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TANTIÈME EXPÉDITION ou LE JOURNAL DU SCRIBE (2/3)

Tantième expédition sur l'océan.
Nous allions au pays de Pount, nous allions vers
les Lacs Amers.
Échelles du Sapin et de l'Encens! Le portulan
nous fait défaut. Les inventaires
sont faux. Et quant au fret...

— Où tu t'en vas, rien n'est moins nécessaire.

*

Quelque chose commence à émerger.
Quelque chose prend forme et consistance.
Le fleuve coule mais je vois
ce quelque chose qu'il emporte
dont je sais que c'est moi
et qui m'est étranger.

*

Hic et nunc. La dernière en date de mes vies.
Des précédentes je ne sais plus rien
et des prochaines, que pourrais-je dire?
Rappelle-toi. Pressens. Augure.

En naissant j'ai tout oublié
de ce que m'enseigna la mort.

*

Pourtant, parfois,
je retrouve des traces, je fracture
la jarre aux bords scellés.
J'en sors des os que je polis,
des armes dont j'affûte le tranchant,
un lambeau d'étoffe, une bague.

Était-elle à l'autre, était-elle à moi?

*

Ne parlons pas de l'autre. Pas encore.
Et de quel autre? Lui ou elle? Et dans
quelle existence? J'ai
partagé bien des fois le pain, le lit,
été la flèche ou le carquois. Naïa,
tu es le centre et moi le cercle. Mais
jamais ton corps n'a respiré par mon haleine,
jamais ton souffle n'a fait place au mien.

Tu restes toi, je reste moi.
Sauf que parfois.
Parfois.

*

Mémoire de silex, d'argile.
Je monte sur mon âne, je parcours
la plaine, au bord du Nil.

Lorsque la terre est aussi basse, c'est le ciel
qui prend toute la place.

Nous, gens du plat pays,
vers quelque point que nous tournions les yeux
apercevons la demeure des Dieux.

*

Il faut savoir
tout perdre, même soi
même le souvenir de soi. Il faut
quitter le lieu, sortir du temps,
jeter le vêtement précaire,
ôter les six membranes, accepter
que la septième avec le grain pourrisse,
que l'eau du fleuve tout recouvre,
que le soleil sèche cette eau,
que le vent du désert efface
sa trace sur le sable.

*

Mourir d'avoir vécu.

C'est là que je m'attends,
à l'instant de,
au moment où.

Là qu'il s'agit de respirer
à fond.

*

On n'arrête pas une vie
avec la mort.

*

Je vous apprendrai à mourir.
Voici longtemps que je m'exerce.
Enfant déjà, retenant mon haleine
entre les draps,
étirant mes membres, tendu
comme la peau sur le tambour,
la corde au mât,
l'arc sous la flèche.

Je vous apprendrai à mourir.
— Vivre est pourtant plus difficile — Je ferai
le premier pas.

Je vous précéderai
la tête haute
en partant du pied droit.

*

Mais l'odeur du jasmin,
celle des amandiers.

L'odeur de tes cheveux,
celle de tes aisselles.

Mais l'odeur du désert,
l'odeur du vent, le soir,
et celle de la vase
lorsque monte le Nil

*

Aujourd'hui j'ai vécu exactement
onze fois cinq ans, treize jours.
Sans compter les mille existences précédentes,
sans compter les dix mille vies à venir.

Onze fois cinq ans que je tente
de retrouver ce que j'étais,
d'accepter ce que je serai,
de devenir ce que je suis.

*

Ma mère, dans ton ventre,
tu formais mon masque de mort.

Au centre de toi, jour par jour,
chaque battement de ton coeur,
chaque flux de ton sang
écoutait un silence
d'où je serai absent.

Chaque souffle de ton haleine
préparait mon dernier soupir.

Et, dans la chaleur de ton corps,
avant le froid,
tu polissais mes os.

*

Au fond du puits,
je contemple ces traits qui sont les miens.
J'ai le mol menton de mon père, ses
cheveux trop fins.
Mes lèvres sinueuses, je les tiens
en droite ligne de ma mère.
Et ce grand front, de qui? De qui cette démarche
rustique, cette gauche allure?

Le fleuve de mon sang a bien des sources.
Cependant, je suis moi,
moi tel qu'imaginé de toute éternité
dans l'aléa présent,
l'actuelle anecdote,
le fait en cours.

*

Nout engendra Toui,
Toui engendra Houy,
Houy engendra Nekhi,
Nekhi engendra Abi,
Abi engendra Setna,
Setna engendra Merab,
Merab engendra Mosé,

Mosé qui fut mon père mais
après?

Ici casse le fil.
Ici je romps le pacte.
Figuier stérile.

Ce n'est que celui de ta chair. Pour ton esprit,
nul ne l'a engendré sinon le souffle,
le souffle dont tout homme est orphelin.

*

À la sixième heure du jour dite «dressée»
nos yeux sont aveuglés par la clarté.

Cécité bienheureuse qui les tournes
vers l'au-dedans, cécité qui
rends l'apparent à ses ténèbres, fais briller
notre soleil intérieur.

*

Lumière qui me violente,
gommant l'obscur, effaçant tout
intercesseur entre elle et moi.

Lumière de l'heure dressée
comme la tige des gnomons,
comme au seuil du Jardin le glaive.

Mon ombre aussi se met debout.

*

Tantième expédition dans le Delta,
Où le tronc du fleuve se fend, où se séparent
ses bras.
Comme l'arbre du sang, celui du flux
de tous côtés dirige ses vaisseaux.

Sur le bateau de Pharaon nul ne s'égare.
Mais moi, dans mon canot de papyrus?

Quel courant vais-je suivre, vers
quelles îles de sable, quels roseaux?

Tous les chemins conduisent à la mer.

 

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