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ROTH OU LE NOBEL DE LA CHAIR

S'il est un écrivain vivant dont il ne paraît pas hyperbolique d'affirmer qu'il est l'auteur d'une véritable œuvre, c'est bien Philip Roth. Certes, le jury du prix Nobel de littérature n'a pas encore jugé opportun d'en prendre acte[1], mais les amateurs de livres, eux, ne cultivent guère de doute à ce sujet. Comme toute œuvre, celle de l'ermite du Connecticut est suffisamment foisonnante pour se prêter à une multitude d'approches différentes. Elle charrie en effet tant de thèmes universels (le rapport à la religion et à ses rituels[2], la part de chacun liée à l'héritage familial[3], les liens des  destinées individuelles avec l'histoire collective[4], etc.) que la prétention consistant à vouloir rendre compte en quelques lignes de la complexité d'un tel entrecroisement de préoccupations s'exposerait sans nul doute à l'échec.
   Aussi, le reproche d'arbitraire que risque d'encourir l'auteur de ces lignes en ne traitant que d'un seul aspect de la production de Roth peut-il être écarté aisément. Du reste, l'angle d'attaque que l'on se propose de privilégier ici permet d'aborder ce qui est peut-être au cœur de l'œuvre de Roth : le corps. Le corps amoureux, bien entendu, puisque le sexe constitue le fil conducteur de nombreux romans de Roth, mais aussi le corps vieillissant, en proie à la maladie, parfois même à la mort — leitmotiv de plusieurs des livres de la dernière période — : Eros et Thanatos en somme. Toutefois, au crépuscule de la vie d'un homme, quand Eros s'est enfui et que Thanatos rôde, l'écriture, qui redouble les mouvements du corps tout en les désincarnant, n'est-elle pas l'ultime échappatoire? En ce sens, Roth pourrait figurer, dans le paysage des lettres contemporaines, le cartographe le plus précis et le plus désenchanté (les deux qualités vont de pair) des vicissitudes de la chair; une récompense venue de Stockholm sacraliserait alors les noces probablement les plus abouties, en ce début de siècle, du corps et de l'écriture. Bornons-nous, en attendant l'hypothétique bonne nouvelle, à retracer les trois grandes étapes de cette union.


LE CORPS AMOUREUX : EROS

Si Roth vint aux lecteurs francophones avec son recueil de nouvelles Goodbye, Columbus (traduit en 1962), c'est évidemment Portnoy et son complexe qui vaudra à l'écrivain la célébrité, aussi bien aux États-Unis qu'en France. S'y déploie déjà un humour ravageur, mettant en scène un jeune avocat juif new-yorkais, toujours aux prises avec l'influence persistante d'une mère forcément tyrannique, qui extériorise une constante obsession sexuelle malaisée à se concrétiser par une activité masturbatoire compulsive. Toutefois, si, pour reprendre le mot de Woody Allen, l'onanisme revient à «faire l'amour avec quelqu'un qu'on aime», le sexe chez Roth ne trouve sa plénitude et sa véritable signification que dans son accomplissement avec celle(s) qu'il célèbre tout au long de ses livres : la femme ou, plutôt, les femmes. À l'instar du personnage de Charles Denner dans le film de Truffaut, L'homme qui aimait les femmes, les doubles de Roth dans nombre de ses romans (Nathan Zuckerman essentiellement et, dans une moindre mesure, David Kepesh) semblent n'exister que pour deux choses : les femmes et l'écriture — sans qu'il soit toujours aisé de distinguer qui a priorité sur l'autre ou même de savoir s'il y a une quelconque priorité.
   Dans le cycle des romans liés au personnage de Zuckerman, entre lesquels se tissent d'emblée de nombreuses et subtiles résonances — tant il est vrai que l'œuvre de Roth utilise abondamment l'intertextualité, tantôt en tant que ses livres se font souvent écho, tantôt en ce qu'ils se référent à un extérieur, le cas échéant fictif, proprement littéraire —, les deux principales obsessions du narrateur sont en effet, d'une part, l'inspiration romanesque et la question des influences extérieures (au premier rang desquelles les écrits du maître de Zuckerman, E.I. Lonoff — personnage sans doute inspiré par les figures de Bernard Malamud et d'Henry Roth[5], à l'égard desquels notre auteur nourrit une admiration sans bornes[6]) sur le processus de création littéraire et, d'autre part, le corps des femmes, en particulier leur plus tendre secret[7]. Là même où la constitution physique encore vigoureuse de Zuckerman ploie sous les attaques d'une étrange maladie[8], les prodromes du mal sont révélés à travers l'activité sexuelle, la convalescence est rythmée par de nouvelles expérimentations[9] et la guérison ne trouvera sa réalisation définitive que dans la reprise des extases charnelles. De même, dans Le sein et Professeur de désir, c'est dans et à travers la relation amoureuse, parfois tumultueuse du reste, qu'est représenté le professeur David Kepesh. Toutefois, alors que la vie amoureuse de Zuckerman se déploie essentiellement sous les auspices du sexe et d'une certaine forme de multitude, celle de Kepesh est davantage disséquée à partir de ce qui semble ne pouvoir déboucher que sur l'échec : la relation de couple. Professeur de désir est à cet égard un bref précis de décomposition sur une relation d'emblée condamnée — celle qui conduira le héros à épouser Helen et, ce faisant, à mettre fin à l'amour même qui les avait réunis. Kepesh se lancera alors (heureux homme?) dans une longue suite de liaisons avec ses étudiantes. De même, Quand elle était gentille, l'un des romans les plus méconnus de Roth, dresse le portrait peu reluisant d'une certaine forme de vie américaine, autour du personnage de Lucy Nelson, archétype de la femme implacablement vertueuse, qui conduira son couple d'abord, elle-même ensuite, au fond du précipice.
   Ce n'est pas à dire, toutefois, qu'il y aurait, dans la représentation rothienne de l'amour hétérosexuel[10], une voie préférable à l'autre : celle, en l'occurrence, de relations multiples épuisant la majeure partie de leurs charmes dans de fugitives étreintes, au détriment d'une monogamie forcément austère. Non pas, donc, une face sombre et une face lumineuse du rapport amoureux : dans les deux hypothèses, au fond, le ratage est plutôt la règle et la réussite, l'exception. Néanmoins, aucune lamentation dans ce constat a priori désespérant : l'humour sarcastique et la distance ironique de Roth constituent déjà une forme de thérapie contre les effets potentiellement dévastateurs de l'échec affectif.
   Du reste, l'espoir d'un regain du sentiment amoureux, la possibilité de nouvelles étreintes ne sont jamais appelés à disparaître tout à fait : au crépuscule de leur vie, David Kepesh (dans La bête qui meurt) ou Coleman Silk, le héros de La tache, renouent avec une relation qui, si elle n'est pas exempte d'angoisses et d'interrogations, n'en apparaît pas moins, dans un premier temps en tout cas, comme une renaissance. Toutefois, le corps vieillissant est-il alors encore à même de supporter les puissantes fièvres du corps amoureux?


LE CORPS VIEILLISSANT : THANATOS

C'est qu'en effet, dans les derniers écrits de Philip Roth, les héros sont fatigués : Zuckerman est atteint d'un cancer de la prostate; Kepesh subit les assauts de la vieillesse; Silk est affaibli par sa démission forcée de l'Université en raison d'accusations infamantes de racisme. La maladie et la mort rôdent. Les derniers romans traduits de Roth décryptent alors cette tension de la chair qui veut mais, le plus souvent, ne peut.
   Zuckerman est devenu impuissant à la suite de son opération : le voilà réduit à narrer la vie de son voisin, Coleman Silk, et à multiplier les supputations sur les méandres de la passion qui unit cet homme veuf et lettré à Faunia, une femme de ménage analphabète de trente ans sa cadette[11], ou bien encore à ratiociner, dans sa ferme des Berkshires où il se tient écarté de toute vie sociale, sur un passé définitivement enfoui[12].
   Silk lui-même paiera de sa vie ce dernier amour, dans un accident provoqué par l'ex-mari de Faunia, un vétéran psychopathe du Vietnam. L'ironie de l'histoire voudra que cet assassinat déguisé en accident de voiture passe, aux yeux des bien-pensants, pour l'ultime punition d'un homme déjà déconsidéré et qui se serait laissé aller à goûter, tout en conduisant son véhicule, aux délices d'une fellation[13] pratiquée par son indigne maîtresse. Réaction typique d'un certain puritanisme, qui tend à soumettre les frasques sexuelles (Eros) à une sorte de punition divine (Thanatos).
   Toutefois, la description la plus sèche de la maladie qui ronge et de la mort qui, au final, remplit toujours son lugubre office tient en un court roman, pour lequel la formule «écrit au scalpel» paraît parfaitement adaptée : Un homme. En un peu plus de cent pages, la vie d'un homme — dont on ne connaîtra même pas l'identité[14] — est narrée au travers de sa marche inéluctable vers la mort, avec son cortège de souffrances, de médications, de renoncements aux plaisirs. Pour le coup, fini de rire : rien que la morne désespérance à quoi conduit l'aspiration vers le néant.
   Serait-ce à dire que la partie est finie, définitivement? Peut-être pas, comme on va tenter de la démontrer en guise de conclusion.


LE CORPS DE PAPIER : EROS ET THANATOS RÉCONCILIÉS?

Incontinent à la suite de son ablation de la prostate, Zuckerman envisage de revenir à New York pour y envisager de nouveaux soins chirurgicaux; alors même qu'il entend respecter son serment de retrait de la vie sociale et se tenir aussi éloigné que possible de la ville, la possibilité s'ouvre à lui d'un échange de résidences, pendant quelques mois, avec un couple de jeunes écrivains, Billy Davidoff et Jamie Logan. Il ne tarde pas à succomber au charme de Jamie, même si la réalité de son propre corps insuffisant ne cesse de se rappeler à lui. Comment surmonter cet ultime emballement des sentiments quand les insuffisances physiologiques rendent la concrétisation du désir improbable, voire ridicule? Comment tenter d'assouvir les élans du corps amoureux quand le corps vieillissant n'est plus en mesure de les satisfaire?
   C'est par le truchement de l'écriture et, singulièrement, de la transformation de la réalité, parfois prosaïque, par les fantasmes qui la remodèlent au gré de l'imagination que le dilemme, d'une certaine façon, se dénoue. Ne pouvant concrétiser l'attrait qu'il éprouve pour Jamie dans la «vraie» vie, Nathan confie à sa puissance créatrice le soin de sublimer la réalité en inventant une vie rêvée qu'il couche sur le papier. L'écriture s'apparente alors au travail de l'alchimiste qui prétend transformer le plomb en or mais, alors que la transmutation est scientifiquement impossible dans ce dernier cas, la littérature réussit ce prodige de donner corps (au sens propre du terme) à ce qui ne peut advenir dans la réalité.

(…) le lot de douleur qui nous est imparti n'est-il pas en soi assez insupportable pour n'avoir pas à l'amplifier par la fiction, pour n'avoir pas à donner aux choses une intensité qui, dans la vie, est éphémère et parfois même non perçue? Pour certains d'entre nous, non. Pour quelques très, très rares personnes, cette amplification, qui se développe de façon hasardeuse à partir de rien, constitue leur seule assise solide, et le non-vécu, l'hypothétique, exposé en détail sur le papier, est la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout[15].

Ultime leçon du vieux séducteur : les délices du corps amoureux disparus, triomphantes les affres du corps vieillissant, l'acte d'écrire devient l'ultime refuge de l'érotisme et de la passion.

NOTES

[1] Comme l'indiquait Charles Mc Grath dans le New York Times dès le 4 octobre 2008, « If you're John Updike, Philip Roth, Don DeLillo or Joyce Carol Oates, you don't have to worry about whether the phone bill has been paid. You won't be getting the call from Stockholm.»
[2] De ce point de vue, on sait que Roth est, avec Bernard Malamud et Saul Bellow, le grand romancier de la judéité américaine de la Côte Est après-guerre.
[3] Les premières œuvres de Roth sont particulièrement irriguées par ce thème.
[4] Telle est, au fond, la trame de la fameuse «Trilogie américaine» (J'ai épousé un communiste, Pastorale américaine et La tache). On voudra bien  noter que les différents livres cités tout au long du présent article sont disponibles en collection de poche chez Folio.
[5] Encore un…
[6] En quoi Roth prouve que la vogue de l'autofiction, à laquelle on doit tant de produits affligeants ces dernières années, n'est pas nécessairement incompatible avec la qualité littéraire.
[7] Le cycle Zuckerman enchaîné, qui regroupe quatre romans (L'écrivain des ombres, Zuckerman délivré, La leçon d'anatomie et L'orgie de Prague), n'est ainsi qu'un long entrelacement de ces deux thèmes et une suite de variations sur cet entrelacement.
[8] Dans La leçon d'anatomie, op. cit.
[9] Etrange sérénité éprouvée par Zuckerman, en particulier,  à la suite d'un doigté rectal pratiqué par l'une de ses maîtresses…
[10] Le seul qui, dans cette entreprise en partie autobiographique (même s'il serait abusif et contraire à la conception rothienne de la littérature de réduire les romans à autant de clefs permettant de pénétrer la vie de l'auteur), intéresse Roth.
[11] Dans La tache.
[12] Ainsi le retrouve-t-on au début d'Exit le fantôme.
[13] L'intrigue de La tache se déroule — et ce n'est pas un hasard — à l'époque où les frasques de M. Clinton avec Monica Lewinsky, sa stagiaire délurée, occupaient les grands esprits dans la presse et les cénacles politiques américains.
[14] Le titre original est Everyman, littéralement «n'importe qui».
[15] Exit le fantôme, Paris, Gallimard, 2009, p. 170.

 

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