Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
DES DANGERS DU MÉTIER

Le commissaire assis en face de moi me posa la même question pour la cinquième ou peut-être même la sixième fois :
   – Qui étaient les victimes? Où se situe exactement la scène du crime?
   Je n'en croyais toujours pas mes oreilles. Je tentais de rester calme en répétant moi aussi :
   – Je vous l'ai déjà dit, commissaire, je n'ai tué personne. Ces gens n'existent pas.
   Il se mit à rire en me disant :
   – Vous voulez dire qu'ils n'existent plus! Barbare, vous êtes allé jusqu'à faire disparaître les corps.
   Il me proposa d'écouter une dernière fois l'enregistrement :
   « Alors, tu les as supprimés?
   – Oui.
   – Tous les deux?
   – Tous les deux, et leur voisin aussi.
   – Tu vois, ce n'était pas si compliqué.
   – Oui, t'avais raison : le plus dur, c'est le premier. Après, on s'y habitue, je pourrais même dire que j'y ai trouvé un certain plaisir. J'ai même dû me contenir pour ne pas dézinguer aussi le concierge et son chien.
   – Et comment tu as fait?
   – J'ai balancé les deux premiers dans la Meuse.
   – Et le voisin?
   – À la chaux. Rapide, propre et efficace...»
   Il arrêta ensuite l'enregistrement et releva la tête en me regardant dans les yeux, en me demandant si je reconnaissais qu'une des deux voix que l'on entendait dans l'enregistrement était bien la mienne, et que l'autre était celle d'André. Il paraissait fatigué, cela faisait trois heures qu'il m'interrogeait mais nous tournions en rond. Bien sûr qu'il s'agissait de ma voix, bien sûr que l'autre était celle d'André. Cet enregistrement était celui de notre dernière conversation, qui avait eu lieu dans un café du centre de Bruxelles, celui où André avait coutume de me donner rendez-vous.
   Après s'être levé et avoir ouvert la fenêtre du bureau pour fumer une cigarette — il faut tout de même que les représentants de l'ordre public donnent l'exemple — le commissaire reprit les différents éléments qu'il avait en sa possession et qui lui permettaient de résumer l'affaire dans son état actuel :
   – Bon, ce gars, André, vous a demandé la semaine passée de faire disparaître quelques personnes que vous connaissiez bien tous les deux. Apparemment, il n'y avait aucun mobile, sinon vous faire un nom dans le milieu — une sorte de rite de passage. Vous avez hésité, puis vous êtes tout de même passé à l'acte. Une affaire rondement menée : trois morts, pas de cadavres, pas de disparitions correspondantes non plus. Salopard, vous avez dû vous attaquer à des marginaux, ou alors à des gens sans histoires et isolés, persuadé que personne ne se soucierait de leur disparition avant longtemps. Mais qui est le fameux Cubain? Plus loin dans l'enregistrement, vous avez dit, mot à mot, après avoir parlé de la chaux : «j'ai appris ça avec Rolo Diez et le Cubain».
   Effectivement, je me souvenais bien d'avoir prononcé ces mots, exactement comme il venait de le faire. Il avait manifestement appris la bande sonore par cœur, à force de l'écouter pour y trouver des indices.
   – Commissaire, je vous l'ai déjà dit : le Cubain, c'est Leonardo Padura. Il...
   – Taisez-vous, on reviendra plus tard sur vos connivences avec le milieu des narcotrafiquants sud-américains – c'est des vrais durs ceux-là, vous êtes allé à bonne école…
   Le commissaire m'avait interrompu, trop content d'enfin parvenir à me soutirer quelques informations. Il avait jeté sa cigarette par la fenêtre et rejoint sa place, pour taper sur le clavier de son ordinateur le nom que je venais de prononcer. Puis il reprit :
   – Vous dites n'avoir tué personne. Mais devant un juge, cet enregistrement, dont vous ne niez d'ailleurs pas l'authenticité, c'est encore mieux que des aveux. Et puis, il y a l'enveloppe, celle qu'André vous a donnée en vous félicitant…
   L'enveloppe, je l'avais oubliée celle-là. C'est vrai, quand j'avais annoncé à André que j'étais finalement parvenu à supprimer le couple et leur voisin, il avait glissé une enveloppe sur la table en me félicitant. Je me rappelle encore des mots qu'il avait eus : «Félicitations. Maintenant, tu es des nôtres. Tu verras, tu as consenti à un petit sacrifice, mais il va t'en ouvrir des portes. Et pas seulement ici, à Paris aussi. Et après, qui sait…» Ensuite, André et moi sommes sortis du café. Il m'a salué et s'est presque aussitôt engouffré dans un taxi, tandis que, heureux et léger, j'ai commencé à remonter la chaussée d'Ixelles en direction de la Porte de Namur. C'est à ce moment-là que deux hommes m'ont encadré en marchant à ma hauteur, chacun d'un côté. Ils m'ont pris par les épaules et m'ont dit discrètement : « Suis-nous sans te faire remarquer, au prochain carrefour on tourne à droite. » Alors j'ai paniqué, je me suis dit que c'était incroyable, que le monde ne tournait pas rond, deux hommes peuvent vous agresser en pleine journée, au centre ville, sans que personne ne réagisse. Je me suis dégagé et je me suis mis à courir, mais ils m'ont vite rattrapé. Ils m'ont plaqué au sol, l'un d'entre eux a crié « Police, on ne bouge plus! » — exactement comme dans les films — l'autre m'a menotté avant de sortir l'enveloppe de ma veste et de l'ouvrir. Elle contenait mille cinq cents euros.
   Le commissaire reprit :
   – On vous avait dans le collimateur depuis une semaine, André et vous. Vous aviez tout bien prévu, sauf une chose : le café où vous teniez vos rendez-vous hebdomadaires est également celui où l'un des deux collègues qui vous a arrêté a ses habitudes. Le hasard a fait qu'il a surpris votre première conversation, il y a une semaine, lorsque cet André insistait pour que vous supprimiez quelqu'un et que vous hésitiez. Il vous avait dit : «On se revoit ici dans une semaine, même jour et même heure. Et tu me donnes ta réponse. » Il est donc venu au rendez-vous lui aussi, accompagné d'un autre collègue, pour vous arrêter. Un homme pour chacun d'entre vous. Le problème, c'est qu'en entendant la manière radicale dont vous vantiez d'avoir supprimé ces pauvres gens, ils ont préféré rester ensemble et vous attraper vous, quitte à laisser l'autre filer. De toute façon vous allez parler. Vous niez en face de moi, mais en plus de l'enregistrement, on a autre chose : le témoignage assermenté de l'un de nos agents.
   Devant mon regard dubitatif, le commissaire daigna m'expliquer, triomphant :
   – Votre compagnon de cellule, ce n'est pas un voyou. C'est un des nôtres. Il vous a confié en avoir pris pour trente ans après avoir tué sa femme, mais en réalité c'était un coup de bluff, pour vous faire parler. Et quand il vous a demandé pourquoi vous étiez là, vous avez avoué froidement : «J'ai liquidé trois personnes. Un couple et leur voisin.»
   Ils m'avaient donc eu comme un débutant, malgré tous les polars que j'avais lus, relus et même étudiés! Ils avaient placé un de leurs hommes dans ma cellule. C'est vrai que je lui ai avoué mes soi-disant crimes, mais il fallait voir le gaillard aussi : un mètre quatre-vingt-dix, le crâne rasé, un tatouage sur le cou et une balafre sur la joue gauche. En guise de salutations, il m'avait dit qu'il était là depuis dix ans et qu'il en avait encore pour vingt autres à passer derrière les barreaux. Je voulais à tout prix éviter les pires scénarios lus dans les polars en question — dix ans qu'il n'avait pas vu de femmes, et moi je devais passer la nuit dans la même cellule que lui. Ça sentait le roussi, je devais absolument passer pour un dur moi aussi…
   – Padura et Diez, ce sont vos parrains? Ce sont des pseudos, ou bien vous les avez connus à l'étranger? On n'a aucune trace de ces deux gars dans nos fichiers…
   J'essayai de garder mon calme, et surtout je pris ma respiration pour être sûr de pouvoir achever ma phrase avant qu'il ne m'interrompe :
   – Ce sont des écrivains! Tapez leurs noms sur Internet, vous verrez bien. L'un est Cubain, l'autre Argentin. Ils écrivent des polars. Et ils font disparaître des tas de gens, c'est vrai, mais uniquement dans leurs livres. Comme moi, moi aussi je suis écrivain. Et André, c'est mon éditeur.
   Le commissaire ne me croyait toujours pas :
   – On a déjà tapé votre propre nom dans l'ordinateur, et on n'a rien trouvé sur vous. C'est curieux pour un écrivain...
   Exaspéré, j'éclatai :
   – En fait, je ne suis pas encore écrivain, plutôt je n'ai encore rien publié. André va sortir mon premier roman. Tous les éditeurs l'avaient refusé avant même de l'avoir ouvert — Ils n'aimaient pas le titre — lui l'a lu en entier et m'a proposé de le publier, à une seule condition : il lui fallait de l'hémoglobine. Au départ, je n'étais pas d'accord, mon roman parlait de tout autre chose, une histoire de couple bilingue mêlée à une réflexion sur la politique belge, une espèce de métaphore de nos problèmes linguistiques — comment voulez-vous que j'introduise du sang là-dedans? Mais comme André était mon seul espoir d'être publié, j'ai fini par céder. En une semaine, j'ai modifié la fin, j'ai supprimé les deux protagonistes et leur voisin sur fond de divergences de vue quant à la formation d'un hypothétique gouvernement fédéral. Ce serait un peu long à expliquer, mais...
   Le commissaire m'interrompit aussitôt :
   – Et l'enveloppe?
   – C'était une avance sur mes droits d'auteur. J'ai accepté de supprimer mes personnages, André a donc accepté de me publier.

Face à l'absence de corps, de portés disparus et de mobile, et après avoir trouvé un roman de Padura – Adios Hemingway, mon préféré – et un autre de Diez en librairie, le commissaire fut contraint de me relâcher.

Mon roman a paru. Le commissaire et ses collègues l'ont lu et, d'après eux, c'est plutôt un bon livre : «Tout à fait crédible, et c'est un homme de métier qui vous parle», pour reprendre les mots du commissaire. Par contre, j'ai changé d'éditeur, plus question d'écrire un autre polar. Trop dangereux.

 

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