Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT (extraits)

Je suis à la cafétéria. Nous sommes le 17 janvier 1981. J'en ai marre. Je ne cherche pas d'excuses. Je ne travaille pas assez. Je ne travaille même pas la moitié de ce qu'il faudrait alors que je devrais travailler le double, le triple. Je ne lis pas ce qu'il faut lire. Je ne vais pas à la bibliothèque. Je ne vais même pas au cours. Pourtant, ce n'est pas l'énergie qui me manque. Ni le temps. (Je n'ai pas de petite amie.) Je me demande pourquoi je le mets entre parenthèses! Je passe mes journées à traîner. Je pourrais très bien aller au cours mais je n'y vais pas. Je m'ennuie. Je marche dans la ville, je rentre dans un café et je prends des notes. Sur tout et sur rien. J'essaie parfois d'écrire des poèmes, mais ça ne marche pas. Pourquoi je suis ici? Qu'est-ce que je suis venu chercher? J'ai fait plaisir à papa, maman et rien d'autre. Je suis lâche. Je n'aurais jamais dû m'inscrire. Je ne cherche pas d'excuses. Je suis responsable. Mais je ne suis pas le seul! Les profs sont nuls. Quel est le sens de la transmission? Au prochain cours, je me lève et je leur pose la question. Depuis la nuit des temps, quand elles ne sont pas prises en charge par les gènes, les hommes se transmettent les informations dont ils ont besoin pour vivre. L'homme est un animal nu et seul. La transmission des savoirs et des techniques ne peut se concevoir sans le désir. D'autre part, les outils de la connaissance ne sont rien d'autre que les outils de l'émancipation. Si le désir de vivre s'arrêtait à nous-mêmes, il n'y aurait jamais eu dans l'histoire de l'humanité le souhait de transmettre ce qui permet la survie et la vie. Le désir de comprendre qui nous sommes et comment nous pouvons vivre ensemble, la volonté de chercher les significations, les lois, les codes et leurs applications induisent forcément l'amélioration des conditions de vie et donc l'émancipation. (Mais peut-être est-ce mon erreur? Mon illusion, mon attente? Je fais tout pour le cacher aux autres comme à moi-même mais je suis encore un enfant. J'attends et j'espère. Je sais cela.) Quoi qu'il en soit, je n'ai jamais imaginé la transmission autrement qu'animée par la vie, l'appétit, le désir et même le plaisir. Pour dire la vérité, le prof de philo et le prof de sciences-po sont formidables. (Ce qui ne m'empêche pas parfois de rater aussi leurs cours!) Les autres ressemblent à des médecins légistes. Quand on entre dans leur auditoire, on a l'impression d'arriver à la morgue. ça pue. C'est tout sauf vivant et réjouissant. Je ne veux pas céder au cynisme, mais je n'ai pas de patience. J'ai 18 ans. Je m'appelle Julien. Julien Lechut. J'entreprends ici un journal. Il y a tant de choses que j'aimerais faire. Commencer le piano. Chanter. Étudier la chimie. Les langues. L'anglais, l'italien, l'espagnol, le russe. J'adore le russe, le chinois. Le japonais. Il y a deux semaines, j'ai vu un film d'Akira Kurosawa, un réalisateur japonais. J'ai été à L'Aventure. Il y avait une séance à onze heure du matin. Je n'ai pas été au cours et j'ai donc été voir Barberousse. Le film a commencé. Les acteurs avaient l'air de crier. Ils avaient l'air fou. Je n'avais jamais entendu parler japonais. Je me suis mis à rire. Après quelques minutes, je suis entré dans le film. À part avec Chaplin et De Sica, je n'ai jamais été aussi ému par un film. C'est ce film qu'il faut montrer dans toutes les écoles du monde. J'ai beaucoup d'idées. J'aimerais apprendre. Je sais qu'on ne peut pas tout apprendre en même temps. Je suis seul et nu. C'est ça, voilà, je suis seul et nu. J'ai honte et je ne sais même pas comment faire pour m'habiller. Suis-je vraiment le seul à ne pas savoir? Je pense qu'il faudrait réinventer l'université. Interroger et réinventer la transmission et l'enseignement. Changer l'école secondaire et l'école primaire. Le problème n'est pas de chercher une méthode idéale. Le débat des dernières années sur les méthodes de l'enseignement classique ou rénové est absurde. C'est de la poudre aux yeux. Le problème n'est pas de donner des notes ou des évaluations. (Léonard de Vinci, Molière, Tchékhov, Pasteur ou Thomas Mann, que je sache, n'ont pas acquis leurs vastes connaissances avec les méthodes rénovées!) Le problème est de mettre à disposition des élèves et surtout des élèves en bas âge, des gens de talent, des gens vivants, debout, capables de transmettre les outils, les questions, les savoirs, capables surtout de transmettre l'envie et la capacité à apprendre. Le problème est de mettre la confiance (et le sens pour lequel on transmet) au cœur de la transmission et non pas la suspicion, et non pas la certitude et sa femme de ménage, la suffisance. Julien, fais attention, il n'y a aucune honte à être femme de ménage! Il faut changer quelque chose de profond dans la société. Il faudrait consacrer beaucoup plus d'argent et de temps à la formation des instituteurs des écoles primaires (qu'il faudrait d'ailleurs mieux payer). Il y a tant de choses plus importantes que j'aimerais faire, mais si j'arrive à le continuer, ce journal servira peut-être plus tard. Si moi et mes «camarades», nous aboutissons un tant soit peu notre tâche, les gens comprendront demain combien nous avons lutté et combien notre combat nous portait. Si nous échouons, ils ne verront rien d'autre que ce que je vois moi-même aujourd'hui. Un monde rempli d'attentes, d'espoirs, de beauté parfois, mais aussi de terreurs, de confusions, d'illusions, de mensonges et de misère. À propos de misère. Au resto végétarien du campus, les étudiants ont le droit de se servir autant qu'ils veulent, mais une seule et unique fois. Leur assiette déborde de bouffe et ils ne la finissent jamais. Comment dès lors revendiquer l'autogestion? À demain Julien.

 

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