre privé ce que je vous notifiais de la part de mon souverain — tous nos vœux vous accompagnent pour l’anniversaire de sa Majesté le roi de Prusse, que vous fêtez aujourd’hui. Nos devoirs, hélas, nous obligent maintenant à prendre congé. »
   Une fête d’anniversaire ? Mais oui : l’arche supérieure de la porte des Buffles, là-bas, est surmontée d’un drapeau sur lequel une aigle couronnée retient dans ses pattes une épée et un sceptre. Et près de nous, assis sur une petite caisse, un autre Européen (nouveau venu sur le site, ou alors nous n’avons pas encore été présentés) immortalise la scène au crayon et à l’aquarelle. Tout cela finira en gravures coloriées dans les bazars de Berlin, dans des intérieurs de petits employés qui en régaleront leurs yeux, le soir, en mangeant leur soupe ; pour une raison inconnue, cette idée nous amuse beaucoup.
   « Allons, mes enfants, au travail. Les célébrations sont une belle chose, mais il ne sera pas dit que nous aurons passé la journée à ne rien faire. Krauss, où en êtes-vous de votre plan ? »
   Les trois se penchent sur la grande feuille étalée sur la table à tréteaux. Ce n’est plus l’ébauche des commencements, où l’on n’apercevait qu’un vague tracé de remparts, un bout d’aqueduc, un rectangle figurant les vestiges des thermes. C’est une carte grouillante de détails et de légendes soigneusement calligraphiées : Temple du Dieu Taureau, Temple de la Déesse Oiseau , Place des Sacrifices, Temple d’Ertouss et d’Annati (ou : Panthéon, a ajouté une autre main en dessous — pas d’allégations hâtives, nous tâtonnons encore), Temple [dieu inconnu]… Ces messieurs semblent avoir une affection particulière pour les temples, les temples païens, de préférence peuplés d’idoles monstrueuses au culte sanguinaire. L’attrait du fruit défendu, sans doute ; il se trouve que, sur les trois, deux sont fils de pasteurs.
   Et nous de rire. Ce qu’ils ont appelé Temple [dieu inconnu], c’est la Haute Maison.
   Mais nous avons tort de rire. À leur place, et sur la base de connaissances aussi embryonnaires, qu’y comprendrions-nous ? Les malheureux n’ont même pas encore parfaitement déchiffré l’alphabet siriote, lisent « Ertouss » et « Annati » là où il faut lire bien sûr : Ertout et Annato. Tel est le destin des pionniers et des innovateurs. Ils découvrent, se donnent du mal, vont dans des contrées sauvages grattouiller ce qui, jusque-là, n’intéressait personne, et après leur mort, d’autres viennent compléter leurs intuitions et rectifier leurs erreurs, et eux n’existent plus.
   Ils font ce qu’ils peuvent, et le font plutôt bien. Cette carte tracée à la main est un chef-d’œuvre de précision topographique. Tout ce qui est concret y est exact, seules les interprétations reflètent ce qu’ils aimeraient voir plutôt que ce qu’ils voient. Et ce qu’ils aimeraient voir, à l’évidence, ce sont d’abord des temples, beaucoup de temples. Et parions que bientôt, ils vont trouver des rois.
   « Il faudra ajouter l’emplacement des stèles, avant que nous ne les fassions enlever », remarque le docteur Wohlfahrt. « La stèle d’Anouher III et celle que vous appelez la stèle d’Anouher Ier, professeur, quoique pour ma part, j’aie des doutes, avec tout le respect que je vous dois. »
   Qu’est-ce que nous vous disions ?
   « Wohlfahrt, nous avons déjà eu cette discussion, et votre entêtement m’est incompréhensible. Il est clair au contraire, d’après l’étude des matériaux, d’après l’utilisation différente qui est faite du burin, que ces stèles ne peuvent être contemporaines. Quand allez-vous entendre raison ?
   – Permettez, professeur. Il me semble bien, à moi, que ces deux stèles représentent la même personne. Pourquoi une cité aussi vaste pour l’époque, et d’une telle richesse culturelle, n’aurait-elle pas eu simultanément deux écoles différentes, deux méthodes de gravure ?
   – Absurde. Tout parle d’unité à Sir : il n’existe sans doute pas, dans l’histoire de l’Orient antique, de culture plus homogène et plus monolithique. » Je suis forte, je suis une, un seul grand corps de pierre… Ô Sir, tu mentais, mais comme tu mentais bien ! puisque tes mensonges en imposent encore après des millénaires, et à des esprits pourtant scientifiques, rompus au doute, et peu portés à s’en laisser conter. « Deux écoles ? Les souverains siriotes avaient leurs sculpteurs officiels, point à la ligne. Si ces deux stèles diffèrent dans leur technique, c’est qu’elles sont de deux règnes distincts.
   – Mais les ressemblances, troublantes, entre les deux figures représentées ?
   – Elles n’indiquent qu’une chose : c’est que les Siriotes attachaient bien plus d’importance à la fonction royale qu’à l’individu qui l’incarnait. S’ils avaient pu se donner pour souverain un être immortel, ils l’auraient fait. À défaut, leurs conventions iconographiques soulignaient la continuité de la fonction : sur ces deux stèles, la posture est la même, les traits du visage peu marqués, l’œil gauche couvert — un symbole qu’il nous reste encore à comprendre. Mais dès à présent, nous pourrions formuler en ces termes la devise politique des Siriotes : Que rien ne change. En dehors de quelques rares périodes de troubles, cette civilisation devait se signaler par une extraordinaire stabilité. »
   Emporté par son sujet, le professeur Neumann est déjà en train de prononcer son compte rendu solennel devant l’Académie royale des sciences. Mais voilà qu’il remarque sur les pommettes de son assistant deux taches rouges qu’y a laissées la vexation d’avoir été contredit et réfuté. Phtisie, pense-t-il soudain avec un serrement de cœur. Et c’est donc sotto voce qu’il conclut, sur un ton d’affectueuse complicité :
   « Vous verrez, docteur. Nous trouverons d’autres stèles, et je suis prêt à parier avec vous qu’elles figureront un homme assis, l’œil voilé, le sceptre abaissé vers le sol en signe de domination absolue : le peuple étant comme un sol sous ses pieds, un sol sans autres aspérités que la volonté qu’il lui dicte…
   – Quant à l’interprétation des emblèmes du pouvoir, vous savez bien, professeur, que je suis d’accord avec vous, marmonne Wohlfahrt avec un reste de rancune.
   – Dites même que vous m’avez considérablement aidé à y voir clair, mon ami. Je me félicite chaque jour d’avoir à mes côtés un orientaliste de votre trempe. »
   Le docteur rougit encore, de plaisir cette fois. Ah, ces deux-là, s’égaye mentalement Krauss, qui a suivi leur prise de bec avec philosophie – il s’en produit chaque jour depuis qu’ils sont ici.
   « Et ce que nous ont appris les nombreuses tablettes de la cote 47 et 52 ne fait que corroborer nos hypothèses, poursuit Neumann. La civilisation siriote est centrée sur l’image, parce que l’image offre aux yeux une signification immuable : elle résume une vision du monde et, plus important encore, elle la fige. L’écriture à Sir ne sert donc que des buts pratiques : comptes, listes, inventaires successoraux, où pourtant il s’agit encore de figer un état de choses ; de pérenniser la propriété, de contrôler les divers aspects du quotidien afin d’en éliminer tout aléatoire, toute fluctuation. »
   Après les stèles, les tablettes. Ayons une pensée émue pour Ordjéneb sher-Djénebi Lallit en-Jaïneha, puisqu’il est tout à fait invraisemblable qu’un homme aussi obscur, après quatre ou cinq mille ans, ait laissé sur cette terre une trace digne d’intérêt — digne d’intérêt pour des archéologues épris de grands mythes et de grands règnes. Salut à toi, Ordjou !
   « Que rien ne change, que tout demeure stable, appuie Wohlfahrt d’un ton songeur. Oui, professeur, vous avez bien saisi là l’esprit de Sir. Qu’allons-nous faire de ces tablettes, à propos ? Est-il utile de les transporter ? Monsieur Krauss, qu’en pensez-vous ? »
   L’ingénieur quitte des yeux la carte qu’il complétait discrètement. Sa plume a déjà noté, ici : Stèle d’Anouher, et là : Stèle d’Anouher — prudent, il a laissé les chiffres « I » et « III » au crayon.
   « À mon avis », commence sa voix un peu rauque d’homme qui n’aime guère parler, « il serait superflu de les rapporter toutes. Sa Majesté, à ce que j’ai compris, attend des pièces monumentales, et celles dont le gouverneur a eu la générosité de nous faire cadeau suffiront amplement. Néanmoins, j’ai pensé qu’une sélection de tablettes en bon état pourrait y être jointe à titre documentaire. Aussi en ai-je mis de côté une dizaine, chacune illustrant un domaine d’activité particulier.
   – Parfait, parfait », murmure le professeur, hochant la tête sous son turban. Une fois de plus, l’ingénieur a accompli sans mot dire ce que lui-même projetait de faire, et précisément de la façon dont il l’aurait fait. Il en reste toujours un peu décontenancé. Avec son mutisme, son calme, son sens pratique, Krauss est pour sa fièvre antiquisante une sorte de quinquina.
   « Et votre aquarelle, monsieur Borowski, acceptez-vous de nous la montrer ? »
   À vingt pas derrière eux, le jeune dessinateur relève la tête, range son pinceau dans un petit godet, s’approche pour déposer sur leur table l’œuvre qu’il vient de terminer. La vue est celle que nous avions sous les yeux il y a une heure : la porte des Buffles, le drapeau, et sous la tente, bien au centre, le gouverneur de la province s’entretenant avec notre professeur radieux.
   En dessous, un titre en belle cursive : « 15 octobre 1847. Oumar pacha rend visite à Karl Philipp Neumann sur le site archéologique de Sir. »
   15 octobre 1847. Bon anniversaire, Majesté, et puisse votre règne se poursuivre sans heurts !

Copyright © Diane Meur, 2011
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