Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
POURSUITE

Il s'habille en compagnie de son vélo. Derrière eux, le lit est défait. Au début, il y a longtemps maintenant, elle le regardait partir. Elle disait : «Fais attention à toi.» Un matin, elle s'en est allée sans prévenir. À son retour, il a trouvé un mot sur la table et la garde-robe vide. Il s'est couché avec son cuissard, son gilet de corps et ses mi-gants, et il a dormi jusqu'au soir.  Depuis cette sale journée, et bien qu'il essaie de ne plus penser à elle, il met trois sucres dans son bol : deux pour lui, un pour elle.
   Pendant que le café fume au-dessus de la toile cirée, il jette les œufs dans la poêle. Il a pris l'habitude de manger dans la poêle. Quand on est seul, il n' y a rien à partager. Après il nettoie le fond avec du pain.
   Il est presque sept heures à sa montre. Sous le collant thermique à bretelles, ses jambes ont conservé la chaleur des draps. Il mastique en regardant droit devant lui. Il a encore quelques gestes  simples à accomplir avant de partir : aligner les couverts dans l'évier, remettre le beurre au réfrigérateur, enfiler un deuxième maillot à manches longues et ses gants d'hiver, enfoncer sa casquette, guider son vélo, dressé sur la roue arrière, hors de la chambre, puis dans le corridor.
   Elle n'est plus là pour entendre le claquement des cales sur le dallage, son piétinement dans l'allée gravillonnée, le battement du portail en fer.
Il ne veut pas savoir où elle est. On l'a aperçue, pendant la kermesse, aux commandes d'un manège d'autos tamponneuses : «Elle a beaucoup changé, sa coiffure surtout.» C'est elle qui donnait les jetons et actionnait le klaxon qui annonce la fin des tours. Un type avec un blouson de cuir l'a rejointe et s'est penché vers elle avant de disparaître. Un instant, il l'a imaginée assise dans un fauteuil capitonné de skaï blanc (comme leur canapé). Sous les lettres CAISSE, enfilade d'ampoules rouges, la caravane, tapissée de pochettes de disques, ressemblait à une loge d'actrice. Son rêve, disait-elle, était de faire du cinéma.
    La rue est à lui. C'est l'heure de ceux qui comptent peu. Lorsqu'il aura coupé les rails du chemin de fer, après la zone industrielle, il sera vraiment en route. C'est là qu'il fait sauter la chaîne sur le grand plateau et qu'il tente, pour oublier, de se prendre pour ce qu'il avait été.
     Il pédale bien en ligne, posé sur la selle et le cintre, les mains légèrement écartées, comme des pinces, autour des cocottes de frein. Il est seulement lesté d'un boyau (dans la poche dorsale de son maillot) et d'un bidon enveloppé dans une sorte de manchon qu'il a découpé dans une chaussette. On dirait qu'il ne touche pas les pédales, que ses chaussures à bandes fluo appartiennent au vélo. Cela fait comme si deux points lumineux fouillaient la brume.
   Le jour de leur rencontre, elle lui avait remis le bouquet et délivré quatre bises sur le podium, à côté du maire et de l'adjoint aux sports, un ancien coureur lui aussi. Le podium avait été dressé en face du café où ils s'étaient tous habillés, trois heures plus tôt, dans l'arrière-salle qui servait également aux repas de mariage.
   Au bout de neuf tours, il s'était échappé. Sur un coup de tête. Il se sentait fort, si fort qu'il avait giclé comme une fusée sur la droite de la route. Il leur avait mis vingt mètres, cinquante, cent. Comme dans les histoires qu'il se racontait, le soir, en s'endormant. Au passage de la ligne blanche, il restait deux tours et lui, en se retournant, juste avant le virage, n'apercevait plus le peloton. Un peu plus loin, un homme avec une parka rouge s'était avancé sur la route au moment où il passait : «Ils sont cuits», lui avait-il lancé en tapant dans les mains. Alors il avait mis une dent de moins pour mieux profiter du vent qui le portait. Arc-bouté sur le cintre, il avait pensé à Jacques Anquetil, l'idole de son enfance. Il était Jacques Anquetil et il ne pouvait donc plus être rattrapé. Quand la cloche avait sonné à l'entrée du dernier tour, des hommes étaient sortis du café avec leur verre de bière pour l'encourager. Le speaker criait son nom. «Cinquante-sept secondes d'avance», hurlait-il dans son micro.
   En repassant, ce matin, devant le café, l'idée qu'il s'était mise dans la tête pendant ses sorties d'entraînement lui revient : ramener un nouveau bouquet à la maison. Il répète, seul. Son dos est barré d'une marque ancienne qui n'existe plus, mais le maillot est chaud. On ne trouve plus de maillot en laine chez les vélocistes.
   Dans quelques minutes, il va arriver devant le Monte-Carlo. Le parking est désert à cette heure. Les volets sont baissés, mais l'enseigne mauve clignote sans désemparer. C'est le temps du repos pour l'établissement qui fait dancing. Un soir, des mois après qu'elle est partie, il a rôdé comme un chat dans les parages. Il reviendra peut-être.
   Au carrefour, où les feux surplombent la chaussée comme des phares, il met pied à terre et débranche le compteur kilométrique. Tout à l'heure il écrira sa moyenne dans un cahier d'écolier. Dans le temps, à la fin, elle disait : «Va sur ton vélo!» Il lavait lui-même ses cuissards à l'eau tiède dans une bassine.
   Le pont. Parvenu au pont, il tourne à gauche. Ses jambes se figent un instant, l'une presque tendue, l'autre, repliée pour accompagner la trajectoire et l'inclinaison du vélo. Il s'engage dans le chemin qui longe le canal : deux mètres de macadam de large pour une demi-heure. Il suit le courant. La route n'est jamais tout à fait sèche ici, mais elle est libre. Ce n'est pas le boyau qui trace l'asphalte, mais l'asphalte qui imprègne la gomme. Comme si le papier mouillait la plume. Il saute d'un saule têtard à l'autre, moulé sur son vélo. Anonyme et silencieux, il tient sa fierté d'une histoire écrite par des géants : sobriété du geste, légèreté du coup de pédale, économie de mouvements.
   Il roule avec l'eau, à contre-sens des nuages qui vont bon train. Il brode la berge. Il a besoin d'accompagner l'eau, d'en filer le cours comme s'il allait à la mer lui aussi. Parfois il croit voir la mer dans le ciel.
   Le vent s'est levé et lui est assis. Il aime cette lutte dans laquelle il n'a la position la plus confortable qu'en apparence. Chemin de halage, dit-on… Pourtant il a quelquefois envie de s'arrêter sur le pont, de couper sa course, de décrocher son pied droit de la pédale pour le poser sur la balustrade, mais il a peur du retour de sa mémoire, de son visage si clair, si bleu. Agitée de chimères, elle n'en avait que pour les histoires d'amour et les voyages. Il n'avait pas grand-chose à lui offrir.
   Depuis qu'elle est partie, il s'en va chaque matin, guidé par le même chemin. Il se sent de plus en plus fort sur cet itinéraire qu'il connaît par cœur et dont il n'arrive pas à s'échapper, parce que ce serait une infidélité. Une rupture définitive.
   Un jour, il ira avec le canal jusqu'à la mer


Copyright © Frank De Bondt, 2010
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.